lemonde090819

(Joyce) #1

24 | VENDREDI 9 AOÛT 2019


« Cette femme est en proie à l’hubris :
elle veut changer de paradigme, tout
de suite, elle veut de la disruption. Elle
travaille sur la réalité, pense­t­elle, et
n’a pas été élue pour écrire, que diable,
une uchronie ou une dystopie. »
Il arrive que des mots inusuels fassent
irruption dans la langue de tous les
jours. Ils existaient, on les connaissait,
sans forcément les comprendre tout à
fait, car ils étaient réservés à des domai­
nes bien délimités. Et, soudain, les voilà
partout. Aujourd’hui, le phénomène
s’accentue, et ce sont souvent des mots
issus du vocabulaire technique et éco­
nomique qui gagnent le langage quoti­
dien. Par exemple, pour « disruption »,
Le Petit Larousse 2020 donne encore
comme seules définitions : « 1. Ouver­
ture brusque d’un circuit électrique. 2.
Destruction du caractère isolant d’un mi­
lieu ; claquage ». « Paradigme », quant à
lui, vient des sciences humaines et dési­
gne, entre autres, l’« ensemble des unités
qui peuvent commuter dans un contexte
donné » (Le Robert 2019).
L’« uchronie » (de « chronos », le
temps, et « ou », négation) est une « re­
construction fictive de l’histoire » (par
exemple Le Complot contre l’Amérique,
de Philippe Roth) et la « dystopie » (de
« topos », le lieu, et « dys », préfixe dépré­
ciatif) s’oppose plus ou moins à l’utopie
( 1984 , de George Orwell ; Fahrenheit 451,
de Ray Bradbury, etc.). Apparus au
XIXe siècle, ces deux mots étaient tou­
jours liés de près ou de loin au champ
de la science­fiction. Personne ne les
employait en dehors. A l’époque des
« fake news », quoi d’étonnant à ce que
le premier nous parle. Quant au second,
évoquerait­il notre avenir?


Vocabulaire scientifique et technique
Pour ce qui est de l’« hubris » (ou ubris
ou hybris), on la voyait apparaître de
temps en temps. Sans trop savoir où
trouver son orthographe (mot entré
dans Le Petit Robert en 2013), on com­
prenait qu’elle concernait le monde
grec ancien. De son sens de « déme­
sure » appelant un châtiment divin, on
est passé à celui d’« orgueil », de « pré­
tention », défauts plutôt ordinaires aux­
quels on confère une certaine noblesse,
en les parant d’une appellation qui
renvoie au domaine de la tragédie.
De façon plus générale, pourquoi ces
mots spécialisés font­ils partie de la ré­
serve dans laquelle certains se plaisent
à puiser? L’attrait d’une originalité so­
phistiquée? La sensation qu’il faut de
nouveaux mots pour définir de nouvel­
les situations, de nouveaux enjeux?
L’impression que des expressions ont
été galvaudées et doivent être rempla­
cées? Oui. Mais pas seulement. Il y a
toujours eu une espèce de rotation, de
renouvellement des stocks. Quelqu’un
lance une expression, elle étonne, elle
choque, elle plaît, ça y est, la course de
relais a démarré, on se passe le mot...
Mais les vagues se dessinent en fonc­
tion des moments historiques.
Aujourd’hui, c’est dans le vocabulaire
scientifique et technique que nous pio­
chons surtout. Quoi d’étonnant, à une
époque convaincue que la technologie
peut tout régler? Ce qui n’empêche pas
que des mots vraiment nouveaux se
créent, des néologismes, des mots­vali­
ses, rendus nécessaires par des réalités
nouvelles (adulescence, antispécisme,
cryptomonnaie, illectronisme sont,
parmi bien d’autres, entrés dans Le Petit
Larousse 2020) : phénomène ancien,
mais de plus en plus rapide...
marion hérold


Prochain article Dans l’air du temps


LA  LANGUE  PREND  L’AIR


JARGON  ET  MOTS 


COMPLIQUÉS


Des oreilles cachées dans le bureau d’Auriol


LE  MOBILIER  DU  POUVOIR  4  | 6 Un bureau Empire en acajou et bronze, avec trois grands


tiroirs. C’est dans l’un d’eux que le premier président de la IV
e
République a placé

un magnétophone pour enregistrer ses interlocuteurs à l’Elysée...


