MondeLe - 2019-08-15

(vip2019) #1
20 | JEUDI 15 AOÛT 2019

villars-sur-ollon (suisse)
et verneuil-sur-avre (eure) -
envoyée spéciale

D


epuis plusieurs jours, la ques-
tion de savoir pourquoi la
Suisse abrite le gratin des
écoles les plus chères du
monde, loin devant le Royaume-Uni, la
France ou Dubaï, titillait l’esprit sans que
l’attirance des milliardaires pour les para-
dis fiscaux arrive à convaincre tout à fait.
Et puis, dans le TGV pour Lausanne, à
quelques minutes de l’arrivée, une con-
versation saisie à la volée entre deux
voyageurs accros à la pédagogie, met la
puce à l’oreille : « Tu te trompes, Piaget
était plus un clinicien du développement
de l’enfant qu’un philosophe. Rien à voir
avec Rousseau », disait la femme, à qui
l’homme répondait : « Mais enfin, Piaget
était un disciple de Kant. » Voilà une hypo-
thèse à approfondir : et si le rayonnement
éducatif du petit pays s’était construit au
fil des ans sous la double tutelle de Jean-
Jacques Rousseau, né en 1712 à Genève, et
de Jean Piaget, né en 1896 à Neuchâtel,
dont la méthode d’apprentissage a guidé
des générations d’instituteurs?
En voiture sur la route en lacets qui
surplombe le lac Léman et mène à
Villars-sur-Ollon, charmant village du
canton de Vaud, on regrette de ne pas
avoir relu Emile ou De l’éducation avant de
rencontrer l’équipe du collège alpin inter-
national Beau Soleil, membre du top 10
des internats les plus prestigieux de la
planète. Rousseau aurait aimé se prome-
ner sur le campus agrippé au flanc de la
montagne, à 1 300 mètres d’altitude. L’air
y est si pur que jusque dans les années
1950 l’établissement accueillait des
enfants malades.
Depuis, l’atmosphère a bien changé.
Installés sur la terrasse orientée plein sud,
emplacement rêvé pour admirer au loin
les sommets enneigés, les pensionnaires
en train de déjeuner font plutôt envie que
pitié. Jeunes, entre 11 et 18 ans, ils sont
riches et, oui, plutôt beaux. Leurs patro-
nymes resteront confidentiels. L’anglais
leur vient naturellement, même si le fran-
çais est également utilisé en classe. « Oh
moi, je parle aussi grec, russe et arabe,
avoue timidement Catherine, 17 ans. Mon
père est grec, ma mère est russe et on ha-
bite au Caire, alors, c’est normal. » Raphaël,
un copain du même âge, père espagnol,

mère allemande, vit, lui, entre Paris et
Londres. Lorène, sa voisine de table, est
française, mais sa famille réside au Mexi-
que. Si jeunes et déjà citoyens du monde.
Christophe Clivaz, le patron de Swiss
Learning, une plate-forme qui vante les
mérites de l’enseignement local, nous
avait raconté, depuis Genève, ce choc
précoce des cultures, lui qui fut élevé au
Collège du Léman, présent aussi dans le
Top 10. « Dans la chambre, nous étions
trois : un Tunisien qui priait cinq fois par
jour, un Japonais qui mangeait les nouilles
à la baguette et moi, le Suisse, qui voulais
dormir la fenêtre ouverte. Ah, ça ouvre
l’esprit, je vous le promets... »

TRÈS SÉCURISÉ
Les 260 étudiants de Beau Soleil, 57 natio-
nalités représentées au total, sont tous
« filles et fils de ». Charlotte Gainsbourg,
le prince Guillaume de Nassau, grand-
duc héritier de Luxembourg, et la famille
Hermès y ont étudié. Les parents sont
diplomates, banquiers, rockstars, entre-
preneurs, grands patrons, vedettes du
cinéma ou têtes couronnées et assument
des frais de scolarité qui, pour l’année
2018-2019, s’élevaient à 145 000 francs
suisses (131 000 euros), toutes prestations
comprises (voyages de classe, forfaits
pour le sport, etc.).
L’hébergement, très sécurisé, est digne
d’un hôtel cinq étoiles, comme l’atteste
un rapide tour du propriétaire. La norme
retenue est de deux élèves par chambre
(avec vue), et les repas à la diététique
parfaite sont préparés par un chef aux
références éminentes. Quant aux équipe-
ments sportifs et culturels, outre le studio
pour apprendre à tourner des clips, on ne
peut que s’arrêter bouche bée devant le
terrain de basket couvert où Tony Parker
s’entraînerait volontiers avec ses amis de
la NBA. N’oublions pas la piscine, les

