18 | VENDREDI 9 AOÛT 2019
ANTHROPOLOGIE Vies de Mongols
Répartis entre la Chine, la Mongolie et la Russie, quelque
dix millions de Mongols forment, sur les steppes d’Asie
centrale, un ensemble disparate d’ethnies plus ou moins
similaires, dont certaines ne se reconnaissent pas dans ce
nom générique. Une communauté de langue et la cons
tance de traits culturels permettent cependant d’aborder
la vie singulière que ces peuples maintiennent à travers
les différences et les évolutions. C’est ce que fait Charlotte
Marchina dans cette enquête magnifiquement illustrée
de photographies et de cartes, synthèse d’observations
menées entre 2008 et 2019 auprès des Halh de Mongolie
et des Bouriates russes. En concentrant ses analyses sur la
forme nomade de l’élevage des « cinq museaux » (cha
meaux, chevaux, bovins, moutons et chèvres), l’anthropo
logue dégage une « triade » fondatrice
« hommeanimalenvironnement », qui
offre un cadre à la fois éclairant et sou
ple à un captivant recueil de récits de
vie. En ressort le tableau d’une réalité
méconnue, dont la richesse saute alors
aux yeux : l’expérience mongole du
monde.florent georgesco
Nomad’s land. Eleveurs, animaux
et paysages chez les peuples mongols,
de Charlotte Marchina,
Zones sensibles, 224 p., 22 €.
POLAR La victime et l’accusé
Une jeune fille déscolarisée et mal dans sa peau accuse
son professeur de théâtre de l’avoir agressée sexuelle
ment. Et voilà Angela, 12 ans, au centre de tous les regards
et de toutes les attentions, tandis que l’enseignant londo
nien, Nick, se retrouve confronté à la vindicte populaire.
Le troisième roman de l’Ecossaise Lisa Ballantyne, après
Un visage d’ange et Le Piège de la mémoire (Belfond, 2013
et 2016), nous entraîne dans les deux univers, aux antipo
des l’un de l’autre, de la victime et de l’accusé, alternant
les voix de plusieurs protagonistes, cha
cun avec ses certitudes et ses suspicions,
comme autant de manières de mettre au
jour des réalités différentes. Qui croire?
L’auteure place d’emblée le lecteur dans
le doute, et l’entraîne dans les affres
d’une enquête où rien ne semble aller de
soi. Elle bâtit son puzzle avec subtilité et
lucidité.sylvia zappi
Au loup (Little Liar), de Lisa Ballantyne,
traduit de l’anglais (Ecosse) par Carla Lavaste,
Belfond, « Noir », 336 p., 20 €.
Pierre Pevel, fantastique conteur
L’écrivain est aujourd’hui l’un des grands noms de la fantasy française
PORTRAIT
P
rintemps 1633, Paris dort sous un ciel
étoilé. Au Louvre, Richelieu s’affaire.
Son dragonnet roulé en boule sur le
bureau... » En quelques mots, Pierre
Pevel a happé Stéphane Marsan, le fondateur
de la maison d’édition Bragelonne, dans les
intrigues de cour des Lames du cardinal. « Il
m’a raconté son livre comme on décrit une
scène de film, se souvient l’éditeur. J’étais fas
ciné par ses talents de conteur. »
Pourtant, quand Pierre Pevel l’avait appro
ché quelques mois plus tôt – on est en 2003 –
avec un projet de roman fantasy de cape et
d’épée, il avait hésité. « Je lui ai dit : “Je veux
écrire une histoire de mousquetaires, avec le
cardinal Richelieu et des dragons” », s’amuse
l’écrivain nancéien, né en 1968. Aujourd’hui
florissante, la fantasy se fraie alors pénible
ment un chemin sur les étagères des librai
ries. Et le roman historique piétine.
