24 | 0123 JEUDI 15 AOÛT 2019
L
e phénomène prend, ces dernières
années, une ampleur tout à fait in-
habituelle : de plus en plus de mi-
grants arrivent en France alors qu’ils
sont encore mineurs, et seuls. D’Afrique,
du Moyen-Orient ou d’Afghanistan, ils
tentent l’aventure de l’exil plus jeunes
qu’auparavant. Les mineurs pris en
charge sont passés de 200 il y a vingt ans
à 41 000 l’an dernier, selon l’Assemblée
des départements de France (ADF), dont
les administrations sont chargées de la
protection de l’enfance (17 022 ont été of-
ficiellement reconnus mineurs en 2018,
d’après le ministère de la justice).
Ces jeunes migrants relèvent de deux
catégories. Tandis que ceux venus du
Moyen-Orient et d’Asie centrale cher-
chent davantage à échapper au contrôle
de l’administration et aux structures
d’accueil, leur ambition étant de traver-
ser la Manche pour aller en Angleterre,
ceux venus d’Afrique subsaharienne
(dont une forte proportion arrivent de
Guinée), et qui le plus souvent parlent
déjà français, veulent au contraire rester
en France, y être pris en charge et y trou-
ver au plus vite un travail.
Le nombre de ces « mineurs non ac-
compagnés » (MNA) a doublé en trois
ans, voire triplé dans certains départe-
ments. Si la tranche d’âge majoritaire
est celle des 16-18 ans, 15 % d’entre eux
ont moins de 15 ans et 40 % moins de
16 ans. Les défis sont donc considérables
pour les départements. Outre la ques-
tion à la fois légale et morale de la pro-
tection de l’enfant, les coûts ont explosé,
atteignant 2 milliards d’euros en 2018.
Les structures d’accueil sont souvent
inadaptées, et certaines villes peinent à
trouver du personnel d’accompagne-
ment qualifié.
L’Assemblée des départements de
France ne cesse, depuis trois ans, de tirer
le signal d’alarme. Deux sujets préoccu-
pent particulièrement les élus départe-
mentaux : d’une part, une participation
financière de l’Etat encore très faible (de
l’ordre de 140 millions d’euros en 2018) ;
d’autre part, la question de savoir s’il est
pertinent de confier aux départements
le pouvoir de trancher sur qui est mi-
neur et qui ne l’est pas. Le rapport de la
députée de la Nièvre Perrine Goulet
(LRM) sur l’aide sociale à l’enfance po-
sait, en juillet, la question de « la perti-
nence du conseil départemental comme
opérateur de l’Etat » sur cette question
sensible. Le gouvernement n’envisage
toutefois pas de recentraliser des com-
pétences qui pourraient effectivement
relever du pouvoir régalien.
Peu après son élection, le président
Emmanuel Macron avait promis à l’ADF
que l’Etat prendrait en charge 100 % des
coûts liés à l’accueil de ces jeunes. Or sa
participation stagne autour de 15 %. Un
groupe de travail mis en place par le se-
crétaire d’Etat à la protection de l’en-
fance, Adrien Taquet, doit rendre un
avis sur la répartition territoriale des
MNA d’ici à la fin de l’été.
Face à une situation qui se dégrade
d’année en année, il est impératif que la
France n’abandonne pas ces milliers de
mineurs à leur sort. Ils sont des proies
particulièrement fragiles pour des ré-
seaux criminels ou risquent, sans prise
en charge adéquate, de tomber dans la
petite délinquance. Il est également im-
pératif de dialoguer avec leurs pays
d’origine, Guinée en tête, pour tenter de
comprendre les sources du problème, et
d’adapter l’aide au développement.
