lemonde090819

(Joyce) #1

6 |international VENDREDI 9 AOÛT 2019


Au Cameroun, le


calvaire des déplacés


anglophones


Fuyant les combats entre séparatistes


et armée, les civils vivent dans la misère


REPORTAGE
douala ­ correspondance

I


l fait nuit à Bonabéri, un
quartier ouest de Douala, la
capitale économique du
Cameroun. Une jeune fille,
vêtue d’un minishort et d’un dé­
bardeur moulant, rejoint un
groupe de femmes installées
dans la pénombre, près du bar
Kwassa­kwassa. « Ce sont des en­
fants! », s’indigne Sylvestre, un
chauffeur de taxi. « Depuis que la
guerre a éclaté en zone anglo­
phone, elles sont nombreuses ici »,
lui répond un vendeur ambulant.
Quelques jours plus tôt, Tity
(prénom changé à sa demande),
16 ans, l’une de ces jeunes filles,
expliquait « se prostituer pour
survivre ». Après sa fuite de
Kumbo, ville du Nord­Ouest,
l’ancienne collégienne est arri­
vée avec sa mère et ses frères, fin
juin 2018, à Douala. « On fuyait les
balles, la mort », dit­elle, un peu
perdue, sans nouvelles de son
père et de son oncle.
En raison du conflit armé qui
oppose depuis deux ans les sépa­
ratistes réclamant l’indépen­
dance du Nord­Ouest et du Sud­
Ouest, les deux régions anglo­
phones du Cameroun, aux forces
de défense et de sécurité came­
rounaises, 530 000 personnes se
sont réfugiées dans les forêts
environnantes et dans les régions
francophones, selon l’ONU.
Selon Human Rights Watch, les
forces gouvernementales ont
tué, dans « une impunité quasi

totale », de nombreux civils, in­
cendié des centaines d’habita­
tions et recouru à la torture
contre des personnes soupçon­
nées d’appartenir à des groupes
séparatistes. De leur côté, souli­
gne l’ONG de défense des droits
de l’homme, les « Amba Boys »,
en référence à l’« Ambazonie », la
république indépendante pour
laquelle ils se battent, ont tué des
centaines de soldats et de poli­
ciers, agressé et enlevé des cen­
taines de personnes.

Trois crises majeures
Selon l’ONG Norwegian Refugee
Council, le Cameroun vit actuelle­
ment la crise « la plus délaissée au
monde ». L’ONU évoque une si­
tuation humanitaire « d’urgence »
et estime que le Cameroun, en
proie à trois crises majeures – la
lutte contre Boko Haram dans la
région de l’Extrême­Nord, la si­
tuation des réfugiés centrafri­
cains dans l’Est et la crise anglo­
phone – a besoin de 300 millions
de dollars pour assurer l’assis­
tance humanitaire. A peine 21 %
des fonds ont pu être récoltés.
« Vu le sous­financement, les
Nations unies ont décidé de dé­
bloquer 11 millions de dollars de
ses fonds propres », précise
Allegra Maria Del Pilar Baiocchi,
la coordonnatrice de l’ONU au
Cameroun. « Aujourd’hui, le défi
principal, ce sont les ressources
financières », soupire celle qui
multiplie les plaidoyers pour
attirer l’attention sur la situation
« invisible » du pays.
A Douala, les déplacés se dé­
brouillent comme ils peuvent.
Certaines, comme Tity, sont deve­
nues des prostitués. « Il faut se
nourrir, se soigner... C’est dur car
nous n’avons rien ni personne.
C’est pourquoi j’ai choisi cette voie.
C’est mieux que les balles. Ici, je
suis en vie », poursuit la jeune fille
au triste sourire.
D’autres sont femmes de mé­
nage dans des familles où elles
sont logées, parfois payées en
denrées pour nourrir leur famille.
Ce phénomène de domestiques

« bon marché » n’est pas nouveau.
Mais, avec la crise, ces jeunes filles
sont de plus en plus sollicitées,
mal payées et maltraitées. Des dé­
placés fouillent les poubelles à la
recherche de bouteilles en plasti­
que qu’ils lavent et revendent,
tandis que d’autres travaillent
dans les chantiers ou exercent
toutes sortes d’activités pouvant
leur donner « au moins de quoi
acheter un petit bout de pain »,
explique l’un d’eux.
Assise à l’ombre d’un arbre,
Joséphine, 65 ans, défait ses tres­
ses et raconte avoir perdu « la joie
de vivre » depuis qu’elle a quitté
« comme une voleuse » Bafut, son
village dans le Nord­Ouest. Elle a
vu son fils adoptif, René, et celui
de son voisin criblés de balles, les
intestins répandus sur la route.
« Ce jour­là, nous avons pris la
fuite », explique­t­elle.
Joséphine et son groupe font du
stop et arrivent à Malende, dans le
Sud­Ouest, où ils ont de la famille.
Lorsque les violences s’intensi­
fient dans cette région, la brousse
devient le seul refuge. Ils sont plu­
sieurs centaines dans ce qu’ils ap­
pellent « le camp ». Ils dorment à
même le sol sur des feuilles et pas­
sent des jours sans manger. « Je
n’ai jamais vu une telle souffrance
de toute ma vie », s’indigne José­
phine en plissant son visage ridé.
En août 2018, elle réussit à partir
pour Douala, chez l’un de ses fils,
mais seulement avec ses petits­
enfants, abandonnant les autres