courts de tennis, les pelouses pour le foot-
ball et le rugby et, à vingt minutes à pied,
le domaine skiable privé. Bref, s’il n’y avait
pas la délicate présence des neiges éter-
nelles, on se croirait à Olympie.
En première page de la brochure de
l’école, une phrase en exergue : « Ce que
vous accomplissez compte plus que tout. »
Kirsty Arnison, directrice du marketing,
la prononce en accentuant le « vous »,
fière des 100 % de réussite, en 2018, au bac
français et au bac international « grâce à
des professeurs de haut niveau recrutés
partout dans le monde » qui donnent
cours debout, un écran géant derrière
eux, avec huit à douze collégiens par
classe. Le Beau Soleil ne serait-il qu’une
boîte à bac de luxe? Que deviennent
Rousseau et Piaget dans tout cela? La
quête de l’autonomie? Et le développe-
ment personnel?
Responsable pédagogique chargée des
11-15 ans, Aurelia McNicol nous ramène
vers les deux penseurs. La formatrice évo-
que avec tendresse ses protégés, dont elle
connaît chacun des prénoms. « Bien sûr
qu’on les fait travailler dur pour qu’ils dé-
crochent le brevet puis le bac, admet-elle.
Mais nous sommes confrontés à une jeu-
nesse particulière à qui inculquer le sens de
l’effort et du mérite est une gageure. Beau-
coup ont déjà compris qu’ils pourraient vi-
vre sans travailler ou reprendre tranquille-
ment le business parental. Les faire penser
par eux-mêmes, c’est ça notre défi. » Arri-
ver à l’école en voiture avec chauffeur
après un vol en jet privé n’aide pas à gar-
der les pieds sur terre, en effet.
Le port de l’uniforme est obligatoire, et
il est interdit de transformer sa chambre
en palais des Mille et Une Nuits. Les
signes extérieurs de richesse restent au
vestiaire pour « une vie saine, calme et
réfléchie », résume Eva Ghewij, directrice
des admissions. L’internat, qu’il soit
choisi ou imposé, protège du tumulte fa-
milial. On peut être jeune, beau et riche,
mais se sentir bien seul quand ses pa-
rents voyagent sans cesse et divorcent en
se faisant la guerre pour quelques mil-
lions de plus ou de moins. Les notes en
souffrent, mais un mauvais bulletin sco-
laire n’empêche pas d’être admis dans
l’un de ces palaces de l’enseignement.
En revanche, c’est tolérance zéro pour
l’alcool et la drogue. Les gosses de riche en
détresse sont une cible de choix pour les
dealeurs, tout le monde le sait. A Beau
Soleil, quand les parents valident l’ins-

cription de leur rejeton dans le bureau du
très sérieux directeur britannique, Kevin
Foyle, ils donnent aussi leur accord pour
des tests aléatoires d’urine, une politique
de prévention adoptée par tous les inter-
nats haut de gamme.
Avec tout ça, on comprend mieux
pourquoi Eva Ghewij parle de Beau Soleil
comme d’ « une famille ». Ce n’est pas un
hasard d’ailleurs si les bâtiments où
logent les pensionnaires répartis par âge
et sexe s’appellent des « maisons ». Dans
chacune d’entre elles habite un jeune
adulte qui veille 24 heures sur 24 et
7 jours sur 7 au respect de la discipline,
mais il recueille aussi les confidences,
comme le font un papa ou une maman
de substitution.

