O
n ne se souvient pas depuis quand les
films de Quentin Tarantino sont de-
venus des numéros, mais une grosse
partie de la com autour de Once Upon a
Time... in Hollywood le présente avec insis-
tance comme son neuvième film. Probable-
ment parce que le cinéaste a souvent déclaré
qu’il arrêterait après dix, et que ce chiffre le
rapproche, au moins publicitairement, d’une
sorte d’apothéose de carrière. Incidemment,
la même impression de compte à rebours do-
mine la première partie de ce nouveau film,
qui détaille une journée passée à Hollywood
par trois protagonistes, l’acteur Rick Dalton
(Leonardo DiCaprio) et son acolyte cascadeur
Cliff Booth (Brad Pitt), tous deux fictifs, ainsi
que l’actrice réelle Sharon Tate (Margot Rob-
bie), alors épouse de Roman Polanski et en
pleine ascension vers la gloire.
Indolente, ensoleillée, la journée se déroule
tout en étirements et digressions chers au réa-
lisateur de Pulp Fiction , tandis que la date af-
fichée du 9 février 1969 pointe vers un horizon
irrémédiable, duquel le film se rapprochera
en seconde partie. Six mois plus tard, tout
aura changé : le 14 juillet, Easy Rider sort en
salles et son réalisateur, Dennis Hopper,
consume en quelques plans les vieilles habi-
tudes d’une industrie alors gérée par une poi-
gnée de septuagénaires ; et le 9 août, Sharon
Tate et quatre amis à elle sont sauvagement
assassinés dans sa villa des Hollywood Hills
par des membres du clan de Charles Manson,
le fossoyeur du Summer of Love. Once Upon
a Time... in Hollywood explore donc une sorte
de bulle temporelle un peu indécidable où les
utopies des sixties n’ont pas encore volé en
éclats et où se joue, en sourdine, la transition
vers le Nouvel Hollywood.
Ce calme avant plusieurs tempêtes est d’abord
l’occasion pour Tarantino de modeler avec un
plaisir non dissimulé la matière qu’il a sous les
doigts. Même s’il clame haut et fort que Once
Upon a Time... in Hollywood est la première
de ses réalisations depuis longtemps qui ne
soit pas un film de genre (faisant semblant de
ne pas savoir que le «film sur Hollywood» est
un genre en soi, de Minnelli à Altman en pas-
sant par Wilder ou Kazan), il se délecte tout de
même de fabriquer de faux extraits consé-
quents pour constituer une filmographie à
Rick Dalton: série télé western, film de guerre,
western spaghetti, reportages sur ses tourna-
ges, publicités... Sa connaissance ogresque du
matériau produit un voyage ébouriffant dans
l’usine à images, avec ce goût pour son artisa-
nat autant que pour ses coulisses : les casca-
deurs qui zonent entre deux prises, les décors
peints qui glissent le long des allées du studio,
les affiches vintage dessinées à la main qui sa-
turent presque chacun de ses plans.
PRINCES DÉCHUS
Au royaume de ces simulacres, Leonardo
DiCaprio et Brad Pitt cheminent en princes
déchus, à la fois ringards et cool. Le duo que
forment leurs personnagesest la réussite la
plus éclatante du film. Le premier en acteur
de seconde division ayant percé grâce à une
de ces séries western comme Au nom de la loi
ou Rawhide qui pullulaient à la fin des an-
nées 50, quand la télé se mit à «resucer»
comme un vampire tout ce qui avait fait le lus-
tre du classicisme hollywoodien. Mais contrai-
rement aux deux immenses stars issues de ces
exemples (Steve McQueen et Clint Eastwood),
lui n’a jamais passé la vitesse supérieure, et le
voilà, une décennie plus tard, réduit à jouer les
guest stars dans les séries des autres, essayant
tant bien que mal de se souvenir de son texte
malgré l’alcool ingurgité la veille au soir, et
sincèrement bouleversé, voire étonné, quand
on le complimente sur son jeu – très belle
séquence avec une enfant-actrice déjà redou-
tablement concentrée sur sa carrière, tandis
que lui l’est si peu, ou si mal.
Brad Pitt, quant à lui, interprète son cascadeur
attitré mais qui, progressivement désœuvré
à mesure que les rôles de Dalton se sont modi-
fiés, s’est peu à peu reconverti en son chauf-
feur et homme à tout faire. Chaque soir, il le
dépose après le studio, avant de rentrer chez
lui au volant de son petit bolide idéalement
rouillé, direction l’autre côté des collines :
la San Fernando Valley, beaucoup moins gla-
mour que Hollywood, où il habite une simple
caravane isolée à proximité d’un drive-in...
Toujours flegmatique et solaire, il dissimule
pourtant une violence qui peut jaillir çà et là
(jusqu’à tendre vers un carnage potentiel). Il
ne vit que dans l’ombre déjà vacillante de Rick
Dalton, et semble s’en contenter sans la moin-
dre trace d’amertume. Réunis pour la pre-
mière fois à l’écran, les deux énormes stars
trouvent une vraie alchimie
Par
CLÉLIA COHEN
Le film fait le
meilleur démarrage
de la carrière de
Tarantino au box-
office américain.
