Le Monde - 11.08.2019

(Joyce) #1

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INTERNATIONAL


DIMANCHE 11 ­ LUNDI 12 AOÛT 2019

0123


« Sur la Chine, les 


Américains n’ont 


pas de stratégie »


L’ancien premier ministre australien


Kevin Rudd s’inquiète des divisions


au sein de la Maison Blanche


sur l’attitude à adopter face à Pékin


Sit­in de
protestation
à l’aéroport
de Hongkong,
le 9 août.
VINCENT THIAN/AP

Pékin s’en prend à Cathay Pacific, entreprise symbole de Hongkong


Les autorités interdisent aux salariés de la compagnie aérienne ayant participé à la grève générale du 5 août de survoler le territoire chinois


hongkong ­ envoyé spécial

J


amais à court d’idées, les jeu­
nes de Hongkong ont entamé
leur troisième mois de mobi­
lisation en transformant le
hall d’arrivée de l’aéroport en un
gigantesque lieu de happening.
Depuis vendredi 9 août, des cen­
taines de manifestants ac­
cueillent les voyageurs dans une
ambiance bon enfant en chan­
tant ou en criant « à bas la tyran­
nie ». « Libérez Hongkong de la dic­
tature du Parti communiste chi­
nois », peut­on lire sur une affi­
che. Le 9 juin, un million de
Hongkongais manifestaient con­
tre un projet de loi permettant les
extraditions vers la Chine conti­
nentale. Depuis, ce projet a été
« suspendu », mais le mouvement
se poursuit et les revendications
se sont élargies.
Le problème pour les manifes­
tants est que les autorités chinoi­
ses, bien décidées à ne pas laisser

s’installer le « chaos » dans cette
« Région administrative spé­
ciale » qu’est Hongkong, ne man­
quent pas non plus d’imagina­
tion. La Chine a annoncé ven­
dredi une mesure spectaculaire et
inédite : elle interdit aux em­
ployés de la compagnie aérienne
hongkongaise Cathay Pacific
ayant participé à la grève générale
du 5 août d’effectuer des vols vers
la Chine, mais aussi de survoler
son territoire.

Message à toutes les entreprises
Tous les vols vers l’Europe et la
Russie sont donc potentielle­
ment concernés. A partir du sa­
medi 10 août, la compagnie doit
soumettre à l’aviation civile chi­
noise le nom des membres de ses
équipages concernés. S’ils com­
portent un gréviste, le vol sera in­
terdit. Les autorités de l’aviation
civile chinoise ont par ailleurs
exigé que Cathay leur transmette,
jeudi 15 août, les plans détaillés

qu’elle compte prendre en ma­
tière de sécurité. Elles auraient en
effet découvert « récemment » de
nombreux « risques » en la ma­
tière. Cathay pourrait également
être boycottée par les investis­
seurs chinois. Le syndicat du per­
sonnel navigant de cette compa­
gnie avait soutenu l’appel à la
grève, et un pilote de Cathay a été
arrêté durant les manifestations.
En s’en prenant à l’une des so­
ciétés les plus emblématiques de
Hongkong, la Chine entend en­
voyer un message à toutes les en­
treprises. Elles savent ce qu’elles
risquent si elles laissent leurs sa­
lariés participer à des manifesta­
tions antichinoises. Paradoxale­
ment, alors que cette décision ne
peut que menacer l’un des fleu­
rons de Hongkong, la chef de
l’exécutif local, Carrie Lam, a, au
cours d’une conférence de presse,
vendredi, insisté sur les consé­
quences économiques de la con­
testation actuelle, « encore plus

sévères », selon elle, que la crise fi­
nancière de 2008. Au passage, elle
a dénigré les manifestants, esti­
mant qu’ils n’avaient « aucun in­
térêt pour la société ».
Elle a confirmé qu’elle refusait
toute concession. La priorité est
de « mettre fin à la violence ». Re­
cevant Le Monde, Regina Ip, pré­
sidente du New People’s Party,
un parti conservateur pro­Pékin,
est sur la même ligne. « Nous
avons déjà fait des concessions.
Carrie Lam a présenté ses excuses
et la loi sur l’extradition est
morte », explique cette femme,
pour qui « Hongkong est
aujourd’hui plus démocratique
que sous les Britanniques ».
Selon elle, le mouvement actuel
est « antigouvernemental » et
« antichinois », et « il n’y a rien à
négocier ». Elle ne croit pas à une
intervention militaire chinoise,
car « le prix politique à payer serait
trop élevé ». Selon elle, « le gouver­
nement chinois a donné son feu

vert pour réprimer plus dure­
ment » le mouvement. Ce n’est
que si le « chaos » se poursuit
qu’une intervention directe de
Pékin est envisageable.

