Le Monde - 11.08.2019

(Joyce) #1

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DIMANCHE 11 ­ LUNDI 12 AOÛT 2019 géopolitique| 13


de considérer que ses investissements étaient
des cadeaux. Les Maldives ont déjà, par le
passé, oublié ou annulé leurs dettes à de nom­
breuses reprises. Sans moyen de pression, les
accords diplomatiques ou commerciaux ne
valent souvent pas le prix du papier sur lequel
ils sont imprimés, surtout avec une institution
judiciaire aussi dépendante du pouvoir politi­
que. A ce stade, tout ce que la Chine peut faire
pour sauver la face, c’est annuler la dette, dans
un geste de bonne volonté. »
Une rupture avec Pékin ne sera pourtant pas
si aisée. Il suffit d’une promenade à Hulhu­
malé, de l’autre côté du pont, pour le compren­
dre. Cette île résidentielle a été conquise sur
l’océan au début des années 2000 afin de dé­
sengorger Malé, incapable d’accueillir les
nombreux Maldiviens quittant les îles lointai­
nes et isolées. Ici, de grandes avenues tranquil­
les délimitent des lotissements à taille hu­
maine, parsemés d’espaces verts. En fin
d’après­midi, des jeunes hommes en bermuda
et tee­shirt, ainsi que des femmes, certaines
voilées de la tête aux pieds, s’essaient au skate­
board sur les deux terrains mis à leur disposi­
tion. Et au bord de l’eau, de nombreuses cham­
bres d’hôte sans prétention ont ouvert, à mille
lieues des « resorts » luxueux des îles­hôtels.

Depuis quelques mois, l’île a changé d’as­
pect. A son extrémité nord, derrière des palis­
sades, s’élève une forêt de grues et de tours
grises de vingt­cinq étages. De grandes ban­
deroles rouges, en mandarin et en anglais,
rappellent que « la sécurité est une responsabi­
lité partagée ». Ouvriers chinois et tra­
vailleurs venus du Bangladesh s’affairent sur
ces grands bancs de sable parcourus de lianes
rampantes et jonchés de cadavres de canettes
de bière sans alcool. Le projet « Hulhumalé
phase 2 », confié à une entreprise d’Etat chi­
noise, prévoit la construction de milliers
d’appartements supplémentaires. Un pro­
gramme­clé dans ce pays confronté à un
manque endémique de logements.

DE NOMBREUX TOURISTES CHINOIS
La Chine conserve un autre atout : ses nom­
breux touristes, qui, chaque année, remplis­
sent les hôtels de luxe des Maldives, notam­
ment pendant la période de la mousson, bou­
dée par les Occidentaux. En 2018, avec 266 000
visiteurs, les Chinois représentaient 20 % des
arrivées, contre moins de 6 % pour les Indiens.
Mais le développement de resorts spécialisés
dans la clientèle chinoise suscite des tensions.
Ainsi, en 2016, le gouvernement prochinois

annonçait que l’île de Feydhoo Finolhu, située
à quelques encablures de Malé, qui accueillait
notamment des enfants lors de sorties scolai­
res, avait été accordée à une entreprise chi­
noise pour une concession de cinquante ans.
Depuis, il n’est plus possible d’aborder à Feyd­
hoo Finolhu. Seules les images par satellite té­
moignent de l’avancée des travaux.
« Très peu de gens connaissent les détails de
cette transaction, commente Aiman Rasheed,
de Transparency Maldives, une ONG locale liée
à Transparency International, dont les locaux
discrets sont protégés par une épaisse grille en
métal. Il n’y a pas de traces écrites accessibles,
on sait juste que ça a été fait. Il est très difficile
d’obtenir des informations sur l’industrie touris­
tique, qui est très lucrative. Plusieurs îles ont été
cédées ces dernières années pour des montants
inférieurs à leur valeur, avec, potentiellement,
des pots­de­vin à la clé. » A propos de Feydhoo
Finolhu, les chiffres qui circulent font état d’un
contrat de location de 4 millions de dollars
pour toute la durée du bail de cinquante ans,
quand la situation de l’île laissait espérer une
somme de 15 millions. « En 2016, nous avons
demandé au gouvernement de révéler le nom
de l’entreprise chinoise bénéficiaire du contrat,
et nous n’avons pas obtenu de réponse, au motif