E


n 1970, lorsque sont édités les
Mémoires de Vincent Auriol
(1884­1966), sobrement inti­
tulés Mon septennat, 1947­
1954, la plupart des historiens et
commentateurs saluent l’ampleur de
la tâche. Ce journal volumineux voire
foisonnant, qui rassemble quelque
10 000 feuillets de notes qui seront pu­
bliés en sept tomes (une version résu­
mée est diffusée chez Gallimard), livre
une masse documentaire inédite.
Réécrit et remis en ordre par les histo­
riens Jacques Ozouf et Pierre Nora à la
demande de la veuve du premier pré­
sident socialiste qu’ait connu la
France, l’ouvrage ne prétend pas être
une œuvre littéraire, mais son exhaus­
tivité est épatante. On loue, en particu­
lier, la reconstitution très précise des
dialogues et des citations.
Cette chronique minutieuse, miroir
d’une période marquée par les pre­
mières secousses de la décolonisation
et de vives tensions politiques qui
virent se succéder quinze gouverne­
ments en sept ans, est en grande
partie le fruit d’un mouchard. Un
magnétophone dissimulé au cœur du
pouvoir, dans le saint des saints
républicains : le bureau du président.
Personnage haut en couleur et à l’ac­
cent rocailleux, réputé pour son franc­
parler, le premier chef de l’Etat de la
IVe République, disciple de Jean Jaurès
et ministre de Léon Blum, a choisi
pour bureau une prise de guerre répu­
blicaine qui présente a priori toutes les
garanties de respectabilité. Ce meuble
de style Empire, réalisé en acajou et
portant à chacune de ses extrémités
des griffons ailés, provient de l’appar­
tement du duc de Nemours, deuxième
fils de Louis­Philippe, aux Tuileries.
Un poinçon TU, celui du Garde­meu­
bles des Tuileries, est encore bien visi­

ble. Il a rejoint l’Elysée en 1868, où
Napoléon III l’a installé dans le bureau
dit du Capharnaüm, parfois utilisé par
l’empereur comme cabinet de travail.
Depuis, il n’a plus quitté la rue du
Faubourg­Saint­Honoré.
C’est dans l’un des trois larges tiroirs
dont deux sont ornés d’une tête de
femme casquée que le président
Auriol a dissimulé un magnétophone
qui lui permet de conserver l’exact
contenu de ses échanges avec certains
interlocuteurs. En tout, plusieurs
centaines d’heures de conversation
capturées dans le huis clos élyséen, à
l’insu de ses visiteurs. Quoi de plus
efficace – et de plus discret – pour
alimenter les Mémoires qui lui
tenaient tant à cœur?

« Pire que le Watergate! »
Un reportage réalisé pour le premier
numéro de Paris Match, en mars 1949,
laisse entrevoir le corps du délit, négli­
gemment posé sur le bureau présiden­
tiel, quelque part entre la pile des
dossiers de recours en grâce et les
photos de ses petits­fils, Jean­Claude et
Jean­Paul. La légende de la photogra­
phie évoque la présence d’un « dicta­
phone », fort rare à l’époque. Sans se
douter que l’appareil, du genre volumi­
neux – son fils Paul, secrétaire général
adjoint de la présidence de la Républi­
que et époux de l’aviatrice Jacqueline
Auriol, l’aurait rapporté en 1949 des
Etats­Unis – se tient le plus souvent ca­
ché dans l’ombre d’un tiroir. Pour dé­
clencher l’enregistrement, le locataire
de l’Elysée appuie discrètement sur
une pédale installée sous son bureau.
Prestement rembobinée, la bande
enregistrée est confiée à Madeleine
Ginesti. La fidèle secrétaire du prési­
dent en retranscrit le contenu – par­
fois non sans difficultés, car il arrive
que le magnétophone refuse de dé­
marrer, que la bande magnétique
s’emmêle ou que le son s’avère à peine
audible – et dépose le compte rendu
dactylographié le lendemain matin
sur le bureau de son patron.
« Il semble que jamais Vincent Auriol,
jusqu’à sa mort en 1966, ne se soit inter­
rogé sur la nature du procédé insolite
auquel il avait eu recours, relève l’histo­
rien Laurent Theis dans le mensuel
Historia de juin 2014. Celui­ci provo­
qua, lorsqu’il fut connu, l’indignation

