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DIMANCHE 11 LUNDI 12 AOÛT 2019
CULTURE
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Sziget, l’île de la coexistence pacifique
A Budapest, le plus grand festival de musique en Europe prône une « Love Revolution » sans contestation
REPORTAGE
budapest (hongrie)
envoyé spécial
C’
est indiqué à l’entrée
du pont surplom
bant le Danube, là
où les festivaliers
multiplient les selfies : « Sziget,
l’île de la liberté ». Le slogan laisse
supposer que la liberté coulerait
un peu moins autour des 75 hec
tares que forme Obuda, au nord
du centreville de Budapest, où se
tient le plus grand festival de
musique d’Europe : près de
500 000 spectateurs en sept
jours, accueillis dans un Etat qui
n’occupe que le 12e rang en taille
dans l’Union européenne mais se
trouve idéalement situé au cœur
de la Mitteleuropa. A ce paradoxe
fondateur s’en est ajouté un autre,
depuis 2010, avec le retour dura
ble du premier ministre Viktor
Orban : dès sa deuxième édition,
en 1994 (avec Jethro Tull et Ten
Years After), Sziget n’a cessé, à
grand renfort de signes « Peace
and Love », de jouer l’analogie
avec le père des festivals, se bapti
sant alors « Eurowoodstock ». Et
de prôner des valeurs aux antipo
des de celles du chef populiste et
nationaliste du Fidesz.
Ce qui rapproche le plus Sziget
de Woodstock, dont on célèbre
ces joursci le cinquantenaire, ce
sont surtout les tentes à même le
site, comme les sacs de couchage
l’étaient sur le champ de Bethel.
Mais làbas, jadis, on entendait
des discours contre l’adminis
tration américaine ou la guerre
du Vietnam. Ici, rien de bien of
fensif derrière le mot d’ordre
« Love Revolution ». Le premier
terme est censé mettre à peu près
tout le monde d’accord, quand le
second est utilisé de nos jours
pour vendre des chaussures de
sport et des smartphones.
Les marques ont d’ailleurs pris
les leurs entre les quatorze scènes.
La principale, nommée en mé
moire de Dan Panaitescu, le pro
grammateur historique du festi
val, mort en 2016, est réservée
aux poids lourds de la scène inter
nationale, tels Foo Fighters pour
finir, un groupe dont le cachet
était trop élevé cet été pour les fes
tivals français. « Nous avons dé
pensé autant d’argent pour le der
nier jour de programmation sur la
scène principale que nous l’avons
fait pour l’ensemble des artistes in
ternationaux lors des deux derniè
res éditions, confie la directrice de
la programmation, Virag Csiszar.
Mais, contrairement à la France,
où plusieurs festivals sont en con
currence, nous sommes les seuls
dans notre zone géographique à
pouvoir payer de tels cachets ».
Il n’y a pas eu à le regretter en ce
qui concerne le barde britanni
que Ed Sheeran, dont la venue
pour la soirée d’ouverture, mer
credi 7 août, a provoqué des bou
chons monstres. En multipliant
par douze sa fréquentation de
puis sa création, Sziget, ce géant à
l’étroit sur son île, a atteint sa
taille critique. Surtout quand les
Hongrois décident de venir. D’or
dinaire, ils ne constituent qu’un
quart d’un public majoritaire
ment britannique, néerlandais et
français, aimanté par le premier
produit d’appel de tout festival
« poprock » : le coût de la bière.
Car pour le commun des Ma
gyars, le pass sept jours à
339 euros (le salaire minimum
s’établit à 464 euros mensuels),
est rédhibitoire. Les plus fortu
nés se contentent donc de l’en
trée journalière à 79 euros.
Le festival le plus cher de Hongrie
« Comparés à d’autres festivals
européens, nos tarifs ne sont pas si
élevés, mais ils le sont évidemment
pour la Hongrie, reconnaît Virag
Csiszar. C’est le festival le plus cher
du pays, mais si les Hongrois vou
laient en voir un identique à
l’étranger, cela leur coûterait beau
coup plus. » Sziget organise heu
reusement en juin le Volt Festival
à Sopron, près de la frontière
autrichienne, beaucoup plus
abordable, « avec quelques noms
internationaux, comme Linkin
Park ou Depeche Mode, et essen
tiellement des groupes hongrois ».