qu’il s’agissait d’une affaire privée, rappelle sa
collègue Mariyam Shiuna. Un tiers de la popu­
lation n’a accès qu’à des plages artificielles, et ce
sont les touristes qui viennent profiter de nos
plages naturelles. Si nous voulons contempler
la beauté de la nature, cela nous coûte très cher.
Feydhoo Finolhu était une île où les Maldiviens
pouvaient se rendre pour pique­niquer. Et elle a
juste été donnée, comme ça. »

« PAS DE TRANSPARENCE »
Ce manque de transparence, Muad Mohamad
Zaki, 37 ans, l’admet volontiers. Issu d’une
puissante famille d’hommes d’affaires, il
passe sa vie entre la Malaisie et les Maldives. Il
a cru en Mohamed Nasheed, avant de s’en éloi­
gner lorsque celui­ci a décidé, en 2009, de réta­
blir des relations diplomatiques avec Israël.
Pour lui, pas question d’accabler la Chine dans
l’explosion de la dette. « De l’argent s’est perdu
en route, mais ce sont les Maldiviens qui sont
responsables de cela. Les Chinois pensent seule­
ment en termes de business. Quand ils ont un
projet, ils le mènent à terme, ne perdent pas de
temps, ne se contentent pas de promesses. Dans
les différentes îles des Maldives, on voit tous les
investissements réalisés par la Chine, même
modestes. Les gens apprécient parce qu’avant
ils n’avaient rien du tout. » Le retour dans le gi­
ron de New Delhi ne l’enthousiasme pas :
« Pour moi, les investissements indiens et chi­
nois présentent le même danger, car il n’y a pas
de transparence chez nous. »
En ce soir de juillet, alors que la nuit tombe,
les quais de Malé se remplissent de monde.
Les habitants de la capitale admirent, au so­
leil couchant, les patrouilles de leurs navires
garde­côtes. Plus loin, des cris s’échappent
d’un stade : des adolescents en uniforme s’en­
traînent pour les festivités de l’anniversaire
de l’indépendance, acquise le 26 juillet 1965.
A quelques rues de là, d’autres jeunes dispu­
tent une partie de tennis de table, dans une
salle climatisée et fraîchement repeinte. Une
plaque, à l’entrée, précise que les travaux ré­
cents sont un don de la Chine. « Jusque­là, les
parents étaient réticents à confier leurs en­
fants, car il y avait trop de moustiques dans la
salle, raconte l’entraîneur, Ali Nashid. A pré­
sent, on espère passer de 40 à 100, voire
150 inscrits. » A l’intérieur, les parrains succes­
sifs de l’archipel ont pris place : la moitié des
panneaux mobiles de séparation portent le
logo d’une entreprise chinoise d’ingénierie,
l’autre moitié celui d’une marque indienne.
Mais pas question de donner l’image d’un
ping­pong maldivien sous perfusion interna­
tionale : « Finalement, ces aides représentent
très peu, assure le coach, c’est notre gouverne­
ment qui paie presque tout. »

c’est un monument étrange, évo­
quant plutôt le système solaire qu’une
vague meurtrière : dédié à la centaine
de victimes du tsunami de 2004, le site
près de l’embarcadère de Malé est gé­
néralement désert et ne suscite guère
d’intérêt. La catastrophe a pourtant
fortement marqué les esprits, ouvrant
la voie à des fondamentalistes reli­
gieux prompts à évoquer « une puni­
tion divine ». Aux Maldives, bouddhis­
tes jusqu’au XIIe siècle, puis converties
à l’islam, les autorités réaffirment en
toutes circonstances leur statut de
« pays 100 % musulman » et le conser­
vatisme religieux gagne du terrain. « Il
y a une propagation organisée d’une
version très radicale de l’islam, admet
Mohammed Nasheed, le président du
Parlement. C’est un défi pour nous. »
L’ex­dictateur Maumoon Abdul Ga­
yoom, au pouvoir pendant trente ans
(1978­2008), imposait un certain con­
servatisme, tout en réprimant les te­
nants d’un islamisme radical. L’arri­
vée de la démocratie, en 2008, a libéré
la parole – y compris celle des reli­

