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MERCREDI 14 AOÛT 2019 international| 3
Guerre de tranchées politique en Italie
Le Parti démocrate et le M5S tentent de s’allier contre Matteo Salvini, qui espère le soutien de Berlusconi
rome correspondance
L
es sénateurs italiens sont
priés d’interrompre leurs
vacances. Lundi 12 août
aprèsmidi, lors d’une
réunion des chefs de groupe par
lementaire au Sénat, une étrange
alliance s’est nouée : le Parti dé
mocrate (PD, centre gauche), le
Mouvement 5 étoiles (M5S, popu
liste « antisystème ») et le petit
parti de gauche Libres et égaux se
sont prononcés en faveur de la
date du 20 août pour que soit
débattue la motion de défiance
visant le président du conseil,
Giuseppe Conte.
Face à eux, la Ligue (extrême
droite) de Matteo Salvini, Forza
Italia (droite) et Fratelli d’Italia
(extrême droite) ont plaidé en
vain pour la date du 14 août,
conformément à la volonté du
ministre de l’intérieur de ne pas
perdre de temps.
Mais parce que la date du 20 n’a
pas été votée à l’unanimité, la pré
sidente du Sénat, Maria Elisabetta
Alberti Casellati (Forza Italia), a
tranché : les deux dates devaient
être proposées aux élus, mardi à
18 heures. L’établissement d’un
calendrier dans la crise actuelle
italienne est devenu autant un
cassetête que l’occasion de ba
tailles politiques.
Les réactions des chefs de
groupe ont d’ailleurs donné un
bon indice de la tension actuelle.
Le chef des sénateurs du PD, An
drea Marcucci, a dénoncé « un
spectacle indigne et un passage
en force gravissime » de la prési
dente du Sénat, arguant qu’une
partie de ses troupes ne pourra
revenir à temps dans la capitale,
tandis que Massimiliano Romeo,
le patron des sénateurs de la Li
gue, a dénoncé « une perte de
temps » pour que certains « s’ac
crochent à leur fauteuil ».
Les partis italiens sont à cran
dans cette période d’incertitude.
Cette « crise de Ferragosto » (du
nom de la fête italienne du
15 août) a quelque chose d’irréel, à
l’heure où, en cette semaine de
l’Assomption, une grande partie
de l’Italie est en vacances. « Il y a
peu de précédents de ce type de
crise à cette période dans l’histoire
de notre République », relève Leo
nardo Bianchi, professeur de droit
constitutionnel à l’université de
Florence. Preuve du caractère tout
à fait inédit de cette séquence,
l’Italie n’a pas connu d’élections à
l’automne depuis... 1919.
Fin de non-recevoir
Dans cette période de recomposi
tion accélérée des forces politi
ques, deux fronts se sont donc
dessinés, suscitant des hypothè
ses que personne n’imaginait dé
but août. A commencer par cette
alliance entre le PD et le Mouve
ment 5 étoiles, portée par l’ancien
président du conseil Matteo
Renzi. Une alliance qui serait ainsi
majoritaire au Sénat.
Début août, pourtant, le ton
était peu amène entre la forma
tion de Luigi Di Maio et le PD. Le
viceprésident du conseil avait
qualifié la formation de centre
gauche de « parti de Bibbiano »,
du nom de cette commune
d’EmilieRomagne, théâtre d’une
sordide affaire d’abus sexuels sur
des mineurs retirés à leurs pa
rents, et dans laquelle ont trempé
des élus PD.
Matteo Renzi s’était opposé à la
formation d’une coalition gou
vernementale avec le M5S, après
la victoire du mouvement anti
système aux élections de 2018
(32,6 % des suffrages, devant le PD,
18,7 %, et la Ligue, 17,2 %). « Il n’est
pas possible de faire alliance avec
un mouvement qui est contre l’Eu
rope, contre la science, et vit au
rythme des algorithmes, sans dé
mocratie interne », déclaraitil au
Monde du 10 novembre 2018.
Cette proposition d’alliance de
Matteo Renzi a de toute façon
reçu une fin de nonrecevoir du
secrétaire général du parti, Nicola
Zingaretti. La fracture est pro
fonde entre l’ancien secrétaire
général du PD et son successeur.
Selon M. Zingaretti, un hypothé
tique gouvernement PDM5S
serait un cadeau fait à Matteo Sal
vini et laisserait « un espace im
mense » à l’extrême droite. Sa li
gne est celle d’un retour rapide
aux urnes, avec la conviction
d’être armé pour une bataille
politique avec la Ligue.