HÉLIPORT POUR LES PARENTS EN VISITE
Plus de 600 kilomètres séparent les
chalets en bois de Villars-sur-Ollon des
maisons à colombages de Verneuil-sur-
Avre, en Normandie. Et pourtant, en
franchissant les grilles de l’Ecole des
Roches, le pensionnat le plus sélect de
France, fondé en 1899, rien ne dépayse au
premier abord. Le cadre apparaît tout
aussi idyllique que les cimes helvètes. Sur
l’immense campus vert tendre, sept mai-
sons d’internat aux allures de manoirs.
La topographie des lieux autorise néan-
moins à plus de témérité aérienne.
Derrière les bois, un héliport facilite les
allers et venues des parents en visite, et à
l’horizon on devine une petite piste
d’aviation pour les élèves qui souhaitent
passer leur brevet de pilote.
Les frais de scolarité, entre 40 000 et
45 000 euros annuels, sont trois fois
moins élevés que ceux de Beau Soleil et il
n’y a pas mystère à cela. L’école a certes
une image internationale, puisqu’elle ac-
cueille des élèves d’une cinquantaine de
pays, mais le recrutement des profes-
seurs dépend largement de l’académie de
Rouen car l’institution privée est sous
contrat avec l’Etat. Depuis trois ans, une
section bac international a été créée, où
enseignent des recrues étrangères,
pourtant l’internat garde encore sa
French touch, sur laquelle elle capitalise
de bon cœur, magnifiant dans sa
plaquette publicitaire les attraits touristi-
ques de l’Hexagone, du Mont-Saint-Mi-
chel aux palmiers de la Riviera.
Les familles Michelin, Peugeot, Bolloré,
Taittinger ont envoyé leurs fils sur ces
bancs normands fort réputés où se sont

également assis Michel Poniatowski,
Robert d’Orléans, Bruno Crémer,
Edouard de Rothschild et le prince
Frederik de Danemark. Dans cet
annuaire des anciens, véritable bottin
mondain, pas mal d’enfants de chefs
d’Etat africains, à l’instar de Teodoro
Nguema Obiang Mangue, vice-président
de la Guinée équatoriale, condamné en
France dans le procès dit des « biens mal
acquis ». « Ah mais oui, c’est connu, ça ,
s’amuse un ancien, arrivé à l’école en
septembre 1964. Dans mon dortoir, à la
maison de la Prairie, j’avais Léon
Tshombé, le fils de Moïse » , l’éphémère
président du Katanga. Une autre « ro-
cheuse » se souvient, elle, d’un ami gabo-
nais qui devait réaliser un exposé sur
l’automobile : « Le matin de sa présenta-
tion, on a vu arriver une douzaine de voi-
tures de collection conduites par des
chauffeurs. Il avait demandé à son père de
les lui prêter pour la journée. »
Assise derrière son bureau, Françoise
Caballé, la chef d’établissement,
confirme être confrontée aux mêmes
tourments que la direction de Beau
Soleil. L’ancienne professeure d’histoire-
géographie décrit comment les soubre-
sauts mondiaux influent sur la nature
des arrivées à l’école : « Avant le “prin-
temps arabe”, nous avions beaucoup de
Tunisiens, beaucoup moins depuis. En ce
moment, nous recevons pas mal de de-
mandes de l’Algérie en raison de l’arabisa-
tion du système éducatif du pays. » Les
ultrariches des Etats où la fortune peut
tourner en un instant veulent aussi
protéger leurs enfants des revers géopo-
litiques. A cette échelle-là, la Suisse ne
souffre d’aucun concurrent.p
marie-béatrice baudet

Prochain article
Un penthouse sinon rien

MILES HYMAN


Des internats cinq étoiles pour « fille et fils de »

LES PARENTS

SONT DIPLOMATES,

BANQUIERS, ROCKSTARS,

ENTREPRENEURS, GRANDS

PATRONS, VEDETTES

DU CINÉMA OU TÊTES

COURONNÉES

SUR L A PL ANÈTE DES ULTRARICHES 3 | 5 Les enfants de milliardaires débordés et souvent

en voyage sont internes dans des écoles où l’inscription peut dépasser

100 000 euros par an. Les professeurs y enseignent dans des classes de huit à douze

élèves et les équipements sportifs sont dignes des plus beaux campus américains

« UNE JEUNESSE

PARTICULIÈRE, À

QUI INCULQUER LE SENS

DE L’EFFORT ET DU MÉRITE

EST UNE GAGEURE »
AURELIA MCNICOL
responsable pédagogique
au collège alpin Beau Soleil

L’ÉTÉ DES SÉRIES
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