Le Monde - 11.08.2019

(Joyce) #1

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DIMANCHE 11 ­ LUNDI 12 AOÛT 2019 | 23


Pour les 75 ans du journal, la romancière,
Prix Médicis 2010 pour « Naissance
d’un pont », raconte sa relation au journal.

Dans ma relation avec « Le Monde »,
je ne suis pas loin de ce que l’on appelle
le « syndrome de Diogène », autrement
dit la manie de tout conserver : ce journal
ayant la particularité d’être un quotidien
qui dure, j’ai longtemps gardé des coupu­
res, soit pour mes enfants quand ils sont
devenus grands, soit surtout pour ma
documentation personnelle. Certains ar­
ticles sont d’ailleurs devenus des res­
sources pour mes livres. Je suis très at­
tentive aux suppléments, et notamment
à celui des sciences, qui met des sujets
complexes à la portée des lecteurs. Fina­
lement, Le Monde est le seul quotidien à
donner des nouvelles d’une manière
aussi déployée, dans tous les domaines.
Aujourd’hui, je suis passée à la ver­
sion numérique, mais je continue
d’acheter le papier à certaines occa­
sions, notamment quand il se passe
quelque chose d’important. Quoi qu’il
en soit, sur le Web, je ne lis jamais le fil
d’actualité, uniquement la version PDF,
dont j’aime les caractères immuables
et, bien sûr, l’ordonnancement. Je suis
très attachée au primat donné à l’inter­
national. J’aime le parti pris qui
consiste à dire que le monde est plus
important que le pays.

Une marque de distinction
J’aime aussi ce grand format qui permet
à plusieurs sujets différents de cohabi­
ter dans un même espace, d’une ma­
nière presque fictionnelle. Les échos ou
les dissonances qui en résultent créent
des effets imaginaires. Quand je suis ar­
rivée du Havre, à l’époque où j’étais étu­
diante en hypokhâgne, je voyais des tas
de gens lire Le Monde avec les bras
grands ouverts, dans le bus qui m’em­
menait de porte de la Muette à Havre­
Caumartin. Cela me fascinait. Du reste,
la découverte de ce journal est très liée
dans mon esprit à celle de la capitale.
Chez mes parents, on lisait plutôt la
presse régionale et Le Figaro. Je viens
d’un milieu cultivé mais pas intellec­
tuel, où une seule personne, un oncle
professeur de médecine, était abonnée
au Monde. C’était une marque de dis­
tinction. D’où l’importance de la pre­
mière fois où l’un de mes romans, Nais­
sance d’un pont (Verticales), a fait
l’ouverture du « Monde des livres »,
en 2010. Pour ma famille, c’était un si­
gne très fort. La preuve d’une attention
portée à mon travail.
Une chose me surprenait beaucoup, à
l’époque, et je continue de trouver cela
intrigant : cette façon de jouer avec les
dates. Un journal de l’après­midi qui
porte la date du lendemain, cela crée un
rapport assez fictionnel, là encore, entre
la prédiction et le retour sur les événe­
ments. L’ennui, c’est que cela ne facilite
pas les recherches : combien de fois me
suis­je cassé la tête pour retrouver un
article! Je me disais, c’est paru tel jour,
mais Le Monde, lui, indiquait une autre
date. J’ai aussi mis un peu de temps à
m’habituer au fait que « Le Monde des
livres » soit daté du vendredi, alors que
le jour de la littérature, en France, est
traditionnellement le jeudi. Finalement,
tout cela montre que Le Monde est pour
moi un rituel, sa lecture donne forme à
la journée. A tel point que j’aime même
le petit temps que met l’édition numéri­
que à se charger sur ma tablette !
propos recueillis par
raphaëlle rérolle

Prochain article Daniel Cohen

« LE  MONDE »  ET  MOI


MAYLIS  DE  KERANGAL


« C’EST INTRIGANT, 


CETTE FAÇON DE JOUER 


AVEC LES DATES »


De Tunis, « on observe Tripoli­la­fiévreuse »


CORRESPONDANTS  DE  PRESSE  12 | 12  Pour le journaliste du « Monde » Frédéric Bobin,


la capitale tunisienne est la porte d’entrée du conflit libyen. A son


atmosphère paisible s’oppose un pays en guerre, où rien n’est jamais assuré


C’