« Renzi a peur de perdre son fau
teuil », a raillé, lundi, Matteo
Salvini, conscient des divisions de
ses opposants. La majorité des
parlementaires du PD à la
Chambre comme au Sénat ont été
adoubés par l’ancien président
du conseil. Le courant Renzi se
verrait donc balayé du Parlement
en cas de nouvelles élections. A
la tête du parti depuis mars,
M. Zingaretti choisirait des élus
en rupture avec le courant « ren
ziste », plus libéral et moins mar
qué à gauche.
Intenses tractations
« Cette crise a fait revenir Matteo
Renzi au centre du jeu politique »,
analyse Massimiliano Panarari,
professeur à l’université Luiss de
Rome. Selon ce spécialiste de la
communication politique, la
main tendue de l’ancien maire de
Florence au M5S pourrait être un
ballon d’essai pour créer une fu
ture formation centriste.
Pour le Mouvement 5 étoiles,
l’équation est plus simple : il s’agit
de faire jouer le temps institu
tionnel pendant quelques semai
nes ou quelques mois. Au sein du
mouvement fondé par Beppe
Grillo, « il y a à la fois la volonté de
Di Maio de garder un rôle politique
et une exigence des parlementai
res de prolonger leur présence »,
poursuit M. Panarari. Avec 216 dé
putés et 107 sénateurs élus en
mars 2018, le mouvement popu
liste représente un tiers des parle
mentaires. En cas d’élections anti
cipées, ce chiffre serait réduit de
moitié selon les projections des
instituts de sondage. Le parti ris
que progressivement d’être rayé
de la carte politique du pays.
L’autre inconnue réside dans les
choix à venir de Matteo Salvini.
Lui qui, jeudi 8 août, demandait
« les pleins pouvoirs » aux Italiens
doit désormais composer avec la
droite traditionnelle. Si les scores
de Forza Italia ont fondu lors des
derniers scrutins (8,7 % aux euro
péennes), il tient une cinquan
taine de sièges au Sénat. Le chef de
la Ligue a compris le poids d’une
alliance avec Silvio Berlusconi
dont il a capté de nombreux élec
teurs, et qui reste malgré tout po
pulaire dans les milieux d’affaires
et la bourgeoisie du Nord.
Reste que cette alliance aura du
mal à résister aux turbulences sur
le dossier européen. En tapant sur
l’Europe, M. Salvini se présente
comme un rempart contre l’axe
francoallemand et les technocra
tes tandis que M. Berlusconi a fait
son retour au Parlement euro
péen en juillet. Le président Ser
gio Mattarella ne s’exprimera
qu’après le vote de la motion de
défiance. Il devra étudier toutes
les possibilités d’alliance pouvant
déboucher sur un gouvernement
avant d’éventuellement convo
quer des élections.
olivier bonnel
Dominic Cummings, le conseiller de Johnson qui électrise le Brexit
Le « spin doctor », chargé de mettre en musique le départ de l’UE « quoi qu’il arrive », a rapidement atteint un niveau de pouvoir inédit
I
l se balade en permanence
avec un sac en toile siglé
« Vote Leave », la campagne
pour le Brexit qu’il a menée avec
succès en 2016. En quelques
jours, Dominic Cummings,
47 ans, est devenu le personnage
central du débat politique dans
un RoyaumeUni divisé, qui
se demande ce que le premier
ministre, Boris Johnson, est en
train de préparer pour réaliser le
Brexit d’ici au 31 octobre, « quoi
qu’il arrive », comme il l’a promis
le jour de sa nomination, le
24 juillet. Officiellement simple
conseiller à Downing Street, ce
proche du Parti conservateur fait
figure de véritable stratège de
M. Johnson pour organiser un
Brexit le plus brutal possible.
Plusieurs articles présentent cet
europhobe historique – il avait
déjà milité contre l’adoption de
l’euro au tournant des années
2000 – comme le véritable direc
teur de cabinet du premier minis
tre. Lors d’une réunion matinale,
cet homme volontiers arrogant
et cassant aurait, par exemple, di
rectement menacé les équipes du
gouvernement de représailles en
cas de fuites dans la presse.
Diplômé d’Oxford, fan de Bis
marck, ce graphomane qui
n’avait plus vraiment d’in
fluence depuis 2016 rédigeait des
posts de blog touffus avant de
rejoindre Boris Johnson. Dans le
dernier d’entre eux, publié en
juin, il se demandait comment
« s’échapper du cauchemar [de la
gestion du Brexit par Theresa
May] et faire passer le gouverne
ment de l’absence d’espoir à la
haute performance ».
Fragile majorité
Issu de la pure tradition des spin
doctors (les conseillers en com
munication) anglosaxons, ce
luici a obtenu, en quelques semai
nes, un niveau de pouvoir inédit.
« Nous avons déjà eu des chefs
de gouvernement qui étaient très
proches de leurs conseillers, mais
jamais des personnes qui sem
blent autant contrôler le travail
des ministres. Il se comporte
comme un vicepremier ministre.