O
nce Upon a Time... in Hol-
lywood confirme la position
singulière de Quentin Taran-
tino dans le cinéma américain, à la fois
à la marge et en son centre. Bâti autour
de ses stars mondiales Leonardo DiCa-
prio et Brad Pitt, le film a très peu à voir
avec les préoccupations contemporai-
nes de Hollywood (au hasard, super-
héros et franchises) pour fantasmer sur
l’âge d’or d’antan. Depuis ses débuts,
le cinéaste est peu occupé par l’air du
temps avec son obsession de rat de vi-
déoclub pour les séries B, westerns
spaghetti ou films d’arts martiaux.
Club fermé. Fort du succès de
Reservoir Dogs (1992), il se vit proposer
et déclina les blockbusters Speed et
Men in Black – le genre de trajectoire
classique de nos jours pour tout réali-
sateur passé par le festival de Sun-
dance. Tarantino préfère se consacrer
à Pulp Fiction (1994), palme d’or
à Cannes, nommé sept fois aux oscars
et succès massif (213 millions de dol-
lars de recettes mondiales pour un
budget de 8 millions). Il n’a pas besoin
des gros studios US, pioche dans le
star-system à sa guise (Bruce Willis,
Jamie Foxx) et s’est construit un genre
en soi grâce à la protection de son dis-
tributeur, Miramax. Même après son
acquisition par Disney en 1993, la so-
ciété de Harvey Weinstein conserve
assez d’indépendance pour laisser
«QT» libre de dérouler ses obsessions
peu mainstream.
La chute du magnat Weinstein après
ses scandales sexuels n’entamera pas
la crédibilité de Tarantino («J’en savais
assez pour faire plus que ce j’ai fait, il
y avait plus que les rumeurs»), tout
comme après les accusations de négli-
gence par Uma Thurman sur le tour-
nage de Kill Bill (Thurman s’est bles-
sée sur une cascade automobile
imposée par QT). L’actrice semble
s’être depuis réconciliée avec le ci-
néaste qui arpente un Nouvel Hol-
lywood où, selon Brad Pitt, l’affaire
Weinstein a eu le même retentisse-
ment que le meurtre de Sharon Tate en
son temps.
Preuve de la puissance de Tarantino
comme marque, le cinéaste a su faire
monter les enchères entre majors
pour financer Once Upon a Time... (on
parle d’un budget de 95 millions de
dollars). Face à Warner, c’est Sony qui
remporte la mise et les droits de distri-
bution, tout en laissant à Tarantino le
copyright du film –soit son droit d’ex-
ploitation de l’œuvre pour trente ans.
Tarantino a donc la latitude et le
contrôle pour en faire, par exemple,
un spin-off, comme réaliser Bounty
Law, le faux western télé où s’illustre
le personnage de DiCaprio. Une ga-
rantie d’indépendance qui lui permet
de rejoindre le club en fait très fermé
des cinéastes propriétaires de leur
œuvre (George Lucas pour Star Wars
ou... Mel Gibson pour sa Passion du
Christ ). Selon le Hollywood Reporter,
Warner aurait refusé cette exigence
pour ne pas avoir à signer la même
clause à un de ses gros auteurs mai-
son : Christopher Nolan.
L’enjeu de Once Upon a Time... est
néanmoins, au-delà de son fétichisme
sixties, très actuel : prouver qu’un ci-
néma de prestige peut exister hors de
la routine des suites et adaptations
( «Le fait est qu’il n’y a plus beaucoup de
cinéastes qui créent leur propre œuvre
originale», commente Tom Rothman,
président de Sony Pictures). Le pari
semble gagné puisque le film fait le
meilleur démarrage de la carrière de
Tarantino au box-office américain
(avec 40 millions de dollars) et s’ap-
prête à y passer la barre symbolique
des 100 millions à sa troisième se-
maine d’exploitation. Il provoque sur-
tout le débat, entre la représentation à
l’écran de Sharon Tate à l’aune de #Me-
Too (elle n’a que quelques lignes de
dialogue) et celle de la star de kung-fu
Bruce Lee (peu prisée par sa veuve et
sa fille, laquelle explique: «[Mon père]
était continuellement marginalisé et
traité comme une nuisance par les
Blancs de Hollywood, et c’est ainsi qu’il
est traité dans le film de Quentin Ta-
rantino» ), perdant d’une bagarre face
au personnage de Brad Pitt.
Os à ronger. Le compte à rebours est
maintenant lancé pour le prochain film
de Tarantino, qu’il annonce invariable-
ment comme étant son dernier. Sera-ce
un troisième Kill Bill? Un volet de Star
Trek qu’il décrit comme un « Pulp Fic-
tion dans l’espace»? Un film d’horreur?
Comme d’habitude, Tarantino jette les
idées en l’air comme des os à ronger à
la presse mais promet une chose: «S’il
y a cette idée que tous les films racontent
une seule histoire et que chaque film est
un wagon de train connecté à un autre,
celui-ci devrait être l’apogée, le point
d’orgue de tous. Et ce dixième film de-
vrait être un peu un épilogue.»
LÉO SOESANTO
Il était une fois...
Tarantino à Hollywood
Au sein d’une industrie
trustée par les majors,
le cinéaste montre encore
une fois avec «Once Upon
a Time... in Hollywood»
sa puissance et son
indépendance. Et ce, malgré
la chute de Weinstein.
ANDREW COOPER. CTMG
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