lemonde090819

(Joyce) #1

VENDREDI 9 AOÛT 2019 | 21


californien des émissions. « On rachète notre
réserve », se réjouit la nièce.
La « juge Abby », comme on l’appelle à Kla­
math, siège sous le sceau traditionnel des
Yurok : un paysage marin dont se détache’O
Re­gos, le rocher en forme de femme por­
tant panier qui garde l’embouchure de la ri­
vière. Avant l’audience, Laura brûle quel­
ques racines d’angélique pour chasser les
énergies négatives. Le tribunal emploie
maintenant vingt salariés. Il n’a pas compé­
tence pour juger les crimes – qui restent du
ressort de la police d’Etat ou du FBI. Mais il
est en droit de se saisir de tout le reste dès
lors que l’un des citoyens de la tribu est mis
en cause, qu’il habite sur la réserve ou pas.
Premier justiciable, ce matin d’avril : Ira T.
Ce n’est pas le prénom qui figure sur son dos­
sier mais c’est celui qu’il s’est choisi. « Je ne
sais pas pourquoi, tout le monde veut chan­
ger de nom », grommelle la juge. Le pêcheur,
père de deux enfants, est vêtu d’un blouson
de cuir dont s’échappe une capuche fluo. Il a
été condamné à quatre mois de prison par la
justice du comté voisin d’El Norte après avoir
été surpris une troisième fois à conduire en

état d’ivresse. Les deux premières infrac­
tions étaient anciennes, La dernière, en 2018,
a suivi la mort de son père, victime de coups
de couteau lors d’une bagarre dans un bar.
Pour lui éviter l’incarcération, la juge Abi­
nanti l’a rapatrié sous sa juridiction. Les ju­
ges locaux n’ont pas fait de difficulté. Débor­
dés, ils ne demandent qu’à sous­traiter les
« clients ». Et ils font confiance à leur collè­
gue. « Ils savent que je vais les ramener. Si un
Indien manque son contrôle judiciaire, ça
n’est pas compliqué. Il est ou chez sa mère ou
chez sa tante », avance la juge, qui ne plai­
sante jamais qu’à moitié.
En attendant de récupérer son permis de
conduire, Ira répare des filets, fait des
boucles d’oreilles en redwood, et suit les
classes d’immersion culturelle yurok man­
datées par la cour. « On va m’enlever mes
bracelets électroniques demain », annonce­
t­il. « Je suis bien contente, répond Abby.
Enfin, pas autant que vous évidemment. » Le
jeune homme lui a apporté une épingle à
cheveux de sa confection. Dans le système
occidental, un magistrat ne saurait accepter
un cadeau. Il est même censé se récuser s’il
connaît la famille de l’accusé. « Mais ça, c’est
la justice par les étrangers, observe­t­elle. A
l’opposé de la tradition. »

NE PAS DONNER DE LEÇONS
La juge travaille vite, faussement bourrue,
l’index rivé sur la tempe, comme en perpé­
tuelle cogitation. Elle ne compatit pas, ne
donne pas de leçon et ne revient pas sur le
dossier d’accusation. « Il ne s’agit pas de prou­
ver que les gens sont en tort. Ils savent très bien
ce qu’ils ont fait, explique­t­elle. La question,
c’est comment dépasser ça? » La chief justice
est une juge qui ne porte pas de jugement et
fuit les avocats et leur approche accusatoire.
Dans son tribunal, les amendes sont adap­
tées aux circonstances. Qui n’a pas d’argent
peut compenser en apportant un poisson à
la fête communale. « Comment vous saurez si
je l’ai apporté ou pas? », s’est enquis un malin.
« J’y serai aussi », a promis la juge.
Pour Abby Abinanti, la justice tribale n’est
pas une affaire de peines mais de soins. De
rééducation. On retisse le lien social, on re­
crée le « village » et les « valeurs yurok » : « res­
ponsabilité et renouveau ». Pour réduire le
taux de récidive, estime­t­elle, il est impéra­
tif d’aller aux racines profondes du compor­
tement des individus : le traumatisme histo­
rique. C’est le seul moyen de les libérer de
leurs pulsions destructrices. « Ce n’est pas
comme si les gens s’étaient fixé un plan de car­
rière : essayons d’être accro à la meth [mé­
thamphétamine] avant 30 ans! »
Abby Abinanti a grandi entre la tribu et la
famille de son père, d’origine sicilienne, à
San Francisco. Elle n’a pas connu son grand­
père yurok, un bandit de grand chemin tué
lors d’une attaque de banque dans l’Oregon.
Sa mère, droguée, dépressive, n’a jamais été
en mesure de s’occuper d’elle et ses tantes
ont toutes les deux succombé à l’abus d’al­
cool. La maman ne s’était jamais remise

