lemonde090819

(Joyce) #1

20 | VENDREDI 9 AOÛT 2019


LES AMENDES 


SONT ADAPTÉES 


AUX CIRCONSTANCES. 


QUI N’A PAS 


D’ARGENT 


PEUT COMPENSER 


EN APPORTANT 


UN POISSON À LA 


FÊTE COMMUNALE


klamath (californie) ­ envoyée spéciale

D’


Alcatraz à Standing
Rock, le plus court
chemin ne passe pas
par Klamath, la capi­
tale des Yurok. Mais le
plus court chemin
n’est pas indien. Un détour, donc, vers le
nord­ouest de la Californie, au pays de la fo­
rêt primaire, des redwoods géants qui obs­
curcissent le ciel, et des rubans d’asphalte
qui serpentent jusqu’à l’océan. Immense,
dernière ligne droite avant le Japon.
La tribu yurok, 6 300 membres, est la plus
nombreuse de Californie. De son passé glo­
rieux, elle n’a gardé qu’un manchon de terre
de 1,6 km de large de chaque côté de la rivière
Klamath. Sur la plage, les jeunes crapahutent
avec leurs armes traditionnelles, des man­
ches à balai terminés par un crochet. Avec ça,
ils attrapent les anguilles de mer, les font
tourner en l’air, les étourdissent à force de
tourbillons et il n’y a plus qu’à griller.
Les Yurok font partie des peuples du sau­
mon, les tribus du Pacifique qui vivent en
symbiose avec les rivières et l’océan. Le sau­
mon est leur dieu autant que leur dîner, et il
en existe toute une variété. Le saumon de
printemps n’est pas le plus recherché mais
on le pardonne, il vient en éclaireur. Le
chinook arrive, royal, à la fin de la saison. On
l’attrape à l’aide de filets maillants (gillnets).
Une méthode cruelle aux yeux de ceux qui
jugent discriminatoire d’accorder des droits
particuliers aux Indiens. Mais la Cour
suprême a statué : le gillnet, c’est tradition­
nel. Réservé aux natives.
Cet été, croisons les doigts, le saumon de­
vrait refaire son apparition. Depuis trois ans,
c’est la disette. Le niveau de la rivière est trop
bas, l’eau emplie d’une toxine qui empoi­
sonne le poisson. En cause, la sécheresse,
mais aussi les barrages et les agriculteurs. En
amont, l’eau est redistribuée en priorité aux
éleveurs et aux fermiers. A l’embouchure de
la Klamath, les Indiens en sont réduits à
prier. En 2002, les Yurok ont assisté avec dé­
sespoir à l’agonie des poissons, étouffés par
la raréfaction de l’oxygène. Le fish kill le plus
important du pays : 34 000 saumons, au bas
mot, ventre en l’air sur la rivière. « Comme si
quelqu’un avait jeté une bombe, raconte le
juge tribal Bill Bowers. Vous avez survécu
mais pas le poisson. »
Amy Cordalis, la fille du juge, 22 ans à
l’époque, s’est juré de ne plus jamais voir ça
et elle a commencé des études de droit.
Quinze ans plus tard, devenue procureure
générale de la tribu, elle a porté plainte con­
tre l’Etat et contre tous ceux qui menacent
la survie du poisson. Les Yurok, alliés à la
tribu karuk, ont remporté une victoire his­
torique : quatre barrages hydroélectriques
doivent être détruits à partir de 2021, un dé­
mantèlement sans précédent aux Etats­
Unis. La justice a aussi accepté de désigner la
rivière Klamath comme une ressource tri­

bale culturelle. « Une grande décision, com­
mente Amy. Les juges ont pris en compte le
mode de pensée indien traditionnel. » De­
puis, la juriste se sent pousser des ailes : « On
prend le pouvoir. »
Amy Cordalis est brune, menue, coiffée
d’une frange pleine de détermination. Son
grand­oncle Raymond Mattz avait déjà
laissé son nom à un contentieux sur le droit
de pêche gagné par les Yurok devant la Cour
suprême. Elle passe sans hiatus du jargon
des facultés de droit américaines à la mytho­
logie yurok. « Le Créateur nous a dit : tout ceci
est pour vous, à condition que vous ne preniez
que ce dont vous avez besoin, explique­t­elle.
Nos sociétés doivent revenir à ce pacte origi­
nel. Revenir à cet engagement que nous
avons avec le Créateur. » A Klamath, la dé­
croissance n’est pas un programme politi­
que. C’est un impératif traditionnel.
Mais nous ne sommes pas venus à Kla­
math pour parler saumon. Ce n’est pas la sai­
son, et, même dans les assiettes, on n’en voit
pas (en 2018, le festival de la fin août n’a pré­
senté que du poisson importé d’Alaska ;
en 2017, c’étaient des hamburgers et des hot
dogs). Nous sommes là pour rencontrer une
autre pionnière de la reconquête indienne,
la juge Abby Abinanti, chief justice des Yurok.
Ses longs cheveux argentés flottent sur une
chemise de flanelle à carreaux ; ses ongles
ont la couleur des volcans. A la cour, elle ne
siège pas dans la robe noire des magistrats
mais en jean, avec ses boots et un long collier
de coquilles de dentalium.