Le grand frère, lui, avec sa cen
taine de nationalités présentes,
est cosmopolite, protecteur de la
planète et gay friendly, mais sans
trop d’ostentation. Fondé par
Péter Müller, une des figures his
toriques du rock local – dont le
groupe Sziami se produit tradi
tionnellement en clôture – et son
ancien manager Karoly Gerendai,
il a été racheté en 2017 par Provi
dence Equity Partners. Un fonds
d’investissement américain qui
finance les activités de Supers
truck, société créée par James
Barton, un ancien de l’hydre du
spectacle Live Nation.
Ce rachat n’a miraculeusement
pas fait disparaître les musiciens
hongrois de la programmation.
Ce qui offre l’occasion d’entendre
le cymbalum, cette cithare sur ta
ble surnommée « le piano tzi
gane », avec le Sziget Symphony
Orchestra, comme de découvrir
l’ampleur insoupçonnée du reg
gae dans ce pays. Mayberian Sans
külots, dont le nom laisse présa
ger des enragés, séduit avec une
pop rêveuse et éthérée, qui rap
pelle agréablement Liz Fraser et
les Cocteau Twins. Ce qui frappe le
plus, néanmoins, est l’absence de
musicien portant une parole un
tantinet protestataire. Le contexte
s’y prête, le pays beaucoup moins.
Quimby est un des groupes les
plus populaires en Hongrie, ce
qui lui a valu, jeudi 8 août, l’hon
neur de la scène principale. Le
chanteur et guitariste Tibor Kiss,
épris de poésie (et prix de poésie),
possède un charisme tourmenté
indéniable, qui contraste habile
ment avec l’humeur plutôt festive
de son groupe, pratiquant un mé
lange explosif de rhythm’n’blues
cuivré et de mélopées tziganes,
avec de surprenants détours vers
le jazz à vibraphone ou Ennio
Morricone. « Les paroles sont en
hongrois mais on peut ajouter des
refrains en espagnol, des phrases
allemandes ou un intermède
chinois », explique l’autre chan
teur (et percussionniste), Livius
Varga. Une démarche qui convo
que le souvenir de La Mano Negra.
Après le concert, Tibor Kiss, dont
l’idole est Tom Waits, parle de sa
jeunesse à Dunaujvaros, à 80 km
au sud de Budapest, une cité nou
velle érigée comme modèle socia
liste dans les années 1950 : « Elle
s’est même appelée un temps la
Ville de Staline, comme Stalingrad!
Il a fallu se libérer de la famille et
des parents, du lycée et des profs,
mais surtout de cette existence
communiste. Les années 1990 fu
rent une danse des papillons, la li
berté nous a permis pour la pre
mière fois d’aller à l’étranger ».
Trente ans après l’avènement de
la démocratie, Quimby se pré
sente comme un groupe apoliti
que et fataliste. « On sait bien que le
pouvoir sera toujours dans les
mains d’une petite minorité, juge
Tibor Kiss. Ce qui m’intéresse c’est
d’abord de comprendre le monde
en rencontrant des maires et des
stars du rock, des éboueurs comme
des clochards. Aujourd’hui, les gens
sont dressés les uns contre les
autres et la peur domine. Or, notre
but est de les unir. » Dans son sou
hait d’œcuménisme, Quimby est
peutêtre allé trop loin. Le groupe a
été vertement critiqué pour avoir
joué à Tusvanyos, en Transylvanie
roumaine. Sur la scène où Viktor
Orban, nostalgique de la « Grande
Hongrie » d’avant le traité de Tria
non de 1920, et le Fidesz tiennent
leur université d’été.
« Un proverbe hongrois dit qu’il
ne faut pas toucher les mousta
ches du lion qui dort », sourit
Le groupe hongrois Quimby
au Sziget Festival, le 8 août.
Au premie plan, le chanteur
et guitariste Tibor Kiss.
MARTON MONUS
« On essaie
de faire passer
des messages,
mais on ne
critique pas le
gouvernement »
ANDRAS DARDAK
représentant du Sziget dans
les pays francophones
Andras Dardak, représentant du
Sziget dans les pays francophones.
« L’île de la liberté » en connaît
parfaitement les limites, mieux
qu’Aurora, un centre culturel du
8 e arrondissement de Budapest
organisant des concerts et prô
nant la démocratie participative,
dont les activités n’ont cessé d’être
empêchées, entre tracasseries ad
ministratives et intimidations.
Certes, les Pussy Riots ont été les
« invitées d’honneur » de Sziget
en 2015. Mais le pouvoir n’a
aucune raison de chercher des
noises à cette institution financée
par le privé à 95 %, et qui attire
autant de touristes et de recettes.
Même Istvan Tarlos, un proche
d’Orban qui avait ferraillé contre
le festival quand il était bourg
mestre du 3e arrondissement, a
fini par glisser sa trombine et son
mot d’accueil d’actuel maire de
Budapest dans le passeport distri
bué aux festivaliers.