L’explosion du phénomène doit de
toute façon, quelles que soient les déci-
sions prises et la répartition des tâches,
relever d’une politique volontariste au
niveau national.p
MIGRANTS
MINEURS ISOLÉS :
LE DEVOIR
D’AGIR
Christophe Degryse
La grève sur les plates-
formes, conséquence
de l’« évasion sociale »
Le chercheur rappelle que les coursiers de
Deliveroo, les youtubeurs de Google, les caristes
d’Amazon, les modérateurs de Facebook,
les chauffeurs d’Uber se mobilisent partout dans
le monde pour exprimer leurs revendications
L
a grève perlée des coursiers
Deliveroo dans plusieurs
grandes villes françaises
vient s’ajouter à la liste cha-
que jour plus longue des mobili-
sations sociales menées dans les
entreprises stars de l’économie
numérique. La courte histoire de
Deliveroo et d’Uber est déjà
émaillée de multiples campa-
gnes, d’actions collectives et de
grèves un peu partout dans le
monde. Ce sont tour à tour les
conditions de travail, le statut du
travailleur, les rémunérations, le
non-accès aux droits sociaux qui
y sont dénoncés.
Au-delà de Deliveroo et d’Uber,
les youtubeurs de Google tentent
aussi de s’organiser. La campagne
FairTube en cours vise à obtenir
plus de justice et de transparence
pour les créateurs de vidéos. Les
modes de rémunération de ces
youtubeurs sont en effet opa-
ques, et les décisions que Google
s’autorise à prendre, notamment
en matière de démonétisation de
vidéos dans certains pays sans
explications claires (autres que :
« Contenu non adapté aux annon-
ceurs » ), affectent directement les
revenus des créateurs.
Chez Amazon, ce sont les tra-
vailleurs des grands entrepôts
qui dénoncent de plus en plus
ouvertement leurs conditions
de travail et tentent de s’organi-
ser, y compris aux Etats-Unis.
Les algorithmes de la firme
licencient automatiquement les
travailleurs insuffisamment
productifs (« Amazon’s system
can automatically fire its ware-
house workers », relate la MIT
Technology Review du 26 avril).
Amazon se défend en payant
certains de ses employés pour
qu’ils tweetent sur leurs si envia-
bles conditions de travail, dans
l’espoir de freiner une poussée
de syndicalisation.
Stress post-traumatique
Et l’on peut multiplier les exem-
ples, à l’image des microtra-
vailleurs de plates-formes, sou-
vent très mal rémunérés pour
nettoyer, classer et étiqueter des
données utilisées par l’intelli-
gence artificielle, ou pour venir
en aide aux assistants virtuels de
Google Duplex, qui ont encore
un grand besoin de petites
mains. Que dire encore de ces ar-
mées de modérateurs de conte-
nus de Facebook qui visionnent
jour après jour, pour les bloquer,
des contenus si violents qu’ils
souffrent de syndromes de stress
post-traumatique?
Quel point commun entre le
coursier Deliveroo qui fait grève
à Paris, le youtubeur qui fait
campagne à Berlin, le chauffeur
Uber qui manifeste à New Delhi
et le microtravailleur de Ma-
nille? Ils se trouvent tous dans
une relation de travail qui a été
évincée par la plate-forme.
Tandis qu’ils travaillent pour
elle, qu’ils la font vivre, qu’ils lui
font gagner de l’argent, ces tra-
vailleurs se voient barrer l’accès
aux droits sociaux, à la négocia-
tion collective, aux prestations
sociales. Ces plates-formes trou-
vent dans la technologie et dans
les failles du droit social national
matière à pratiquer une forme
d’« évasion sociale ».
Paradoxe
Ces applications mobiles qui
nous rendent la vie si facile ca-
chent donc parfois des réalités
sociales moins reluisantes. Il
peut sembler paradoxal que ce
soit dans ces entreprises techno-
logiques du XXIe siècle que l’on
trouve des pratiques sociales
d’avant la création de l’Organisa-
tion internationale du travail
(OIT), il y a tout juste cent ans, et
de la reconnaissance par ses con-
ventions de la liberté d’associa-
tion, du droit à la négociation
collective, du droit du travail, de
la protection de la santé et de la
sécurité...
Ce constat ne doit pas amener à
bannir l’économie de plate-
forme – certaines entreprises
montrent comment les techno-
logies peuvent aussi être mises
au service de l’intérêt général et
de l’intégration sociale. Mais ce
constat révèle que, à moins d’ac-
cepter la précarisation du
monde du travail, la question
des négociations collectives
dans l’économie numérique ne
pourra plus être encore long-
temps passée sous silence.