« PEACEMAKING » AMÉRINDIEN
Abby Abinanti incarne mieux que quicon­
que le renouveau de la justice tribale aux
Etats­Unis. A Klamath, elle a mis en place un
système de justice restaurative – réparer les
torts plutôt que de punir – qui est considéré
comme un modèle, au­delà des cercles in­
diens. « La prison ne devrait être qu’un der­
nier recours », estime­t­elle. Les cours
tribales sont près de 180 aux Etats­Unis. A
un moment de questionnement sur le mo­
dèle de l’incarcération à tout­va, elles com­
mencent à être considérées comme une
alternative. Cinq Etats de l’Ouest s’en ins­
pirent, ainsi que le Michigan. Le peacema­
king amérindien est maintenant enseigné
dans plusieurs universités, dont la faculté
de droit de Columbia (Etat de New York).
Le tribunal d’Abby Abinanti est un
bâtiment de bois massif, à peine moins im­
posant que le siège du gouvernement tribal.
Klamath, 780 habitants, ne compte que
quelques rues, mais les autorités sont bien
loties. Au centre, dans Salmon Avenue,
trône la station d’essence Pem Mey. C’est
l’unique commerce, mais il a réponse à
tout : poulet frit, distributeur de monnaie,
et Wi­Fi, car les géants du téléphone ne se
bousculent pas pour installer des relais
dans cette zone reculée.
En face, l’histoire des Yurok est racontée
dans un petit parc. Avec délicatesse, les pan­
neaux ne mentionnent pas ce que la juge

Abinanti appelle « l’invasion ». Ils se bornent
à déplorer les « tentatives d’assimilation »
commises par des « non­Indiens ». Après la
ruée vers l’or de 1848 en Californie, la popu­
lation yurok a diminué de 75 %. A la fin des
années 1990, il ne restait plus que huit lo­
cuteurs de yurok. Ils sont maintenant plu­
sieurs centaines, et le yurok est de nouveau
enseigné à l’école. C’est une langue de haute
précision. Le système de numérotation
varie selon ce qui est compté : si c’est un élé­
ment rond ou plat, humain ou animal.
A l’accueil du tribunal, Laura Woods et Lori
Nesbitt. Caustiques, malgré le poids du trau­
matisme historique et des fractures socia­
les. « Si on a survécu, c’est grâce à notre sens
de l’humour », prétend Laura. Toutes les
deux sont revenues à Klamath à l’approche
de la retraite, « comme le saumon », s’amuse­
t­elle. Ancienne assistante juridique au Nou­
veau­Mexique, Laura est chargée de la mé­
diation dans les affaires familiales, les gar­
des d’enfants, les divorces, les conflits de pê­
che... Lori, elle, était apicultrice dans son
existence antérieure ; dévouée à la pollinisa­
tion des amandes californiennes. Mainte­

Justice sur les


terres du peuple


du saumon


INDIENS  D’AMÉRIQUE  4  | 6  En Californie, chez


les pêcheurs yurok, la juge de la cour tribale


Abby Abinanti a mis en place un système


de justice inspiré des valeurs ancestrales


de la tribu, où, plutôt que punir, on préfère


réparer les torts et retisser le lien social


nant, elle gère le « tribunal du bien­être », ou
Wellness Court, le programme de désintoxi­
cation sous mandat judiciaire. Depuis qu’on
a ajouté à la cure une dimension culturelle
traditionnelle – danses et cours de yurok –,
le taux de rechute a fortement baissé.

« ON RACHÈTE NOTRE RÉSERVE »
Le mardi soir, Lori et Laura vont manger au
casino, un établissement sans paillettes, qui
compte à peine une centaine de machines à
sous. C’est la senior night, avec une réduction
pour les plus de 55 ans. Après quoi, les deux
collègues traversent la rue pour se rendre au
Book Nook, un mini­centre culturel où les
livres sont gratuits pour les enfants, une ini­
tiative de la juge Abinanti. Elles y apprennent
à tresser des paniers. Un grand renouveau là
aussi. On remet les métiers traditionnels sur
l’ouvrage. Qui n’a pas d’abalone au cou n’est
pas yurok. « On revoit même les tatouages sur
le menton », s’amuse la tante d’Amy Cordalis,
qui vient de ramener l’auberge historique
Requa Inn sous propriété yurok. La tribu a
aussi récupéré 240 km^2 grâce aux « crédits
carbones » obtenus par sa forêt sur le marché

Abby Abinanti
est la première
Amérindienne
admise au barreau,
en 1974. Ici, le
30 mai, au tribunal
tribal, à Klamath
(Californie). AMIRAN
WHITE POUR « LE MONDE »

L’ÉTÉ DES SÉRIES

Free download pdf