Coupable tout trouvé
Plusieurs manifestations sont
prévues le week­end du 10 et du
11 août. Elles constitueront un
nouveau test pour les manifes­
tants et pour les forces de l’ordre.
L’action de celles­ci – notam­
ment l’emploi massif de gaz la­
crymogène – est devenue l’un
des points de cristallisation du
conflit. L’ambiance est tendue.
Vendredi, la police a démenti la
rumeur selon laquelle elle allait
privilégier les arrestations mas­
sives plutôt que la dispersion des
manifestations.
Après avoir défini, mercredi
7 août, ce mouvement comme
une « révolution de couleur », ce
qui signifie, aux yeux de Pékin,
fomenté par l’Occident, la Chine a

trouvé le coupable. C’est une
femme, Julie Eadeh, conseillère
politique au consulat des Etats­
Unis à Hongkong. Celle­ci a été
vue début août rencontrant deux
militants, Joshua Wong et Na­
than Law, dans le hall d’un hôtel.
Pour la télévision publique chi­
noise CCTV, cette femme n’est
autre que « la main noire qui, der­
rière la scène, provoque le chaos à
Hongkong ». Une « mystérieuse
et discrète experte en subver­
sion », selon le quotidien de Hon­
gkong prochinois Ta Kung Pao,
qui a révélé cette rencontre et
fourni de multiples renseigne­
ments sur sa famille.
« Les diplomates américains ren­
contrent régulièrement des Hon­
gkongais de tous horizons », a ré­
pliqué le département d’Etat
américain, qui qualifie d’« irres­
ponsable » et de « dangereuse » la
publication de ces informations
d’ordre privé.
frédéric lemaître

L ’ I N F L U E N C E D E L A C H I N E


ENTRETIEN
new york ­ correspondant

K


evin Rudd, ancien premier
ministre travailliste d’Austra­
lie, est le président de l’Asia
Policy Institute, un think tank
de New York destiné à favori­
ser les relations des Etats­
Unis avec l’Asie. Il analyse les stratégies chi­
noises et américaines, alors que les tensions
sont vives entre les deux géants.

Trente ans après Tiananmen, la révolte
de Hongkong va­t­elle finir par être ré­
primée par Pékin?
Je serais très surpris que les autorités de Pé­
kin prennent ce risque. Une intervention
militaire ou de police à Hongkong me sem­
ble très improbable : il y aurait une résis­
tance féroce et elle coûterait beaucoup plus à
la réputation de la Chine qu’elle ne rapporte­
rait. Dans la hiérarchie des priorités de Pékin,
Hongkong fait partie de la deuxième prio­
rité, l’unité nationale, mais une intervention
abîmerait la légitimité du parti, qui est la
priorité première, et mettrait en danger
l’économie – la troisième priorité.

A Tiananmen, ce risque a été pris.
C’était beaucoup plus tôt et il s’agissait
d’une affaire intérieure. Hongkong reste tou­
jours un monde différent. Ce n’est pas Shan­
ghaï, Donggang ou Wuhan. Certains crai­
gnent que le chaos à Hongkong se propage.
Mais les Chinois du continent, même les dis­
sidents, savent qu’une action similaire ne
marchera pas. De surcroît, une intervention
détruirait tout espoir d’unification pacifique
avec Taïwan car le système « un pays deux
systèmes » serait complètement mort.

Comment cela va­t­il finir?
Mon diagnostic part du principe que le
mouvement ne devient pas considérable­

ment plus violent, menaçant pour l’admi­
nistration de Hongkong et ne progresse pas
en taille. Le scénario le plus vraisemblable
est que Pékin, par sa non­réaction, va laisser
le mouvement décliner. Certains formulent
l’hypothèse d’une intervention de l’armée
populaire la semaine du 12 août. Je ne vois
rien de tel. Une intervention aurait des con­
séquences inconnues au niveau internatio­
nal et provoquerait l’isolement de la Chine.