membres de sa famille. Dans la
capitale économique, trouver de
quoi manger est un « calvaire ». La
vieille cultivatrice gagne quel­
ques sous en tant qu’ouvrière
dans une petite plantation. « Je vis
à Douala avec mon fils qui n’a pas
de travail et peine à nous nourrir.
Mon époux et mes fils sont en
brousse et sont peut­être morts. Je
suis si triste », confie­t­elle.
Selon l’organisation Internatio­
nal Crisis Group (ICG), 1 850 per­
sonnes sont mortes en vingt
mois de conflit. Mais selon Paul
Ayah Ayah, président de l’ONG
Ayah Foundation, l’une des pre­
mières à avoir fourni de l’aide aux
déplacés anglophones, « de nom­
breux morts ne sont pas comptabi­
lisés ». « Plus de 200 villages ont été
rasés. Il y a des endroits extrême­
ment risqués où on ne peut se ren­
dre. Il n’y a pas d’accès, pas d’infor­
mation », indique­t­il.

Distributions bloquées
Le gouvernement camerounais a
mis sur pied un centre pour la
coordination de l’aide humani­
taire d’urgence avec des bureaux
à Buea et Bamenda, les deux capi­
tales régionales. En partenariat
avec des organisations humani­
taires, des tonnes de denrées
alimentaires, matelas, ustensiles
de cuisine y convergent pour être
données aux déplacés.
Mais la violence bloque les dis­
tributions. Douze tonnes de
denrées transportées par le Pro­

gramme alimentaire mondial
ont été détruites en juin par des
groupes armés. Début juillet,
Allegra Maria Del Pilar Baiocchi
s’est dite « préoccupée » par les dif­
ficultés auxquelles sont confron­
tés les acteurs humanitaires pour
acheminer leur aide. « La priorité
immédiate est d’atteindre les po­
pulations des communautés rura­
les, qui ont été coupées des services
de base. Cela ne peut se faire sans
le respect et l’acceptation de notre
travail », a­t­elle martelé.
Selon un officier en poste à
Bamenda, les séparatistes ont or­
donné à la population de refuser
ces aides et affirmé que ces den­
rées étaient empoisonnées. Sur le
terrain, beaucoup y croient. Ter­
rorisés à l’idée d’être considérés
comme des séparatistes par les
militaires ou des complices de « la
République » (nom donné au gou­
vernement) par les combattants
indépendantistes, les habitants et
déplacés vivent dans la peur.

C’est le cas du jeune Emmanuel,
15 ans, rencontré mi­mai à la gare
routière de Bonabéri. Ses
deux grands frères ont rejoint les
groupes séparatistes. L’un a été
tué par les militaires. L’autre
combat toujours. Craignant
d’être « enrôlé et surtout tué »,
l’adolescent a marché pendant
des jours avec des amis dans la
forêt, par peur d’être arrêtés
aux multiples barrages, faute de
papiers, brûlés dans l’incendie
de leurs maisons.
A Douala, Emmanuel passe ses
nuits à la gare. « Lorsque je suis
arrivé, j’ai d’abord vécu avec un
ami chez l’un de ses proches, mais
ils n’avaient pas d’argent pour
nourrir d’autres personnes alors je
suis venu ici », raconte­t­il.
Thomas Ndoh, président de
Human Rights Defense Club, une
ONG locale, promet de lui trouver
un abri. Mais Emmanuel a pris
peur et a disparu.
« Traumatisés, les déplacés sus­
pectent tout le monde. Ceux qui
n’ont pas de pièces pouvant les
identifier ont doublement peur
d’être arrêtés, taxés de séparatistes
ou de complices. L’apatridie est
l’autre énorme conséquence de
cette crise », déplore Thomas
Ndoh. Une nouvelle épreuve pour
tous ceux qui ont fui une partie
du pays qui refuse désormais
d’être camerounaise, et se retrou­
vent coincés dans une autre qui
ne les reconnaît plus.
josiane kouagheu

