Le Temps - 19.08.2019

(やまだぃちぅ) #1

Tanguer entre espoir


et incertitude


E


st-ce bien raisonnable de refuser


une danse lorsqu’il s’agirait de


son premier tango? L’air du ban-


donéon s’enroule autour de


nous. Sur la habanera, les


couples, bouche close, mi-sou-


rire, le regard tourné vers les


sensations, glissent sur le par-


quet de la piste de danse. Com-


bien de minutes se sont écoulées


depuis que les amarres ont été


jetées? Une? Deux tout au plus? A peine


les rives du lac de Neuchâtel quittées que


la musique a retenti. La danse n’attend


pas, le tango argentin non plus, et ce cava-


lier d’un soir encore moins.


Sa main gauche s’empare de ma droite,


son bras droit entoure ma taille. J’ai posé


un poignet sur son épaule. Un automa-


tisme me fait me tenir droite. «Ferme les


yeux», dit-il. J’obéis. «Maintenant, écoute


la musique.» Un pas, deux. Répondre à une


pression infime. Une accélération. Puis


comme une respiration qui s’interrompt


sous la surprise, notre élan se suspend en


apnée sur la pointe des pieds. Les jambes


se libèrent alors pour, d’un pas plus ample,


repartir, et s’interrompre pour s’élever sur


les orteils. Un talon levé en arrière, pivoter,


puis retomber dans ses bras.


Est-ce le rythme ou cette mélodie?


Est-ce le fait de se laisser guider à recu-


lons? Ou est-ce ce partenaire inconnu qui


a simplement un don? Car malgré mes


souliers trop grands et ma maladresse,


j’ai l’impression de danser.


Le bateau fend les eaux grises du lac et


l’horizon disparaît dans la brume. Lui n’a


pas les yeux fermés. Comme la plupart


des personnes à bord, il participe à cette


milonga organisée par l’association Tan-


gomoon à la proue d’un navire de la


Société de navigation des lacs de Neuchâ-


tel et de Morat. Alors qu’il survole la piste


de danse, il voit le rivage s’éloigner et le


soleil disparaître derrière la crête émous-


sée du Jura.


Sous ses yeux, les autres couples tour-


noient dans le sens inverse des aiguilles


d’une montre sans jamais se heurter.


Abrazo cerrado, tête contre tête, ou


abrazo abierto, moins proche – mais


quand même –, chacun improvise la suc-


cession de ses pas à sa guise selon l’air


musical et le partenaire. Mes paupières


closes forment un écran sur lequel se


projettent mes sensations. Douces,


légères, elles font l’effet d’une gorgée de


malbec. Ça y est, l’ivresse. Déjà. Mais mon


pied écrase le sien. Je trébuche, je m’ex-


cuse. J’ouvre les yeux.


«Passer par un cours est indispensable


pour participer à une milonga», me dit-on.


Autour de nous, les talons sont hauts, les


mollets galbés. Il y a des dos dénudés, des


robes légères, des jeans aussi, des Converse


et des nœuds papillons improvisés avec


un cure-pipe. Pantalons, en lin ou en


chanvre, cheveux blonds, châtains ou


blancs. Peu importe qui l’on est tant que


l’on danse. Certains esquissent des mou-


vements de jambes savants, d’autres


dégustent la subtilité du geste partagé.


Parler enlève la magie de l’instant. Ceux


qui le savent se taisent, ils conversent en


silence dans une langue qu’ils apprennent


encore et dont ils découvrent de nouvelles


expressions avec celui ou celle qui se blot-


tit dans leurs bras.


Mon cavalier ouvre les siens afin que je


m’y loge à nouveau. Cette fois-ci, il donne


des instructions: «Réponds à ma main,


tiens-toi droite, aie du tonus, ne te pose


jamais sur les deux pieds, reste en sus-


pension et ne te laisse pas complètement


faire.» Le tango veut que les corps


fusionnent, s’enroulent et glissent. Mais,


comme si cette danse-là allait être la der-


nière, il exige une tension entre les par-


tenaires.


La tension de l’instant


Elle s’installe avant même que la tanda


ne débute. Pendant la mirada, cet instant


qui fait osciller les danseurs entre espoir


et incertitude et dont l’issue dépend d’un


battement de cils. Lorsque les regards


convergent, par un dialogue silencieux,


un mouvement de tête ou un haussement


de sourcils, c’est une requête qui est for-


mulée: «Une danse?» Détourner les yeux


suffit à refuser l’invitation.


«Une femme est libre d’accepter ou non.


