lemonde090819

(Joyce) #1

VENDREDI 9 AOÛT 2019 | 19


L’


histoire de la boxe abonde
de combats improbables, tru­
qués pour certains, organisés
au nom de considérations
mercantiles. L’un des plus notables, des
plus anciens également, est celui qui op­
posa Jack Johnson à Arthur Cravan, le
26 avril 1916, à Barcelone. Jack Johnson,
le premier boxeur noir devenu cham­
pion du monde dans la catégorie reine
des poids lourds ; Arthur Cravan, poète
britannique de langue française, et pugi­
liste à ses heures. Comment ces deux­là
se sont­ils retrouvés sur un ring installé
au milieu des arènes taurines de la capi­
tale catalane, alors que les canons ton­
naient en Europe?
L’album de Nine Antico (scénario) et
Grégoire Carlé (dessin), qui paraîtra le
8 septembre chez Aire Libre, s’attarde as­
sez peu sur leur affrontement, parodie
de combat qui se termina au sixième
round avec la victoire du champion amé­

ricain par K.­O. Considérée comme le
premier happening de l’histoire de l’art,
la confrontation est le prétexte – la char­
nière également, sur le plan formel –
d’un récit symétrique qui retrace les tra­
jectoires hors norme des deux adversai­
res. L’un avait fui les Etats­Unis, où il ne
faisait pas bon être noir. L’autre s’apprê­
tait à les rejoindre, afin de faire ce qu’il
faisait le mieux : scandale. Johnson­Cra­
van, ou le croisement de deux comètes
incandescentes.
Mais la principale qualité d’Il était 2 fois
Arthur est de ne rien concéder à ses
deux protagonistes. Johnson, dont le
deuxième prénom était Arthur, est peint
sous les traits d’un athlète prétentieux et
flambeur, ne roulant que pour lui­
même. Cravan, qui se prénommait en
réalité Fabian, est paré, lui, d’un costume
de dandy arrogant et provocateur, et
s’amusait à cracher sur les différents arts


  • sauf celui qu’on qualifie de « noble » : la
    boxe, pratiquée en amateur.
    Individualistes jusqu’au bout des
    gants, et périodiquement fauchés (d’où
    ce combat baroque, censé les renflouer),
    Johnson et Cravan partageaient aussi le
    besoin d’échapper à leur milieu social,
    montrent Antico et Carlé dans leur
    album. Convaincu que la meilleure


façon de lutter contre les préjugés ra­
ciaux est encore de les ignorer, le boxeur
de Galveston (Texas) s’affichait avec des
femmes blanches – un outrage pour
l’époque. Cravan – neveu d’Oscar Wilde –
jubilait dans l’offense des valeurs de la
bourgeoisie dont il était issu.
Structure même de l’album, le jeu de
miroirs s’emboîte au fil d’un récit qui
n’oublie pas, au passage, de décrire les
premiers pas tourmentés du XXe siècle.
Dessinatrice et scénariste remarquée
pour ses portraits de femmes au destin
sulfureux, Nine Antico a préféré confier
à un autre la mise en image de cette dou­
ble biographie : « J’ai une fascination gra­
phique pour les femmes ; j’ai pensé que je
n’étais pas la mieux placée pour dessiner
cette histoire masculine, ces deux géants
magnifiques », dit­elle au Monde. Les la­
vis lumineux de Grégoire Carlé donnent
du relief à la dernière analogie recensée :
Johnson était un Noir qui rêvait de ne
plus l’être, et Cravan un Blanc qui vomis­
sait sa condition.
Ce dernier devait disparaître deux ans
plus tard, à l’âge de 31 ans, vraisemblable­
ment au large du Mexique. Son corps toi­
sant les 2 mètres n’a jamais été retrouvé.
Jack Johnson mourra, lui, en 1946 dans
un accident de la route aux Etats­Unis,
où il avait fini par revenir vivre, non sans
avoir dû purger un an de prison pour
avoir eu une relation avec une Blanche.
En mai 2018, le président Donald Trump
l’a gracié à titre posthume.
frédéric potet