80 000 exemplaires, 14 traductions et 10 ans
plus tard, la trilogie des Lames du cardinal,
dont l’intégrale vient d’être rééditée (Brage
lonne, 768 p., 10 €), est devenue le canon du
genre. « Avant elle, la fantasy historique était
assez confidentielle en France », confirme Phi
lippe Auribeau, auteur de la maison. Depuis,
JeanLaurent Del Socorro, Grégory Da Rosa,
Fabien Cerutti ou Estelle Faye ont creusé le
sillon. « Je voulais utiliser l’imaginaire de la
fantasy pour mettre en relief les aspérités his
toriques de l’époque », explique Pierre Pevel.
Minutieux, il a étudié des nuits entières les
détails de l’histoire pour écrire une saga cer
tes fantastique, mais crédible. « Pierre a fait
une petite erreur sur une salle de la Bastille qui
n’existait pas en 1633. Il ne s’en est toujours pas
remis », plaisante Stéphane Marsan.
Bercé par les films de cape et d’épée, bibe
ronné aux grands classiques de la fantasy
anglosaxonne comme aux Trois Mousquetai
res, d’Alexandre Dumas, ce fils d’un colonel de
l’armée de l’air, qui a passé une partie de sa
jeunesse en Allemagne, mêle les influences
dans des romans qui naviguent entre uchro
nie, steampunk, fantasy historique et roman
feuilleton. « C’est ce qui fait sa force. Il séduit le
lectorat des romans populaires, de divertisse
ment et de genre », analyse Stéphane Marsan.
Le petit écran a, lui aussi, contribué à forger
son imaginaire : « Je fais partie d’une géné
ration qui a regardé la télé avant de savoir lire,
racontetil. J’ai vécu mes premières émotions
devant le générique de Mission impossible ou
des Mystères de l’Ouest. » Adolescent, il collec
tionne les numéros spéciaux des program
mes télé américains pour connaître l’actualité
des séries. « Avec Les Lames du cardinal, j’ai
voulu adapter les techniques narratives des sé
ries à la littérature. Chaque livre de la trilogie
est ainsi divisé en épisodes. »
Dans la peau d’un cameraman
Selon Stéphane Marsan, « Pierre Pevel n’écrit
pas, il peint. C’est un auteur très visuel. » Pour
raconter une scène, l’écrivain se met dans la
peau d’un cameraman : « Je me demande si je
la vois à travers les yeux de l’acteur, caméra à
l’épaule ou en long travelling. J’ai deux métiers :
je suis scénariste, j’imagine l’intrigue que je dé
coupe en chapitres et en scènes, et romancier. »
« Il est même monteur! », complète Stéphane
Marsan, qui pourrait publier tout un volume
de scènes coupées.
A défaut, Bragelonne a fait paraître en mars
un objet littéraire étonnant. L’Héritage de Ri
chelieu (456 p., 20 €) est un roman signé Phi
lippe Auribeau, mais qui se déroule dans
l’univers de Pierre Pevel, dix ans après la tri
logie originelle. Un projet qui emprunte à la
culture de la franchise, chère aux Américains
depuis l’avènement des comics, mais qui dé
tonne dans l’édition française. « J’aime l’idée
qu’un univers vive par luimême, que les gens
se l’approprient », explique Pierre Pevel. Le
11 septembre paraîtra Contes et récits du Paris
des merveilles – recueil de six nouvelles si
tuées dans l’univers de la trilogie du même
nom de Pevel (Bragelonne, 2015), dont quatre
signées par de nouvelles plumes.
Cet été, le romancier met la dernière main
au tome IV de son cycle en cours, Haut
Royaume, prévu pour le printemps 2020. Les
trois premiers volumes se sont écoulés à
90 000 exemplaires. Auteur d’une quinzaine
d’ouvrages, Pierre Pevel figure aujourd’hui
parmi les meilleures ventes de fantasy fran
çaise. « Il incarne le panache, l’extravagance, le
bon mot à la française. Il rend merveilleux le
Paris de la Belle Epoque et la France du
XVIIe siècle. La fantasy française, c’est Pierre Pe
vel », s’enorgueillit son éditeur et ami. Lui pré
fère s’en amuser : « Ce n’est pas non plus
comme si, grâce à moi, il y avait un avant et un
après dans la littérature. »
élisa thévenet
A la Foire du livre
de BrivelaGaillarde
(Corrèze), en 2016.