est à chaque fois le même
sentiment brouillé. Ce
plaisir inquiet. Cette joie
soucieuse. Privilège que
de partir pour la Libye post­Kadhafi
plongée dans le tumulte, abcès géopoli­
tique régional et peuple attachant. Et
pourtant, au moment de boucler la va­
lise, l’appréhension monte. On songe
déjà aux multiples tracas sur place : la
paperasse, le tampon, le contrôle des dé­
placements au nom de « la sécurité ». Le
corset d’un système qui, malgré la révo­
lution de 2011, a de beaux restes.
Etre correspondant à Tunis, c’est aussi
couvrir la Libye voisine. Les deux pays,
qui connurent une fusion éphémère
en 1974, sont très liés. L’affinité est sur­
tout forte avec la Tripolitaine (dans
l’ouest), qui appartient au même espace
humain et historique que la Tunisie.
Avant la vague des « printemps arabes »,
la main­d’œuvre tunisienne était nom­
breuse à avoir migré en Libye, eldorado
scintillant alors des mille feux de son pé­
trole. Mais durant l’insurrection li­
byenne de 2011, le flux s’est inversé : les
Libyens fuyant les combats ont afflué en
masse à Djerba, Sfax ou Tunis. Depuis,
beaucoup sont retournés au pays mais le
chaos libyen, qui s’éternise, impose des
va­et­vient permanents.
Dans la paisible atmosphère de Tunis,
on prend – à distance – le pouls de
Tripoli­la­fiévreuse. Le temps de quel­
ques discrets conclaves, les chefs politi­
ques ou militaires libyens embou­
teillent les lobbies d’hôtels de luxe de
Gammarth, station balnéaire au nord
de Tunis. La capitale tunisienne, théâtre
de bien des médiations, est l’anticham­
bre diplomatique de Tripoli. Toutes les
factions rivales s’y croisent secrète­
ment, s’évitent ostensiblement, et s’es­
pionnent le plus souvent. Récemment,
alors que je discutais dans un hôtel avec
un « activiste de la société civile » venu
de Benghazi, nous avons dû changer su­
bitement de place à sa demande ex­
presse. L’homme avait blêmi en voyant
s’asseoir à nos côtés un autre visiteur li­
byen, issu d’une obédience adverse.
Ces rencontres tunisoises sont pré­
cieuses entre deux séjours sur place qui,
pour moi, n’ont jamais excédé trois par
an. L’obtention du visa relève de prati­
ques baroques et à l’issue souvent im­
prévisible, à l’image d’un pays sens des­
sus dessous. Dans cette Libye fracturée
entre deux pouvoirs rivaux, il faut
s’adresser à une autorité différente se­
lon que l’on projette de se rendre en Cy­
rénaïque (Est) ou en Tripolitaine (Ouest).

Mon premier déplacement en Libye
en 2015, dès mon installation à Tunis,
restera durablement gravé dans ma mé­
moire. Le plan était de réaliser un entre­
tien avec le général (devenu depuis ma­
réchal) Khalifa Haftar, le sulfureux chef
militaire de l’Est libyen. Le visa avait été
négocié auprès d’un agent pro­Haftar,
gaillard à la longue chevelure de
Cheyenne, vivant en Allemagne et ren­
contré au cours d’un de ses passages à
Tunis, dans l’un de ces fameux hôtels de
Gammarth prisés des Libyens. L’affaire
avait été plutôt facile. Haftar, à l’époque
moqué comme un général d’opérette
dans bien des chancelleries, voulait s’ex­
primer dans les médias européens.
A mon arrivée à l’aéroport de la petite
localité de Labraq – seule ville de Cyré­
naïque alors desservie de Tunis – un of­
ficier de l’Armée nationale libyenne
(ANL), sanglé dans son treillis couleur
sable, m’a pris en charge et déposé, à
quelque 130 km de là, dans un hôtel
proche du quartier général de Haftar.
Livré à moi­même dans cet établisse­
ment défraîchi baignant dans une
atmosphère à la Modiano, hall obscur
traversé de miliciens mystérieux, j’at­
tendrai trois jours sans aucune nou­
velle de l’interview promise.

Un moineau déclenche l’alarme
Décontenancé, je commençais à imagi­
ner que l’on m’avait oublié. Enfin, un
émissaire s’est présenté pour me con­
duire chez Haftar. De l’entretien, j’ai sur­
tout conservé deux souvenirs. D’abord,
la posture affectée, et un brin mystique,
d’un homme providentiel s’autoprocla­
mant « sauveur de la patrie ». Ensuite, ce
moineau férocement chassé à coups de
crosse dans le hall d’entrée par des gar­
des fébriles. L’oisillon s’était glissé dans
la forteresse par on ne sait quel fenes­
tron. Fallait­il que la sécurité du hiérar­
que fût à ce point menacée pour que l’in­
nocent intrus déchaîne pareille alarme...
Le lendemain, l’officier qui m’avait ac­
cueilli le premier jour a subitement
réapparu pour me raccompagner à l’aé­
roport de Labraq. Et là, l’incident éclate,
mon vrai baptême libyen. Alors que le
véhicule de l’officier, muni de tous les
laissez­passer, me dépose quasiment