Normalement, elle n’invite pas», com-


mente Aurora, une des participantes de


la milonga. Vêtue d’une robe noire à pois


blancs, elle se tient droite, en bord de


piste. Elle sait avec qui elle désire parta-


ger les trois morceaux suivants, qui for-


meront la tanda. Dès le début, elle a


aperçu ce tanguero. Son port de corps et


ses pas lui ont donné envie de sentir


battre son pouls sous les glissements des


violons. Du regard, elle le cherche mais


le perd. Un autre fera l’affaire. «J’aurais


pu insister, ne pas le quitter des yeux,


sourit-elle. Ils finissent parfois par céder


s’ils n’ont plus le choix.»


Un jeu de séduction en somme? Une


danse sensuelle, répond-on. Mais sans


suite, assure-t-on. «Si je danse, c’est pour


la musique», précise Nathalie, ensei-


gnante de tango. C’est elle qui gère les


platines: «Souvent, les hommes pensent


que plus ils font faire de choses à la


femme, plus elle bouge les jambes, mieux


c’est. Mais il y a des instants extrêmement


simples qui sont merveilleux.»


Il faut prendre soin de l’autre, exhorte-


t-on entre chaque danse. Une des pre-


mières attentions consiste à entretenir


l’air que l’on respire. Chacun possède,


enfoui au fond de son sac, un paquet de


bonbons à la menthe. Cet accessoire


indispensable permettra de ne pas


incommoder son ou sa partenaire et don-


ner aux latigos, ces glissements courts


des archets sur les cordes des violons, des


airs de bande-son de film d’horreur.


Justement, là, un homme enfile deux


dragées au fond de sa gorge. Rafraîchi, il


se dresse, choisit une femme du regard,


sourit, s’en empare et s’en va en la serrant


doucement contre lui. «Une femme est


comme une rose», me glisse-t-on dans


l’oreille. Mais les roses sont dotées


d’épines. Et pour transmettre à l’homme


son mécontentement à l’issue d’une


danse, le silence, de nouveau, est la meil-


leure des armes. ■


Demain: le lindy hop, en Suède


Sur les eaux grises du lac de Neuchâtel, une société organise des milongas argentines sur la proue d’un navire


CAROLINE CHRISTINAZ t @Caroline_tinaz


DANSE AVEC MOI (1/5)


ARTISTES COMÈTES (8/8)


Golden Juice, le breuvage


doré. Voilà un titre d’album


merveilleusement poétique,


même s’il fait d’abord


référence à un bourbon en


vogue à l’époque. Son contenu


est en revanche bien plus


sombre. L’homme qui


l’enregistre en une après-midi


de l’année 1969 vient de rentrer


du Vietnam. Il y a perdu son


insouciance et ses illusions,


à l’image de la décennie


qui s’achève. Il compose


alors quelques protest songs,


seul à la guitare, pour un


disque austère et presque daté


pour son époque. Un coup


de maître sans lendemain.


F. J. McMahon a récemment


confessé sa grande naïveté,


persuadé qu’il était de voir


les choses s’enchaîner toutes


seules à l’époque de sa


parution. Au lieu de quoi il a


passé trois ans à multiplier


les concerts miteux sur la côte


californienne, pour finalement


tenter sa chance à Hawaii:


«Mais pour gagner sa vie


là-bas, on est obligé d’arpenter


les bars à touristes et de jouer


les chansons que les gens ont


envie d’entendre. Un soir, j’ai


pris conscience de ce qui se


passait, avec toutes ces


grands-mères dans la salle, et


j’ai décidé que j’en avais assez.»


Sa carrière de musicien


plombée, le Californien a


embrassé celle d’ingénieur en


informatique à Santa Barbara,


où il vit toujours comme


retraité. Magie d’internet, il est


finalement devenu culte sur


le tard, pour même remonter


sur scène en 2017. Il joue


encore de-ci de-là, a même


connu l’honneur d’une


nouvelle réédition voilà deux


ans grâce au label Mexican


Summer (Cate Le Bon, Jess


Williamson). «Je croise des


tonnes de gens dans l’industrie


du disque qui me disent


à quel point mon album


les a marqués. Des gens qui


n’étaient même pas nés quand


il est sorti. Je n’arrive toujours


pas à y croire», déclarait-il


alors. Au point d’avoir


trouvé une certaine forme


d’apaisement? Quand même


pas: «Quand je regarde


la télévision, j’ai du mal


à ne pas lui jeter des pierres.


Mon Dieu, l’homme


n’apprendra donc jamais


rien?» ■


16 LES TÊTES DU SMI


Cette semaine, on rend visite


aux 20 grands boss suisses


19 CLIC-CLAC


Dans l’appareil photo


des touristes en Suisse


20 TENDANCE


Paris-Venise en train de nuit,


le «must» du wagon-lit


Par Philippe Chassepot


Les sombres


mélodies


de F. J. McMahon


LUNDI 19 AOÛT 2019


«Abrazo cerrado», tête contre tête. (OLIVIER VOGELSANG POUR LE TEMPS)


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