En 2001, il avait mis ainsi en
garde contre toute « propagande
homosexuelle » et Sziget s’était
plié par écrit à cette exigence. Ce
qui n’empêche pas le drapeau arc
enciel de flotter discrètement sur
le site ou l’organisation d’un débat
sur les transgenres. « On essaie de
faire passer des messages, mais on
ne critique pas le gouvernement,
reconnaît Andras Dardak. En
échange, le Sziget permet de dire
que la Hongrie est un pays libre... ».
Viktor Orban n’a jamais daigné
honorer de sa présence la plus
grande manifestation culturelle
de son pays, quand sa fille Rahél
fréquente toujours l’espace VIP,
après avoir effectué un stage au
Sziget en 2012. « C’était malin car
cela protégeait le festival, se
souvient Andras Dardak. A
l’époque, un groupuscule d’ex
trême droite a voulu faire une dé
monstration devant la scène prin
cipale, et entrer sans payer. Ils ont
bloqué l’entrée et la police ne fai
sait rien. La fille a appelé son père
et, dix minutes plus tard, la police
rappliquait... »
bruno lesprit
Sziget Festival, Budapest,
jusqu’au 13 août.
Szigetfestival.com
s’il est un groupe qui connaît bien le
Sziget, c’est Besh o droM. L’octuor, dont
le nom en romani lovari signifie « che
vaucher la route », célèbre cette année
ses 20 ans de joyeuse activité après avoir
donné le deuxième concert de son exis
tence dans ce festival qui accueillait
alors un autre musicien capable de ma
rier les traditions avec une énergie
punk, Rachid Taha.
Depuis, le groupe formé à Budapest a
connu de nombreux changements de
personnels mais ses deux leaders fonda
teurs sont toujours là, le chanteur et
joueur de derbouka Adam Pettik et son
compère Gergely Barcza, virtuose du ka
val, flûte jouée historiquement dans les
pays balkaniques, qu’il marie à un EWI
(Electronic Wind Instrument), un instru
ment à vent relié à un ordinateur. Cette
association montre que Besh o droM est
adepte du grand écart entre le patri
moine folklorique, du Danube au Nil, et
la modernité, au risque de mécontenter
les puristes.
« Depuis 1999, nous avons joué tous les
ans au Sziget, à une exception près, et à
deux reprises pendant plusieurs
années », précise Gergely Barcza, qui se
souvient que lors de sa première venue,
il avait peiné pour trouver l’unique
scène et s’était orienté au son, sur une
île plongée dans le noir.
C’est cerné de guirlandes de lampions
que Besh o droM a retrouvé ses fans hon
grois, vendredi 9 août. Après une intro
klezmer, les corps n’ont plus cessé de
sautiller devant la clarinette et le saxo
phone en fusion, adossés à une section
rythmique électrique basculant brus
quement de la polka au ska, du rocka
billy à d’infernales doubles croches qui
n’ont rien à envier au speed metal. Mais
l’âme demeure balkanique : « Que j’aille à
Budapest ou à Bucarest, je suis frappé par
la similitude culturelle, et il en va de
même avec la Bulgarie ou la Macédoine,
constate Gergely Barcza. Le cymbalum
(tenu par Jozsef Csurkulya, le troisième
membre présent depuis les débuts) ou
mon kaval, par exemple, sont des instru
ments communs aux Hongrois et aux
Roumains », deux peuples que le natio
nalisme a toujours cherché à diviser.
Dans les années 2000, Besh o droM a
profité, notamment en France, d’un in
térêt encore vivace pour les musiques
Le groupe Besh o droM à cheval entre pop-rock et musique balkanique
tziganes, après les succès des films Le
Temps des Gitans (Emir Kusturica, 1988)
et Latcho Drom (Tony Gatlif, 1993). La
vogue est retombée, sans faire dévier
les musiciens de leur route puisqu’ils
sont en train de préparer leur sixième
album, le premier depuis 2011.
Leur dispersion ne doit pas faciliter les
choses. « Nous avons quitté la Hongrie il y
a sept ans, raconte Gergely Barcza. Adam
vit à Bristol et moi près de Jérusalem, prin
cipalement à cause de la politique d’Or
ban. C’est un beau pays, j’ai plaisir à y reve
nir plusieurs fois par an, mais je n’ai plus
envie d’y résider. » Le public ne leur en a
pas tenu grief, communiant dans la sueur
avec ces musiques de mariage et de bap
tême, qui négligent les enterrements.
b. lt