Liberation - 2019-08-14

(Ron) #1

IV u Libération Mercredi^14 et Jeudi^15 Août^2019


Monplatleplusfou
(4/5) Chaque jour
un chef raconte, par
le menu, comment
et pourquoi lui est venue
l’idée d’un mets.
Aujourd’hui, les deux
cuisiniers évoquent leur
première carte réalisée
en tandem.

Tabata et
Ludovic Mey,
le 5 juillet à
Lyon.

Tabata et Ludovic Mey


bouchées doubles


T


ous les journalistes vous
le diront : écrire à quatre
mains n’est pas tâche aisée.
Loués soient les secrétaires
de rédaction qui «peignent» et
assemblent les proses égocentrées
pourenfaireunarticleunique.Heu-
reusement, il est des vocations
oùl’onseserredavantagelescoudes
autour du métier. Prenez les cuisi-
niers, certes ils vont par brigade
autour d’un chef mais ils sont capa-
bles de jouer du piano debout
ensemble pour faire entendre
une seule petite musique, celle de
l’assiette. Mieux encore, étoilés ou
non, ils s’en réjouissent quand ils
s’invitent à jouer à quatre mains aux
fourneaux d’un confrère. Avec le
bonheur de la complicité, la réjouis-
sance des retrouvailles, l’enthou-
siasme de la curiosité pour l’inspira-
tion et les recettes de l’autre. Il arrive
même qu’il y ait du sentiment au-
dessus de la marmite commune.
Ouais, de l’amour, de l’amour
comme aurait chanté Johnny.

Anatomie. Tiens, prenez Tabata
et Ludovic Mey qui fricassent
à Lyon aux Apothicaires (1), leur nid
culinaire dont le nom de baptême
dit leurs goûts pour les herbes, les
infusions, les fermentations, les dé-
coctions végétales dont le mystère
vous explose en bouche. Une cui-
sine pour deuxau bord du Rhône
mais une histoire bien ancrée dans
la mondialisation des âmes et des
papilles. Tabata est née au Brésil il
y a quarante et un ans d’une mère
«qui ne savait même pas faire cuire
un œuf», raconte-t-elle en souriant.
Elle fait des études de médecine jus-
qu’au jour où son professeur d’ana-
tomie lui dit: «Vous devriez changer
de métier, vous avez les yeux qui pé-
tillent quand vous parlez de cuisine,
pas dans mes cours...» Elle délaisse
le scalpel pour le couteau d’office,
traverse l’Atlantique pour faire ses
classes à l’Institut Bocuse puis chez
le chef étoilé Nicolas Le Bec, à Lyon.
En 2014, Paul Bocuse lui confie les
rênes de son restaurant Marguerite.
Les patriarches aussi changent
d’avis: auparavant, «Monsieur Paul»
ne voulait pas entendre parler d’une
femme cheffe de cuisine alors qu’il
avait été formé dans les années 30
chez la star des mères lyonnaises, la
mère Brazier.

Chez Marguerite, Tabata rencontre
Ludovic, la bonne vingtaine
bouillonnante aux fourneaux. Ce
Savoyard a fait ses gammes gour-
mandes dès l’enfance auprès de
sa grand-mère puis chez le chef Pa-
trick Turpin à Chambéry. Après un
détour parisien, il s’est posé à Lyon
chez Christian Têtedoie puis chez
Marguerite. Parce que, souvent
en cuisine, les mots viennent après
les maux du coup de feu, Tabata et
Ludovic ont commencé par refaire

le monde devant une côte de bœuf
à trois heures du matin. Ensuite, ils
sont partis en lune de miel, enfin,
disons plutôt en road-trip culinaire.
A São Paulo puis en Amazonie où ils
se sont imprégnés de la cuisine in-
dienne, à coup de cacao sauvage, de
racinesetdefeuilles.Onlessuitplus
tard au Noma, à Copenhague, chez
René Redzepi, le magicien étoilé
dont la boussole a fait du nord de la
planète le point cardinal gastrono-
mique de toute une génération de

jeunes chef(fe)s. Tabata est affectée
au laboratoire des fermentations, le
«cœur» du Noma, et Ludovic passe
«parfois deux semaines sur un même
produit» àplanchersurdenouvelles
recettes avec René Redzepi: «Chez
lui, on sortait de notre zone de
confort, on explorait toutes les pis-
tes», raconte-t-il. Le couple a ainsi
remplidescarnetsdevoyagedesen-
teurs, de saveurs et de tours de main
avantd’ouvriren2016lesApothicai-
res, mi-cabinet de curiosités, mi-

pièce à vivre intime. On y découvre
d’invraisemblables bocaux de fleurs
de berce au vinaigre, de radis fer-
mentés, de lichen mais aussi ces pe-
tits riens qui racontent beaucoup,
comme les maquettes d’enfance en
Lego de Ludovic.

Sortilèges. Ils ne cachent pas que
leur première carte fut la plus dure
à écrire à quatre mains. «C’est la pre-
mière fois que l’on créait à deux , se
souvient Tabata. On avait envie de
se dévoiler, de montrer nos voyages
mais on se demandait si les gens
nous comprendraient.» Ludovic:
«C’est le seul menu dont je me sou-
viens de A à Z, il y avait un pain
naan indien à l’encre de seiche avec
du tarama et du cresson de fontaine;
un risotto aux graines de courge avec
de la sucrine fermentée. A l’époque,
cela nous semblait osé.»
On a dîné chez ces tourtereaux un
soir de fournaise entre Saône et
Rhône. Autant dire que ce n’était
pas gagné avec des papilles aussi
molles que le bitume chaud. Et là,
paf, une grande claque à vingt
doigts dans le bec au-dessus de l’as-
siette quand débarquèrent leurs
sortilèges sapides: les «petits pois,
fraises vertes, kombucha verveine
[boisson fermentée, ndlr] », ode à la
verdure et à l’acidité; le «cabillaud
nacré, chou-rave, fleurs et pollen»,
quatrain culinaire faisant rimer
terre et mer; «l’œuf, bouillon bois
café, mousserons» , tout à la fois
fauve et moelleux comme un sous-
bois; «l’abricot, crème mousseline
basilic, amande», dessert parfumé
et mélancolique comme un vieil
amour.
Il ne faut pas s’y tromper: si les inti-
tulés de leurs plats peuvent ressem-
bler à des cadavres exquis, leur
élaboration est une partition rigou-
reuse à deux. «Moi, j’écris le sque-
lette, dit Ludovic. Parfois, ça peut
partir un peu en live. Tabata ap-
porte la technique.»«Tu ne peux pas
être égoïste quand tu cuisines , affir-
me-t-elle. On a su se respecter l’un et
l’autre et travailler avec la force de
chacun.» On soupçonne chez Ta-
bata la rigueur héritée de la maison
Bocuse mais c’est surtout sa sincé-
rité qui l’emporte: «Un plat doit être
«straight» [droit, en anglais], lisible.
On ne fait pas de cuisine rentre-de-
dans. Si on sert quelque chose d’ori-
ginal au cours du menu, après il
faut un plat qui caresse.» La cheffe
en est convaincue: «Il faut prendre
le client par la main, il faut le mettre
en confiance. On est capable de faire
manger n’importer quoi». Si ce n’est
pas de l’amour en cuisine ça...
JACKY DURAND
Photo FÉLIX LEDRU
(1) Les Apothicaires, 23 rue de Sèze,
69006 Lyon.

VENDREDI ADELINE GRATTARD

ÉTÉ / SÉRIE/ SÉRIE

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