C’est comme si le RoyaumeUni
était gouverné par quelqu’un qui
n’a pas été élu », s’inquiète
Tim Bale, professeur de science
politique à l’université Queen
Mary, à Londres.
Cet « ultrabrexiter », qui est
aussi un grand bénéficiaire de
subventions européennes
- 20 000 euros par an pour une
ferme qu’il codétient avec son
père, selon le Guardian –, serait
surtout en train de manœuvrer
pour sauver le Brexit d’élections
anticipées, désormais de plus en
plus probables. Depuis une élec
tion partielle le 1er août, la majo
rité des conservateurs à West
minster ne tient en effet plus qu’à
un siège. Il suffit désormais qu’à
la rentrée parlementaire, prévue
début septembre, quelques dépu
tés conservateurs proUE s’allient
aux travaillistes et aux indépen
dantistes écossais pour faire tom
ber Boris Johnson.
S’il renverse Boris Johnson, le
Parlement aura ensuite quatorze
jours pour élire un autre premier
ministre, ce qui n’aura rien d’évi
dent compte tenu des tendances
politiques disparates de l’opposi
tion. En cas d’échec, Boris John
son serait ensuite tenu de convo
quer de nouvelles élections.
Dans un pays dépourvu de
Constitution à proprement par
ler, le conseiller star a conçu un
plan pour forcer le Brexit : le pre
mier ministre pourrait faire en
sorte de n’organiser de scrutin
anticipé qu’après le 31 octobre. Le
chef du gouvernement et son
spin doctor semblent considérer
que c’est la seule façon de faire
revenir dans le giron des conser
vateurs les électeurs déçus qui se
sont reportés vers le Parti du
Brexit de Nigel Farage.
« Arrogance, ignorance »
A la limite de la légalité, ce projet
ferait fi d’une institution au
cœur de la démocratie britanni
que. Il a été, à ce titre, vivement
contesté par les partisans du
maintien dans l’UE. Dominic
Grieve, député conservateur pro
européen, a fustigé le plan Cum
mings, qualifié de « mélange de
son arrogance et d’ignorance »,
en menaçant de s’entendre avec
l’opposition pour former un gou
vernement alternatif.
« Forcer un Brexit sans accord à
l’encontre du Parlement et refuser
aux électeurs de choisir dans une
élection serait un abus de pouvoir
inconstitutionnel et antidémocra
tique sans précédent », a défendu
Jeremy Corbyn, le patron du La
bour, vendredi 9 août. Un des pro
ches du leader travailliste a même
assuré qu’il était prêt à aller jus
qu’à demander à la reine Eliza
beth II de forcer Boris Johnson à
quitter Downing Street.
Fuyant les médias, Dominic
Cummings a été brièvement
filmé par les caméras de la
chaîne Sky News à la sortie de
son domicile, jeudi matin. « Le
premier ministre pense que les
responsables politiques doivent
se soumettre » au résultat du ré
férendum de 2016 sur le Brexit, a
expliqué le conseiller, remettant
en cause la capacité des parle
mentaires britanniques à tran
cher le destin du pays.
« Je ne pense pas que je suis arro
gant, atil répondu à Dominic
Grieve avant de s’engouffrer
dans sa voiture. Nous verrons sur
quoi il a raison. » Une manière de
ne pas démentir ses plans qui
consisteraient à déclencher, se
lon Will Hutton, professeur à
Oxford, proche de la gauche, « la
pire crise constitutionnelle depuis
trois cent cinquante ans ».
jeanbaptiste chastand
Selon
le « Guardian »,
ce fervent
brexiter touche
des subventions
européennes
pour une ferme
Le vice
premier
ministre
italien,
Luigi
Di Maio,
à Rome,
le 12 août.
REMO CASILLI/
REUTERS
« Cette crise a fait
revenir Matteo
Renzi au centre
du jeu politique »
MASSIMILIANO PANARARI
professeur
à l’université Luiss de Rome
LE PROFIL
Dominic Cummings
A 47 ans, le conseiller de Boris
Johnson pour le Brexit, Dominic
Cummings, a atteint le sommet
de sa carrière d’europhobe. Dé-
sormais aux commandes pour
effectuer la sortie de l’Union
européenne pour laquelle il a
milite depuis des années, le
spin doctor, formé dans les éco-
les de l’élite britannique, assure
sur son blog qu’il n’a jamais ap-
partenu à un parti politique,
mais il a toujours travaillé pour
les conservateurs. Ancien lob-
byiste anti-euro, il a ensuite été
conseiller de Michael Gove
quand ce dernier était ministre
de l’éducation.
Deux fronts
se sont dessinés,
suscitant
des hypothèses
que personne
n’imaginait
début août