Prochain article « Les Indes fourbes »,
d’Alain Ayrolles et Juanjo Guarnido

JOHNSON  ÉTAIT  UN  NOIR 


QUI  RÊVAIT  DE  NE  PLUS  L’ÊTRE, 


ET  CRAVAN  UN  BLANC 


QUI  VOMISSAIT  SA  CONDITION


MANGA


LE SYSTÈME ÉDITORIAL JAPO­
NAIS EST TELLEMENT CODIFIÉ,
qu’il est rare de découvrir des
mangas d’une absolue fantaisie.
L’intrigant Quenotte et le monde
fantastique est l’une de ces rare­
tés. Dans un monde où la Terre
est creuse, un jeune garçon, Biko,
fait la connaissance de Quenotte,
une dent douée de parole qui de­
vient rapidement sa meilleure
amie. Tous deux partent en ex­
ploration et se retrouvent rapide­
ment confrontés à une bataille
pour la gestion de l’eau dans un
univers foisonnant mais porteur
de désenchantement.
Comme dans toutes les épo­
pées, ce n’est pas tant la destina­
tion qui compte que le voyage.

Celui­là est onirique, sans
mièvrerie, parfois abrupt pour
les lecteurs cartésiens. Les bi­
vouacs s’enchaînent rapidement
comme les concepts farfelus
imaginés par le mangaka trente­
naire Ryô Hirano, qui fait aussi
carrière dans l’animation
indépendante. A l’image de la
série animée américaine Adven­
ture Time – dont l’épilogue a
laissé des millions de fans
orphelins en 2018 –, Quenotte et
Biko offrent de superbes leçons
d’amitié et d’esprit
d’ouverture.pauline croquet
Quenotte et le monde
fantastique. Tome I, de Ryô Hirano,
traduit du japonais par Wladimir
Labaere, Casterman, 288 p., 23,95 €.

Direction : le monde sous la Terre. CASTERMAN

PLUS TRASH, TU MEURS. Créée
en 2008 par le dessinateur aus­
tralien Simon Hanselmann sous
la forme d’un fanzine vendu à
l’issue de concerts de musique
noise, la série Megg, Mogg & Owl
perpétue un sous­genre autrefois
très en vogue dans la bande
dessinée : le comic underground.
On ne taxera pas pour autant de
nostalgique cette « sitcom sur
papier », comme la désigne son
auteur, tant elle témoigne de
mœurs finalement très contem­
poraines, éprouvées à longueur
de journée par un trio de « hé­
ros » irrécupérables installés sur
un canapé aussi défoncé qu’eux.
Ainsi Megg, une sorcière névro­
sée, spécialisée dans la fraude
aux allocations ; Mogg, un chat

sadomaso qui partage sa cou­
che ; et le hibou Owl, promu tête
de turc de la maison. Las d’être
maltraité, Owl a décidé de cla­
quer la porte à l’entame de ce
Ve tome, qui va voir Megg et
Mogg chercher du travail pour
payer leur loyer et leur dose de
dope quotidienne. L’outrance
des situations et l’immoralité
des personnages composent une
anti­fable sociale absolument
tordante –, le dessin enfantin de
Simon Hanselmann ajoutant un
peu plus au doux malaise.f. p.
Winter Trauma. Megg, Mogg
& Owl, tome V (Bad Gateway),
de Simon Hanselmann,
traduit de l’anglais (Etats­Unis) par
Damien et Guillaume Filliatre,
Misma, 176 p., 25 €.

Mauvaise passe pour Megg la sorcière et son chat Mogg. MISMA

Sorcière sans emploi


ANTI­FABLE


Sous la Terre creuse comme une dent


Magnifiques Noir et Blanc de


Nine Antico et Grégoire Carlé


UNE  PL ANCHE  DE  BD 
DE  L A  RENTRÉE  4  | 5
« Il était 2 fois Arthur »,
à paraître le 8 septembre,
retrace la rencontre
de deux hommes libres
des débuts du XX
e
siècle,
le boxeur Jack Johnson
et le poète Arthur
Cravan. Incandescent

Les lavis lumineux de Grégoire Carlé. Planche extraite d’« Il était 2 fois Arthur ». DUPUIS

L’ÉTÉ DES LIVRES

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