d’avoir été scolarisée dans un internat fédé­
ral où les sévices étaient fréquents. Elle n’a
pas poussé sa fille à aller à l’école. Abby a été
placée dans un programme pour élèves at­
tardés. « Mais heureusement, elle m’avait ap­
pris à lire à 5 ans ».
Dans la foulée du mouvement d’autono­
mie indienne, la faculté de droit du Nouveau­
Mexique offrait des bourses aux jeunes « na­
tives ». Abby est devenue avocate. En 1974,
elle a été la première Amérindienne admise
au barreau, à une époque où les juristes
n’avaient pas l’habitude de voir des Indiens
dans les tribunaux, « sauf vêtus de l’uniforme
orange » des prisonniers. Elle a ensuite été la
première à siéger à la cour supérieure de Cali­
fornie, à San Francisco. D’expérience, elle a
vu « tout ce qui ne marche pas » dans le
système américain de justice pénale. La dis­
parité dans les condamnations, la baisse de
la criminalité chez les Blancs mais pas chez
les Amérindiens. Encore aujourd’hui, les na­
tives ont quatre fois plus de risques d’être in­
carcérés que le reste des Américains, et les
jeunes deux fois plus que les autres pour des
infractions mineures.
Depuis son retour à Klamath, en 2007, elle
a étendu les compétences de la tribal court,
qui se cantonnait aux conflits de pêche et ne
siégeait qu’une fois par mois. Et elle a mis en
place la wellness court. Quand le juge du
comté s’est aperçu qu’un jeune récidiviste
qu’il condamnait – et voyait rechuter – de­
puis dix ans s’était sorti de la « meth » grâce
au programme yurok, la méthode Abinanti
a commencé à être prise au sérieux. La tribu
a maintenant un partenariat, unique, avec la
justice de l’Etat. La cour tribale et le tribunal
du comté tiennent des audiences en com­
mun, à égalité, ou presque. « Impensable il y
a dix ans », souligne­t­elle.
Au nom des « valeurs de village », les justi­
ciables yurok sont maternés. On va les cher­
cher s’ils n’ont pas de moyen de transport.
On leur rappelle le calendrier des cérémo­
nies traditionnelles : pas question de man­
quer la danse White Deerskin, qui aide à re­
trouver l’équilibre. On intercède auprès d’un
employeur, on fait réparer la voiture en
panne d’une mère tout juste désintoxiquée.
« Stressez un addict, il retombe », justifie
Laura Woods. Les employés épluchent les
dossiers judiciaires pour repérer les Yurok
qui auraient été pris dans les mailles du filet
répressif californien. « Il n’y a que 6 312 Yurok
sur la planète, on ne peut pas se permettre
d’en perdre un seul », proclame Laura.
Le modèle est difficilement réplicable. La
cour yurok statue sur quelque 350 cas par an.
Une goutte d’eau au regard des 12 000 dont
sont saisis les deux comtés voisins, Del Norte
et Humboldt. Mais la juge estime que la leçon
du « village » pourrait profiter à l’ensemble
de la société. « La jurisprudence américaine
s’est enfermée dans un modèle. Elle pense que
son système est “la” définition de la justice.
Mais ça n’est qu’une définition de la justice. Et
les résultats montrent qu’il est peut­être
temps de se pencher sur un autre système. »