On sait que l’économie de plate-
forme tend à atomiser le travail,
ce qui rend difficile l’organisation
des travailleurs et la construction
de revendications communes.
Mais cela n’est pas impossible,
comme le montrent quelques
(encore trop rares) exemples de
conventions collectives que des
travailleurs organisés sont parve-
nus à négocier avec leur direction
au Danemark, en Autriche, en Al-
lemagne, en Suède et aujourd’hui
en Norvège.
Dans ce dernier pays, les cour-
siers de Foodora, dont environ
14 % sont membres du syndicat
Fellesforbundet, ont élaboré un
cahier de revendications et ten-
tent actuellement de négocier
un accord portant sur des sujets
aussi variés que l’entretien des
vélos, le remboursement de cer-
tains équipements, la possibilité
de se réunir dans un local, la
fourniture de pneus-neige pour
l’hiver, etc.p
Christophe Degryse est
chercheur à l’Institut syndical
européen (European Trade
Union Institute, ETUI/Confédé-
ration européenne
des syndicats, CES)
CHEZ AMAZON,
LES ALGORITHMES
DE LA FIRME
LICENCIENT
AUTOMATIQUEMENT
LES TRAVAILLEURS
INSUFFISAMMENT
PRODUCTIFS
ANALYSE
tokyo - correspondance
L
a Corée du Sud et le Japon sont
sans cesse en train de se battre. Ils
doivent bien s’entendre parce
qu’ils nous mettent dans une si-
tuation délicate. » Le président
américain, Donald Trump, qui s’expri-
mait le vendredi 9 août depuis la Mai-
son Blanche, va-t-il convaincre Tokyo
et Séoul de reprendre langue et de sor-
tir d’une crise profonde que ni la mé-
diation du secrétaire d’Etat, Mike Pom-
peo, ni celle de son homologue de la
défense, Mark Esper, n’ont su atténuer.
La crise s’envenime depuis la con-
damnation, en octobre 2018, par la
Cour suprême sud-coréenne, d’indus-
triels nippons pour travail forcé pen-
dant la guerre. Le verdict a suscité la
colère de Tokyo, pour qui Séoul enfrei-
gnait l’accord bilatéral de 1965, censé
régler « complètement et définitive-
ment » la question des plaintes pour la
période coloniale, entre 1910 et 1945.
Depuis, la tension n’a fait que monter,
jusqu’à cet été 2019 et l’imposition par
Tokyo de sanctions économiques con-
tre Séoul, ciblant le très sensible sec-
teur sud-coréen de l’électronique.
Comme par le passé, mais à une
échelle différente, la crise se nourrit
des contentieux historiques toujours
vifs entre les deux pays. Cette fois, elle
survient alors qu’ils sont dirigés par
des hommes sensibles, chacun à sa
manière – et non sans arrière-pensées
électorales –, aux récits historiques et
aux idéaux nationalistes. Au Japon, le
premier ministre, Shinzo Abe, repré-
sente une mouvance nationaliste et ré-
visionniste. Depuis son retour au pou-
voir en 2012, son gouvernement a
gommé ou minimisé dans les livres
d’histoire les épisodes les plus som-
bres de l’histoire du Japon, tel le massa-
cre de Nankin de 1937 ou la tragédie
des femmes dites « de réconfort » – des
Coréennes, Chinoises ou encore Néer-
landaises contraintes de se prostituer
pour les soldats de l’armée impériale.
M. Abe n’a jamais été enclin à la repen-
tance, même si un certain pragma-
tisme l’a conduit à se conformer aux
« remords » exprimés dans le passé, à
l’occasion du 70e anniversaire de la fin
de la guerre, le 15 août 2015.
En Corée du Sud, le président de
centre gauche, Moon Jae-in, a lui aussi
revu le rapport à l’histoire, dans le sens
d’une glorification de la résistance à
l’occupant japonais, en profitant du
centenaire du mouvement du
1 er mars 1919 de mobilisation des
Coréens contre le colonisateur. L’anni-
versaire de ce que l’administration
Moon a présenté comme « une révolu-
tion » fut célébré de manière spectacu-
laire par des expositions, films et
autres événements publics.