de Mendès France, la colère de Pompi­
dou et la rétorsion de Mitterrand, qui
empêcha longtemps la parution du
quatrième volume du journal du sep­
tennat » après son élection à la prési­
dence, en 1981. Auriol y critiquait
vertement le comportement du jeune
ministre et député de la Nièvre, très
actif dans les intrigues parlementaires.
« En réalité, et c’est le plus désolant, les
protestations ne furent pas à la hauteur
du scandale », se remémore Georgette
Elgey, spécialiste de la IVe République.
« Cette affaire, c’était pire que le Water­
gate! », s’enflamme l’historienne et
journaliste, aujourd’hui âgée de
90 ans. « Auriol voulait marquer l’his­
toire en publiant ses Mémoires, mais
sans doute cherchait­il aussi à se proté­
ger face à des adversaires politiques,
dans l’éventualité où cela aurait été né­
cessaire. Il semble cependant qu’il n’ait
jamais utilisé ces enregistrements à
l’encontre de qui que ce soit », poursuit­
elle. Selon Georgette Elgey, le contenu
des bandes magnétiques témoigne
surtout « de la très grande peur qu’ins­
pirait le Parti communiste aux hom­
mes politiques dans les premières
années de la décennie 1950 ».
Ce très discutable recours au magné­
tophone (« pour l’usage duquel il n’exis­
tait aucune jurisprudence de fait et en­
core moins de droit », rappelle Laurent
Theis) en mode pirate a quelque peu
entaché le souvenir du septennat
Auriol. Il a aussi livré, avec quinze ans
de décalage, un document brut de dé­
coffrage, sans filtre, sur ce qui pouvait
se dire dans le bureau d’un président
de la IVe République. Madeleine
Ginesti, en décryptant les bandes enre­

gistrées par le gros magnétophone, a
probablement été gagnée plus d’une
fois par le fou rire. Des conversations
retranscrites, ce sont surtout les
saillies du président lui­même qui
sortent du lot. Selon les périodes, il
évoque « le général de Gaulle » ou, lors­
que les relations se tendent, donne du
« monsieur de Gaulle », dont il dénonce,
à l’approche des élections législatives
de 1951, « le bluff de la propagande et
l’exaspération maladive du moi ».
Confronté à intervalles réguliers au
casse­tête de la constitution d’un
nouveau gouvernement, Auriol
commente le petit théâtre des grandes
manœuvres parlementaires : « [Geor­
ges] Bidault [dirigeant démocrate­chré­
tien] a pris contact avec l’entourage du
général ; celui­ci l’a envoyé se faire fou­
tre. » Ou, à propos du même Bidault :
« Je ne veux pas le voir. Quand je serai au
pouvoir, je le nommerai professeur au
collège de Montélimar. » Ou encore : « Si
je désigne Guy Mollet [secrétaire
général du Parti socialiste SFIO et futur
président du Conseil en 1956], ce sera
vraiment une rigolade et il croira que je
lui en veux à mort. »
René Coty, successeur de Vincent
Auriol en 1954, trouve le bureau à son
goût, ignorant son sulfureux héritage.
En 1959, le meuble est écarté par
Charles de Gaulle, qui lui préfère
l’auguste bureau Restauration fa­
çonné par Charles Cressent,
aujourd’hui devenu une icône de la
Ve République. L’objet commence
alors une lente régression dans la hié­
rarchie élyséenne, successivement
mis au service d’un directeur de cabi­
net puis de secrétaires généraux
adjoints avant d’être utilisé par de sim­
ples conseillers. Le bureau est désor­
mais entreposé dans les réserves du
Mobilier national.
Six décennies après les prises de son
pirate de Vincent Auriol, on reparlera
de nouveau d’enregistrements clan­
destins opérés dans le secret de l’Ely­
sée, au cœur même du pouvoir. Mais
cette fois, c’est un président, Nicolas
Sarkozy longuement enregistré à son
insu par son conseiller, Patrick Buis­
son, qui en sera la victime.
jean­michel normand

Prochain article Le trop flamboyant
fauteuil de Jack Lang

Le meuble de style
Empire, en acajou et
portant à chacune
de ses extrémités
des griffons ailés,
provient de
l’appartement
du duc de Nemours,
deuxième fils de
Louis­Philippe,
aux Tuileries.
NICOLAS KRIEF POUR « LE MONDE »

« CE PROCÉDÉ PROVOQUA, 


LORSQU’IL FUT CONNU, 


L’INDIGNATION


DE MENDÈS FRANCE, 


LA COLÈRE DE POMPIDOU 


ET LA RÉTORSION 


DE MITTERRAND »
LAURENT THEIS
dans le mensuel « Historia » (2014)

L’ÉTÉ DES SÉRIES


QUOI DE PLUS EFFICACE


– ET DE PLUS DISCRET – 


POUR ALIMENTER 


LES MÉMOIRES 


QUI LUI TENAIENT 


TANT À CŒUR ?

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