Le Monde - 11.08.2019

(Joyce) #1

16 |culture DIMANCHE 11 ­ LUNDI 12 AOÛT 2019


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Les fans de boogie­woogie ont


rendez­vous à La Roquebrou


Dans le village du Cantal se tient depuis vingt et un ans
un festival consacré à la musique originaire de La Nouvelle­Orléans

REPORTAGE
la roquebrou (cantal) ­
envoyée spéciale

C’


était un pari saugrenu
d’implanter un festival
de boogie­woogie dans
un pays qui écoute de la cabrette et
de l’accordéon », s’exclame Ber­
nard Momaur, 75 ans, cofondateur
de la manifestation. A La Roque­
brou (Cantal), depuis jeudi 8 août
et jusqu’au dimanche 11 se tient la
XXIe édition du Festival interna­
tional du boogie­woogie. Dans
l’ambiance pittoresque de la cité
roquaise, les 70 artistes venus du
monde entier et les 10 000 festiva­
liers ressuscitent « l’ambiance
boogie » des années 1930 qui ré­
gnait dans les bars des villes in­
dustrielles du nord des Etats­Unis.
Le temps du festival, le son du
boogie­woogie, forme de jazz déri­
vée du blues, résonne dans les
rues médiévales de ce village qui
compte d’ordinaire à peine plus de
900 habitants. Des dizaines de
concerts envahissent la rue princi­
pale au grand bonheur des pas­
sionnés accoudés sur les pianos et
de couples d’infatigables danseurs
aux tenues bariolées.
A l’origine du festival de La Ro­
quebrou, une bande de copains
pianistes fans de boogie­woogie.
Jean­Paul Amouroux, le directeur

artistique, se souvient en riant :
« En 1998, j’ai lancé une phrase en
l’air, comme ça : “Et si on montait
un festival ?” » Dès la première édi­
tion, le succès est au rendez­vous :
« On avait installé une cinquan­
taine de chaises dans la salle des fê­
tes qu’on avait piquées dans les ca­
fés et un peu partout... 300 person­
nes sont venues! », se rappelle Ber­
nard Momaur.

« Un cercle vertueux »
Aujourd’hui encore, les fonda­
teurs se mettent au piano et parta­
gent la vedette avec la relève. Le
plus jeune artiste du festival, Nirek
Mokar, a tout juste 17 ans. Guy
Blandino, maire (sans étiquette)
de La Roquebrou depuis 2008, se
réjouit du succès de la manifesta­
tion et de ses retombées économi­
ques pour les commerçants. Les
distributeurs de billets doivent

La musique
résonne dans les
rues médiévales
de la cité,
qui compte
d’ordinaire
900 habitants

être remplis quotidiennement
pendant le festival et certains
commerces se targuent de pou­
voir exercer leur activité toute
l’année grâce à ce rendez­vous.
Selon l’office du tourisme, 70 %
des festivaliers ne sont pas origi­
naires de la région, ils n’étaient
que 2 % il y a vingt ans. Le festival
contribue aussi à accroître la noto­
riété du village, enclavé et mal des­
servi, récemment apparu dans le
guide Michelin. « Un cercle ver­
tueux », s’enthousiasme le maire.
Jeudi 8 août à 19 heures, dans la
salle des fêtes de 1 400 places, c’est
l’heure de la « balance » pour les
artistes qui testent tour à tour
leur instrument. Tandis que Ju­
lien Brunetaud, dans son ensem­
ble blanc, s’approprie l’un des
trois pianos à queue, le charisma­
tique guitariste américain Ala­
bama Slim, venu de Louisiane
malgré ses 80 ans, cherche sa gui­
tare. Les organisateurs s’inquiè­
tent avant de lui tendre une Gib­
son trouvée sur une table un peu
plus loin. Un verre de bière à la
main, il s’en empare, peu importe
à qui elle appartient, il veut juste
jouer. C’est ça l’esprit boogie !
sixtine lyon

Festival international de boogie­
woogie, à La Roquebrou (Cantal),
jusqu’au 11 août.

A Locarno,


une traversée


de la révolution


syrienne


Présenté lors du festival suisse,


« Fi Al­Thawra », de Maya Khoury,


a été tourné entre 2011 et 2017


CINÉMA
locarno (suisse) ­ envoyé spécial

C’

est une fresque his­
torique qui est arri­
vée au Festival de
Locarno, au lende­
main de l’ouverture de celui­ci,
mardi 6 août, sans sa réalisatrice,
sans perspective de sortie en salle.
Tourné en Syrie entre 2011 et 2017
par une jeune cinéaste, Maya
Khoury, Fi Al­Thawra (« pendant la
révolution ») refuse avec superbe
le statut de témoignage auquel on
pourrait le réduire. C’est un film
complexe, qui passe de l’euphorie
des premières manifestations au
désespoir de la défaite.
Comme antalgique à la douleur
qui parcourt son film, Maya
Khoury dispose d’un sens aigu de
l’absurde. Pour donner l’ampleur
qu’elle mérite à l’histoire qu’elle ra­
conte – celle d’une génération sa­
crifiée, au sens littéral du terme –,
elle préfère l’intelligence (qui se