JEAN-MARC ZAORSKI
« JE FAIS
PARTIE D’UNE
GÉNÉRATION QUI A
REGARDÉ LA TÉLÉ
AVANT DE SAVOIR
LIRE », DITIL
Le sens de l’incongru
Dans « Double feinte », Eric Rondepierre recherche ce que disent du réel des images irréelles
double feinte.
territoire des fictions
secondes,
d’Eric Rondepierre,
Tinbad, « Essai », 188 p., 22 €.
CRITIQUE
E
ric Rondepierre est un ar
tiste aux multiples facet
tes, qui construit depuis la
fin des années 1980 une œuvre
photographique à partir d’ima
ges qu’il ne prend pas luimême,
mais qu’il extrait de films exis
tants, sans savoir à l’avance ce
qu’il va trouver dans les archives
dormantes du cinéma.
Ce qui le fascine? Des images
érodées, malades, confidentiel
les, scandaleuses, auxquelles il
offre une nouvelle vie – un autre
chemin vers la fiction. Mais il ne
se contente pas de les prélever. Il
écrit sur elles, aussi. Il a notam
ment publié en 2005 un très beau
récit, La Nuit Cinéma (Seuil), dans
lequel il explore ce lien fécond
qui l’unit aux images.
Double feinte marque une
évolution de son travail. C’est en
critique que Rondepierre s’inter
roge désormais sur la fiction, en
identifiant, dans des œuvres
cinématographiques, photogra
phiques ou littéraires, des points
de bascule, le surgissement de
modes incongrus de fonctionne
ment, marqués par la simulation
- gestes ou actes joués pour
de faux.
Ce sont par exemple des per
sonnages dans une photographie
de Paul Nougé qui trinquent sans
verre. Des corps habillés mimant
une orgie sexuelle dans une
image d’Edouard Levé. Ou en
core, au cinéma, la séquence fi
nale de BlowUp, de Michelangelo
Antonioni (1967) : une partie de
tennis jouée sans balles ni ra
quettes sous le regard du héros,
qui semble flotter entre deux
mondes.
Dans ces moments où les codes
de la vraisemblance se dérobent,
le spectateur fait une expérience
paradoxale. L’illusion ne fonc
tionne plus, mais il n’est pas ex
clu de ce qu’il regarde, bien au
contraire. Car jouer à faire sem
blant convoque un esprit d’en
fance, réanime l’origine de nos
fictions intimes. Qui ne s’est pas
un jour fait son cinéma intérieur
en donnant la réplique à des êtres
inventés?
Un jeu très sérieux
L’imagination, pour Ronde
pierre, n’est pas du côté de l’éva
sion. Elle cherche à représenter
un réel absent ou esquivé. C’est
un jeu très sérieux qui ne perd
jamais de vue le monde extérieur
pour, écritil, « s’approcher du
cœur palpitant de nos vies ». Si ces
« fictions secondes » revêtent une
dimension potentiellement co
mique, elles peuvent aussi signa
ler un danger. Comme dans cette
œuvre du photographe Jeff Wall
où, dans une rue, un homme en
position de tir tient entre ses
mains une arme imaginaire.
« Du jeu à la menace, de la me
nace à l’action proprement dite,
des passages sont possibles, ana
lyse Rondepierre. Le geste à vide
sonne comme un avertissement, il
est l’indice de choses pires à ve
nir. Il les fait briller par leur ab
sence en rappelant leur réalité. »
Et c’est toujours la réalité que
Double feinte cherche à atteindre,
comme si, bizarrement, il fallait
la saturer de fictions pour pou
voir la mettre à nu.
amaury da cunha
EXTRAIT
« Silhouette drapée de noir, Agnès s’enfuit.