Se résoudre à un compromis
Pour Shin Gi-Wook, directeur du Cen-
tre de recherche Asie-Pacifique Sho-
renstein, à l’université Stanford, en Ca-
lifornie, Moon Jae-in – avocat et figure
de la défense des droits civiques et de
la démocratie – a délibérément choisi
de parler du mouvement du 1er mars
comme d’une « révolution » pour « éta-
blir un lien avec la “révolution des bou-
gies” » de 2016. Ce mouvement de
masse a conduit à la destitution de la
présidente Park Geun-hye, fille du diri-
geant autoritaire Park Chung-hee
(1917-1979) et, de ce fait, incarnation du
rejet par une partie de la population
des dynasties au pouvoir depuis l’indé-
pendance, souvent associées à la colla-
boration avec l’occupant japonais et ju-
gées corrompues. La « révolution des
bougies » a également porté au pou-
voir M. Moon, qui cherche à maintenir
cette dynamique pour faciliter le rap-
prochement avec la Corée du Nord en
jouant de la sensibilité historique et,
plus prosaïquement, dans la perspec-
tive d’élections législatives prévues en
avril 2020.
Ces ferments ont toutefois permis
l’éclosion de la crise actuelle, qui inter-
roge par ailleurs sur les limites des
accords passés, à commencer par celui
de 1965. Cet accord rétablissant les
liens diplomatiques fut conclu au
terme de quatorze années de laborieu-
ses négociations et sous forte pression
des Etats-Unis. Sa signature s’était ac-
compagnée de violentes manifesta-
tions dans les deux pays. En Corée du
Sud, son contenu est resté en partie se-
cret jusqu’en 2005. Quand il a été
rendu public, il est apparu qu’il pré-
voyait une enveloppe de 300 millions
de dollars de l’époque pour les victi-
mes des exactions du temps de la colo-
nie et que cet argent avait été détourné
au profit de l’investissement dans les
infrastructures du pays.
Le Japon peut dès lors présenter l’ad-
ministration Moon comme ne respec-
tant pas les engagements pris. Il le fait
d’autant plus que Séoul a refusé un ar-
bitrage sur le contentieux du travail
forcé et que M. Moon a renoncé à
l’accord bilatéral de 2015 sur la ques-
tion des « femmes de réconfort ».
Dans ce contexte, l’arbitre américain
peine à se faire entendre, au risque de
menacer l’équilibre sécuritaire face à la
montée en puissance de la Chine et à la
Corée du Nord. Une intervention de
Donald Trump – comme en 2014 celle de
Barack Obama dans un contexte simi-
laire – est compliquée, selon Patrick Ge-
rard Buchanan et Ben Rimland, du cen-
tre d’analyses américain CSIS, par ses at-
taques « contre les deux pays dans le
cadre de négociations commerciales et
sécuritaires » qui « ont réduit l’effet de le-
vier que pouvait actionner Washington ».
La solution se trouverait de ce fait
entre les mains des Japonais et des
Coréens, qui devraient alors se résou-
dre au compromis. Pour les analystes
du CSIS, « la Corée du Sud doit accepter
que tout accord final soit fondamenta-
lement imparfait et incomplet, alors
que le Japon devra comprendre que la
“lassitude des excuses” ne saurait faire
obstacle à un accord offrant de réelles
chances d’améliorer les relations ». p
philippe mesmer
Donald Trump impuissant face à la crise
entre le Japon et la Corée du Sud
L’ARBITRE
AMÉRICAIN PEINE À
SE FAIRE ENTENDRE,
AU RISQUE
DE MENACER
L’ÉQUILIBRE
SÉCURITAIRE
FACE À LA MONTÉE
EN PUISSANCE DE
LA CHINE ET À LA
CORÉE DU NORD
LA CRISE
SE NOURRIT
DES CONTENTIEUX
HISTORIQUES
TOUJOURS VIFS
ENTRE
LES DEUX PAYS