manifeste par un montage d’une
parfaite rigueur intellectuelle et
esthétique) au spectaculaire.
Maya Khoury est damascène.
En 2010, elle a fondé avec d’autres
cinéastes autodidactes le collectif
Abounaddara, qui a produit Fi Al­
Thawra. A Locarno, ce groupe est
représenté par Charif Kiwan,
aujourd’hui en exil à Paris. C’est lui
qui est chargé d’excuser sa cama­
rade et d’offrir quelques pistes
pour explorer le film, qui n’est pas
toujours d’un abord facile. « Maya
Khoury travaille sur un projet qui
l’occupe complètement, dit­il. L’in­
vitation de Locarno nous est arri­
vée comme une divine surprise,
mais il était acquis qu’elle ne pou­
vait pas venir sans renoncer à son
travail. Nous avons fait de nécessité
vertu et décider de partager l’hon­
neur collectivement. »
Abounaddara – qui se traduit par
« l’homme à la caméra », en hom­
mage au cinéaste soviétique Dizga
Vertov – avait jusqu’ici travaillé

dans l’anonymat. Lorsque la révo­
lution a éclaté, le groupe a décidé
de produire un court­métrage
tous les vendredis, jours de mani­
festation, de raconter cet « éclate­
ment d’énergie incroyable » par
« fragments », explique Charif
Kiwan – les courts­métrages sont
disponibles sur le site du collectif.
Maya Khoury, qui a contribué à la
réalisation de ces films, a très tôt
formé le projet de suivre le proces­
sus révolutionnaire dans la durée,
en s’attachant à quelques person­
nages. On accompagne certains
d’entre eux du début à la fin de Fi
Al­Thawra, comme Yara, devenue
figure médiatique pendant les pre­
miers temps de la révolution, que

l’on voit au bord des larmes lors­
qu’une manifestation de rue
adopte les mots d’ordre intégris­
tes, et finalement en exil. D’autres
disparaissent. Ousama Al­Habali,
un jeune homme très drôle, va se
faire soigner au Liban pour une
blessure bénigne. Il illumine
l’écran de son enthousiasme jus­
qu’à ce que l’on entende, au détour
d’un plan, qu’il a été arrêté à son
retour en Syrie.

« Un peuple en révolte »
La contribution d’Ousama Al­Ha­
bali au film ne s’arrête pas là.
Membre d’Abounaddara, il en a
filmé certaines images, comme
celles d’un des premiers morts de
la révolution, à Homs. « Il l’a fait en
tant que reporter­citoyen, dit Cha­
rif Kiwan. Il a disparu en août 2012,
il est très probable qu’il soit mort,
on n’en a pas la certitude. »
Ce que veut filmer Maya Khoury,
ce sont « les corps sous cette
énorme pression », dit son produc­
teur et camarade. De fait, les jeu­
nes gens qu’elle suit pendant les
six années qui vont du soulève­

ment à la chute d’Alep changent
sous nos yeux : les silhouettes
triomphantes des premières sé­
quences s’alourdissent. Par mo­
ments, pour tenir à distance la tra­
gédie, la réalisatrice cerne avec
acuité les contradictions de la ré­
volution, comme cette séquence
qui montre, quelque part hors de
Syrie, sans doute au Liban, un
cours de formation en gestion des
objectifs, dispensé par la représen­
tante d’une ONG à des militants
qui repartiront bientôt au feu.
Charif Kiwan défend le refus de
guider les spectateurs à l’aide de
repères géographiques, chronolo­
giques, biographiques : « Il fallait
que l’espace du récit ait sa propre
cohérence. Depuis le début, pour
donner à voir un peuple en révolte
comme le nôtre, on l’a toujours ré­
duit à un espace – l’Orient, la Syrie –
ou à un projet politique – la démo­
cratie contre la barbarie. La révolu­
tion, ce n’est pas ça. »
Pour Maya Khoury, la révolution,
c’est une accumulation de détails,
souvent triviaux, des disputes
dont on ne sait plus si elles sont

politiques, amoureuses ou amica­
les, un chat que l’on essaie d’ex­
traire des décombres après un
bombardement, un groupe d’en­
fants, garçons et filles, qui appren­
nent la capoeira, dans une ville où
bientôt les seuls garçons scande­
ront les slogans du Front Al­Nosra.
A moins d’être familier des lieux
filmés, on est forcé de s’enfoncer
dans ce labyrinthe de situations,
de contradictions, d’enjeux sou­
vent cryptés, sans savoir quelle en
sera l’issue. Peu enclin aux conces­
sions, Charif Kiwan édicte : « Cha­
que spectateur doit y rentrer selon
ses moyens, selon ses besoins. »
On n’est pas seul en regardant Fi
Al­Thawra. Les hommes et les
femmes qui le peuplent nous
sont très vite familiers : l’idéaliste
qui devient un petit entrepreneur
de la résistance, soucieux de
logistique plus que d’idéaux, la
pasionaria qui pleure la révolu­
tion défaite devant un cocktail
dans un restaurant luxueux.
Seule les sépare de nous la grande
dévoreuse, la révolution.
thomas sotinel

Dans « Fi Al­Thawra », la jeune cinéaste Maya Khoury a voulu suivre le processus révolutionnaire dans la durée. THE ABOUNADDARA COLLECTIVE

©CARACTÈRES CRÉDITS NON CONTRACTUELS

UN FILM DE KANTEMIR BALAGOV


Attentionchefd’œuvre!


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