Aux coups réguliers et obsédants du tocsin se mêlent maintenant les voix des
gardes qui s’appellent et se guident. Rapière au poing, elle court. Le MontSaint
Michel est devenu une nasse dont il faut à tout prix qu’elle s’échappe. Car il ne
s’agit pas seulement de sa liberté, elle doit désormais faire connaître le terrible
danger qui menace Paris. Cependant, agrandie par les Châtelaines qui ont bâti
et creusé la roche, l’abbaye est un dédale de passages, de galeries et d’escaliers
étroits souvent prisonniers de murs vertigineux. Agnès craint de se perdre,
redoute à chaque instant de se heurter à une sentinelle, ne ralentit pas l’allure
pour autant. »
les lames du cardinal, tome iii
PHILOSOPHIE Commenter Descartes
Pourquoi Descartes atil eu besoin d’écrire ses Médi
tations métaphysiques, qu’il publie en 1641 en latin (et
en 1647 en français)? Pour en finir avec la métaphysique
d’Aristote et achever de fonder la sienne. S’y ajoute la
nécessité de distinguer l’âme du corps et de confronter
l’homme au doute philosophique afin d’établir rationnel
lement les « vérités de la religion » contre l’athéisme et le
libertinage théorique, dans le contexte de la reconquête
catholique menée par le concile de Trente, en réaction à la
Réforme. Comme le note le maître d’œuvre de ce précieux
commentaire collectif, Dan Arbib, l’explication des Médi
tations, texte fondateur de la modernité philosophique, a
constitué un genre international, mais qui n’avait guère
été renouvelé en France depuis les célèbres gloses de
Martial Gueroult (18911976). Avec cet ouvrage qui associe
les meilleurs spécialistes du philosophe,
parmi lesquels Delphine Bellis, Vincent
Carraud, Denis Kambouchner, JeanLuc
Marion ou Edouard Mehl (qui signe
Descartes et la fabrique du monde, PUF,
428 p., 35 €), ce manque se voit magnifi
quement comblé.nicolas weill
Les Méditations métaphysiques,
objections et réponses de Descartes.
Un commentaire, sous la direction
de Dan Arbib, Vrin, « Histoire de la
philosophie », 432 p., 32 €.
SF Dans trois petits siècles
En 2312, vous voyagerez. Vous arpenterez Mercure peu
avant l’aube. Vous surferez sur la vague que le satellite
Prométhée soulève sur l’anneau F de Saturne. Vous
passerez par Io, Vénus, Mars et divers astéroïdes. Vous
vous ressourcerez un temps sur Terre, où beaucoup
vivront encore dans la misère et la peur. Vous voyagerez
surtout avec Swan. Artiste, gynandromorphe (femelle et
mâle), elle s’est fait greffer un ordinateur quantique sous
le crâne et a ingéré volontairement des microorganismes
extraterrestres. Elle est fine, vive, colérique, compliquée.
Tellement attachante. Vous vous serez embarqué dans
2312, de Kim Stanley Robinson. L’écrivain de sciencefic
tion américain, célèbre depuis sa trilogie martienne (Mars
la rouge, ... la verte, ... la bleue, Presses de la Cité, 1994
1996), est un maître du roman d’anticipation fondé sur
une grande vraisemblance scientifique alliée à une folle
imagination, porté par une langue claire
et précise. Il récidive d’ailleurs prochaine
ment avec Aurora (Bragelonne, 480 p.,
25 €, en librairie le 14 août), l’histoire du
premier vaisseaucolonie à s’être arraché
au système solaire. En 2312, vous vivrez
une année pivot dans l’histoire de
l’espèce humaine. Vivement 2312 !
mathieu strux
2312, de Kim Stanley Robinson, traduit
de l’anglais (EtatsUnis) par Thierry Arson,
Babel, 620 p., 10,70 €.
L’ÉTÉ DES LIVRES