La révolte intervient dans un climat très
tendu avec les Etats­Unis. Après la guerre
commerciale, la guerre technologique et
monétaire. Et après, la guerre tout court?
Il est facile de prédire un enchaînement né­
gatif qui déboucherait, après la guerre moné­
taire, sur une guerre financière plus large.
C’est là que la situation devient particulière­
ment grave, à cause de l’interpénétration des
marchés financiers. Si cette tendance conti­
nue, cela équivaut à un découplage des écono­
mies, précondition d’une guerre froide. Tout
cela est possible, mais je ne pense pas qu’il y
ait unanimité dans l’administration améri­
caine pour estimer que c’est le but à atteindre.

Quel est le but des Etats­Unis : obtenir de
la Chine qu’elle respecte les règles du jeu
du commerce mondial et l’intégrer ou
l’isoler?
Les Américains n’ont pas de stratégie, juste
une attitude. Cela s’explique par les immen­
ses tensions internes à l’administration sur
les objectifs. Il y a ceux qui veulent mener et
remporter une guerre commerciale, et ap­
porter des changements à l’économie chi­
noise, y compris sur la propriété intellec­
tuelle, les transferts forcés de technologies
et les subventions d’Etat aux entreprises chi­
noises. Cette vision est celle du secrétaire au
Trésor, Steven Mnuchin, du représentant au
commerce, Robert Lighthizer, et du con­
seiller économique Larry Kudlow. Une fois
un accord signé, on en resterait là, sans

guerre technologique ou financière. Ce se­
rait une politique étrangère d’accommoda­
tion et le statu quo militaire.
Vous avez une deuxième école, celle du
conseiller Peter Navarro, dont le but est
d’empêcher la Chine de s’élever davantage.
Elle passe par un découplage des économies,
implique de passer de la guerre commerciale
à la guerre financière. Dans cette hypothèse,
les Etats­Unis tentent de couper la Chine non
seulement des marchés américains, mais
aussi de ses alliés et le plus possible des mar­
chés mondiaux.

Quelle forme cette guerre financière
prendrait­elle?
Les premiers signes pourraient être la limi­
tation de la cotation des entreprises chinoi­
ses sur les places financières américaines et
alliées, la restriction des lignes de crédit oc­
troyées par les banques américaines et al­
liées. In fine, les Etats­Unis pourraient utili­
ser l’arme du dollar.

Avec des embargos comme ceux
sur l’Iran?
A l’extrême, oui. Nos amis chinois ont cer­
tainement déjà commencé à faire des simu­
lations financières sur l’usage de l’arme du
dollar, comme elle est employée à l’égard du
Venezuela et de l’Iran. Le point d’arrivée de

cette politique marquerait le début d’une
guerre froide effective. Les relations sino­
américaines seraient de même nature que
jadis les relations américano­soviétiques,
sans imbrication politique, avec une straté­
gie de « containment »[endiguement].

Et la troisième école, c’est la guerre?
La troisième possibilité ne se termine pas
nécessairement en guerre mais implique une
confrontation de politique étrangère directe,
qui peut ou non finir en conflit. Cette troi­
sième école se situe toujours à l’intérieur de
l’administration, mais à ses marges. On y
trouve des gens comme Stephen Miller, con­
seiller spécial du président, ou l’entourage du
vice­président, Mike Pence. On assisterait à un
« rollback » [contre­offensive] massif des Amé­
ricains contre les routes de la soie, contre
toute revendication territoriale chinoise dans
la mer de Chine méridionale ou contre le
schéma des opérations navales et des règles
d’engagement des navires américains quand
les Chinois tentent de les intercepter.
Cela signifierait aussi une confrontation di­
recte avec l’initiative technologie 2025 de la
Chine et des injonctions aux firmes américai­
nes et alliées contre leur participation à tout
développement technologique chinois, par­
ticulièrement celles avec des applications mi­
litaires. Et l’on verrait des attaques générali­

« UNE INTERVENTION 


MILITAIRE


OU DE POLICE 


À HONGKONG SEMBLE 


TRÈS IMPROBABLE : 


ELLE COÛTERAIT 


BEAUCOUP PLUS


À LA RÉPUTATION


DE LA CHINE QU’ELLE 


NE RAPPORTERAIT »

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