  • traitement VIP – au pied de la passe­
    relle de l’avion, j’objecte que mon passe­
    port doit être frappé d’un visa de sortie.
    Mon guide avait négligé le détail. Nous
    rebroussons donc chemin de quelques
    dizaines de mètres et l’officier, décon­
    certé par mon formalisme, m’aban­
    donne à la file des quidams patientant


devant le guichet de la police de l’immi­
gration. Muni de mon précieux tampon,
je passe le portique de sécurité. Le garde
de service, un milicien en civil, m’inter­
pelle alors bruyamment au motif que je
suis en possession de monnaie étran­
gère (de simples dinars tunisiens) que je
n’avais pas déclarée à mon arrivée. Vi­
sage hostile, il m’ordonne de m’écarter
en attendant de régler mon cas tandis
que les passagers entrent dans l’avion
aux moteurs déjà vrombissants. Le cer­
bère ne me libérera qu’au dernier ins­
tant, apparemment pas mécontent de
m’avoir rudoyé de longues minutes
pour une peccadille administrative. Un
passager, embarrassé, me glisse à
l’oreille : « Désolé pour vous, mais voilà,
c’est la Libye d’aujourd’hui ». Quant à
moi, j’ai retenu la leçon : en Libye, tout
peut se retourner en quelques secondes.
A Tripoli, à l’autre bout du pays, siège
du pouvoir rival, le climat est en général
plus policé mais il n’échappe pas à cette
fameuse réversibilité libyenne. Un
homme l’illustre mieux que qui­
conque : Jamal Zubia, patron du Foreign
Media Department (FMD) jusqu’à sa
disgrâce à l’été 2016. Colosse ron­
douillard, visage enrobé d’une courte
barbe neigeuse, il a longtemps été l’in­
terlocuteur incontournable des en­
voyés spéciaux étrangers.
Avec lui, tout semblait assez simple : il
accordait les visas à distance – un simple
échange de mails entre Tunis et Tripoli –
à charge pour les journalistes de récupé­
rer le document à tel poste­frontière.
Son accessibilité n’était bien sûr pas in­
nocente : sa mission était de réhabiliter
l’image du gouvernement de Fajr Libya
(« Aube de la Libye ») à dominante isla­
miste qui a régné à Tripoli entre
l’été 2014 et le printemps 2016. Il avait à
cœur de montrer aux médias étrangers
que Tripoli était une cité calme, paisible,
siège d’un Etat fonctionnel, à mille
lieues du coupe­gorge « terroriste » dé­
crit par la propagande rivale de Haftar.
Le rituel était rodé. Dès l’arrivée dans la
capitale, il fallait rendre visite à « Jamal ».

Calé derrière son bureau où trônait un
écriteau ironique – « The Boss » – le grand
prêtre de la communication de Fajr
Libya recevait avec un mélange d’onc­
tuosité et de dirigisme. Voulait­on se
rendre à Misrata, à Sabratha, à Zouara? Il
finissait par signer une autorisation
mais, en échange, il invitait à d’insipides
conférences officielles auxquelles nous
faisions tout pour échapper. Jusqu’au
jour où Jamal Zubia a subitement dis­
paru. L’arrivée en avril 2016 de Faïez Sar­
raj, nouveau titulaire du pouvoir à Tri­
poli, lui a coûté son poste. Mais comme
l’intéressé faisait de la résistance, conti­
nuant d’occuper son bureau en dépit de
son limogeage officiel, il a fini par être
purement et simplement enlevé par
une milice liée aux nouveaux maîtres.
Sa détention secrète dura trois mois.
Ainsi le sol peut­il se dérober à tout
moment en Libye. Cette volatilité a
failli me ravir une amitié à Misrata à
l’été 2016, au début de l’offensive contre
le sanctuaire de l’organisation Etat isla­
mique (EI) à Syrte, située à 225 km plus à
l’est. Lors de mes reportages précé­
dents à Misrata, j’avais sympathisé avec
une famille dont j’avais fait le portrait,
Libyens moyens déroutés par le chaos
ambiant. L’un des fils, Malek [le pré­
nom a été changé], accepta d’être mon
fixeur lors de la guerre de Syrte. Une
première virée sur le front, le rond­
point Zafran jonché de verre brisé et de
douilles noircies, fut fructueuse. Là,
nous avions pu longuement discuter
avec des combattants de Misrata


  • shorts, tongs et AK­47 – sous le sque­
    lette d’un panneau publicitaire où l’EI
    avait coutume d’exhiber ses suppliciés,
    « mécréants », « espions » ou « sorciers »,
    bras en croix et tête courbée.
    Puis, pour une obscure histoire
    d’autorisation, Malek s’est brutalement
    retourné contre moi. Le jeune homme
    affable s’est mué en adversaire mena­
    çant. J’ai compris plus tard que les
    fixeurs de Misrata étaient sous intense
    pression des services de renseigne­
    ments de la ville. Malek a apparem­
    ment eu peur pour lui. Au moment du
    départ, il s’est excusé de son emporte­
    ment qui m’avait profondément blessé.
    L’habitude des aléas libyens m’a aidé à
    passer l’éponge. Mais l’incident m’a
    conforté dans cette émotion ambiguë
    qui m’étreint à l’instant de boucler une
    valise pour la Libye. Car je sais que, là­
    bas, tout est si réversible. 
    frédéric bobin


FIN

YASMINE GATEAU

LA CAPITALE TUNISIENNE 


EST L’ANTICHAMBRE 


DIPLOMATIQUE DE TRIPOLI. 


TOUTES LES FACTIONS RIVALES 


S’Y CROISENT, S’ÉVITENT, 


S’ESPIONNENT


L’ÉTÉ DES SÉRIES

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