gieux. De nombreux Maldiviens qui
avaient étudié en Arabie saoudite sont
revenus s’installer dans l’archipel et y
diffusent leur vision rigoriste de l’is­
lam. Malé, qui compte de nombreuses
mosquées, s’apprête d’ailleurs à en
ouvrir une nouvelle, construite sur le
front de mer dans un espace jusque­là
dévolu aux loisirs. L’imposante mos­
quée du roi Salman, financée par
Riyad à hauteur de 24 millions de dol­
lars (21 millions d’euros), pourra ac­
cueillir au moins 6 000 fidèles.

Le hidjab pour la plupart des femmes
Il n’est pas rare aujourd’hui de croiser
des Maldiviennes en niqab (voile in­
tégral), même si elles restent minori­
taires. La plupart arborent un simple
hidjab (foulard islamique), d’autres se
promènent cheveux au vent.
C’est autour de la question de l’al­
cool que s’opère la principale crispa­
tion : strictement interdit aux Maldi­
viens, il coule à flots dans les îles­hô­
tels réservées aux touristes étrangers.
Près de Malé, seul l’hôtel de l’aéroport,

qui accueille surtout le personnel na­
vigant des compagnies aériennes
étrangères, est autorisé à en servir.
Sous la présidence de Mohammed
Nasheed (2008­2012), une législation
plus souple avait été envisagée, qui
aurait permis à un hôtel de la capitale
d’obtenir à son tour une licence. Mais,
à la suite de manifestations massives
organisées par les islamistes, le projet
a été abandonné. Lors du renverse­
ment de M. Nasheed, en 2012, la police
a affirmé avoir découvert des bou­
teilles d’alcool dans la résidence prési­
dentielle. Au même moment, des in­
connus forçaient l’entrée du Musée
national pour y détruire des collec­
tions de statues de Bouddha.
L’alcool peut s’acheter au marché
noir, mais son prix est prohibitif (100,
voire 200 dollars pour une bouteille
de vodka). Interrogés à ce sujet, des
Maldiviens aisés admettent volon­
tiers qu’il est plus économique, et
surtout moins risqué, de se rendre en
avion au Sri Lanka voisin pour faire la
fête, le temps d’un week­end.

Autre symptôme du rigorisme am­
biant, une adolescente de 15 ans, vio­
lée par son beau­père, avait été con­
damnée en 2013 à recevoir 100 coups
de fouet parce que, selon ses aveux,
elle aurait eu des rapports, consentis,
avec un autre homme. Selon la charia,
la loi islamique, les relations hors ma­
riage sont illégales. Sous pression in­
ternationale, le jugement a finale­
ment été annulé par la Haute Cour.
Enfin, l’archipel a assisté à de nom­
breux départs de sympathisants de
l’organisation Etat islamique (EI).
En 2015, 200 combattants ont ainsi
quitté les Maldives pour rejoindre la
zone irako­syrienne. Aujourd’hui,
33 enfants de djihadistes maldiviens
attendent dans des camps de réfu­
giés en Syrie. Après les attaques
meurtrières perpétrées par l’EI au Sri
Lanka, le 21 avril, plusieurs Maldi­
viens ont été arrêtés à Colombo, la
capitale sri­lankaise, soupçonnés
d’être des militants djihadistes. Tous
ont été relaxés.
a. l. g.

Le gouvernement de Malé face au défi d’un islam rigoriste en progression


Ci­dessus : le pont
de l’Amitié Chine­
Maldives, édifié
par des entreprises
chinoises, relie Malé
à l’île « banlieue »
d’Hulhumalé. Son
coût est contesté
par le président
du Parlement et
ex­chef de l’Etat,
Mohamed Nasheed.

En haut : des ouvriers
émigrés sur le front
de mer, à Malé.

En bas : le vaste
projet immobilier
« Hulhumalé phase 2 »
a été confié à une
entreprise d’Etat
chinoise.
ARKO DATTO POUR « LE MONDE »

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