Un travail de Sisyphe. Ce mardi, Luana n’a
pas pu venir à l’audience. Elle intervient par
téléphone. Lori Nesbitt et ses collègues la
tiennent à bout de bras depuis plus d’un an.
La jeune femme avait perdu la garde de ses
quatre enfants. Pour les récupérer, elle a dû
promettre de se désintoxiquer. Mission ac­
complie, elle a même trouvé un emploi. Mais,
maintenant, les enfants prennent leur revan­
che. A 11 ans, l’aîné en a assez vu pour que la
rébellion pointe déjà, il n’a plus aucun res­
pect pour la figure maternelle. Sa sœur est
tellement indisciplinée que la garderie a me­
nacé de l’expulser. Après tant d’efforts, après
la désintoxication, la classe de parenting heb­
domadaire, la mère est en passe de craquer.
« Ils ne veulent pas être avec moi », désespère­
t­elle. « Tenez bon! », ordonne la juge.

CONTRÔLE ANTIDROGUE HEBDOMADAIRE
Le dernier « patient » de la cour, ce jour­là, est
un adolescent de 13 ans. Sa sœur Aiyana,
15 ans, a comparu juste avant pour absen­
téisme scolaire. Toutes les semaines, les
deux jeunes doivent se soumettre à un con­
trôle antidrogue. Depuis que leur frère,
Dante, est mort à l’âge de 13 ans, en mai 2015,
tué d’une balle dans la tête, ils vivent « une si­
tuation de famille » compliquée, selon
l’euphémisme de la cour. L’assassin présumé


  • un jeune de 16 ans – n’a pas été condamné :
    il n’y avait pas de témoins. La famille et les
    amis ont manifesté à Crescent City, la ville
    voisine, avec des banderoles #Nativelives­
    matter (« les vies indiennes comptent »), sur
    le modèle Black Lives Matter, mais le procu­
    reur du district n’a pas fléchi.
    Bear, le frère, est en liberté conditionnelle
    pour un cambriolage. Menacé de prison à la
    moindre rechute. « Ils ont mis quatre ans sur
    ma tête », lâche­t­il. Sweat­shirt noir, cheveux
    retenus en catogan, il explique à la cour qu’il
    va « très bien », quoi qu’il n’ait pas de domicile
    tout à fait fixe. « Que peut­on faire pour vous
    aider? », demande le juge Bowers, qui se­
    conde Abby Abinanti. Le jeune homme ré­
    pond que la cour ne peut rien pour lui, qu’il
    voudrait juste partir, n’importe où, c’est
    « juste pour le voyage ». « Si je ne me suis pas
    tiré d’ici avant d’avoir 18 ans, c’est nul. » Un
    jour, promet­il, il ira à l’université. Et quand il
    aura un diplôme et une voiture, il emmènera
    sa grand­mère voir du pays, peu importe où,
    « c’est le voyage qui compte ».
    D’ici là, Bear rêve d’aller en Californie du
    Sud. Le ciel n’y est pas sombre comme à Kla­
    math et il a entendu parler d’un endroit de
    rêve appelé « Desert Sage ». C’est l’un des cen­
    tres de désintoxication pour jeunes Indiens,
    créés vingt­cinq ans avant sa naissance mais
    que le Congrès fédéral vient seulement de fi­
    nancer. L’ennui, c’est qu’il ne peut pas voya­
    ger, déplore­t­il, sauf à obtenir une levée du
    contrôle judiciaire. « O.­K., on va essayer »,
    soupire la juge Abinanti.
    corine lesnes


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« aux mains qui tremblent »

« IL N’Y A 


QUE 6 312 YUROK 


SUR LA PLANÈTE, 


ON NE PEUT PAS 


SE PERMETTRE 


D’EN PERDRE 


UN SEUL »
LAURA WOODS
médiatrice à la cour tribale

Des pêcheurs
yurok au bord
de la rivière
Klamath. AMIRAN
WHITE POUR « LE MONDE »

L’ÉTÉ DES SÉRIES

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