Signature d’un accord de paix fragile au Mozambique


Le plan signé par le président et le chef des rebelles de la Renamo devrait faciliter l’exploitation gazière


johannesburg ­
correspondant régional

L


a troisième tentative sera­
t­elle la bonne? En signant
un accord de paix, mardi
6 août, avec Ossufo Momade, le
chef de la Renamo (l’ex­rébellion
historique, retournée au ma­
quis), le président du Mozambi­
que, Filipe Nyusi, s’est promis de
rendre « irréversible » un long
processus, amenant les vétérans
de la guerre civile mozambicaine
(1977­1992) à abandonner les ar­
mes une dernière fois, après les
avoir reprises en 2013.
Quelques jours plus tôt, à
Sathundjira, le bastion de la
Renamo (Résistance nationale
mozambicaine) dans le parc de
Gorongosa (centre), la cessation
des hostilités avait déjà été forma­
lisée entre le chef de l’Etat – qui est
aussi celui du parti au pouvoir de­
puis l’indépendance, le Frelimo
(Front de libération du Mozambi­
que) – et Ossufo Momade. Puis le
chef rebelle, qui a pris la tête du

mouvement après la mort en
mai 2018 de son leader historique,
Afonso Dhlakama, est sorti de la
région inexpugnable où est
concentrée une partie de ses for­
ces pour gagner Maputo et y si­
gner l’accord du 6 août.
Des négociations, entamées par
Dhlakama, se tenaient au télé­
phone depuis plus d’un an. La con­
fidentialité de la phase des tracta­
tions se poursuit à présent dans le
secret qui entoure le contenu de
l’accord. Il a été signé en vue des
élections générales du 15 octobre.
Même si, à brève échéance, les
obstacles ne manquent pas. Le
pays, qui tente de restaurer sa ré­
putation auprès des bailleurs de
fonds, fait face à une insurrection
islamiste dans le nord du pays.
Un analyste qui souhaite garder
l’anonymat parle, en termes crus,
d’un accord « électoral et théâ­
tral » et ajoute que ce dernier « a
été fait en courant, pour respecter
la date du 6 août qui avait été fixée
préalablement pour les invitations
de dignitaires étrangers ». Côté

pouvoir comme côté rebelle, l’ur­
gence de cette paix ne fait pas
l’unanimité. Ossufo Momade, en
particulier, est en proie à un mou­
vement de fronde au sein de la
Renamo. Menés par le général
Mariana Nhongo, des dissidents
disent avoir formé un groupe, « la
junte militaire », et continuer le
combat. Le nouveau chef de la
Renamo est­il débordé par l’aile
militaire, ou est­ce une tactique
pour conserver une option de re­
tour aux armes si les promesses
du pouvoir ne sont pas tenues?

Les deux hypothèses sont consi­
dérées comme valables par une
partie des observateurs.
La portée du plan de paix, ce­
pendant, dépasse ces calculs.
Pour l’occasion, des chefs d’Etat et
de gouvernement du continent
(notamment ceux du Rwanda et
de l’Afrique du Sud) ont fait le dé­
placement à Maputo, en même
temps que le président de la Com­
mission de l’Union africaine,
Moussa Faki Mahamat.
Cet engagement marque de so­
lennité l’événement et rappelle
que l’enjeu n’est pas seulement
national. Le peu qui a été révélé de
l’accord tient en deux points fra­
giles : intégration de 5 200 mem­
bres de la Renamo dans l’armée et
la police (mais pas dans les servi­
ces de renseignement, comme le
demandaient les rebelles) ; chan­
gement constitutionnel permet­
tant aux gouverneurs des dix ré­
gions d’être élus au suffrage
universel, ouvrant aux dirigeants
de la Renamo la perspective d’ac­
cès aux ressources.

L’accord de paix initial, en 1992,
qui mettait fin à la longue et atroce
guerre civile (près d’un million de
morts depuis 1977), avait pour con­
texte les bouleversements politi­
ques amenés par la fin de la guerre
froide. Vingt ans plus tard, quand
le Mozambique a découvert ses
immenses richesses naturelles, la
Renamo, qui est le premier parti
d’opposition, est retournée au ma­
quis, notamment pour obtenir un
accès à de nouvelles ressources.

Condition non suffisante
De pays pauvre, le Mozambique
est sur le point de se transformer
en acteur majeur du secteur des
hydrocarbures. Si trois projets
d’exploitation de ses réserves sont
menés à terme, le pays devrait en­
trer dans le groupe des cinq plus
gros producteurs mondiaux de
gaz naturel. La paix avec la Re­
namo est une condition néces­
saire, mais non suffisante, pour
mener à bien ces chantiers.
La veille de la signature de l’ac­
cord « irréversible », le président

Si trois projets
d’exploitation de
ses réserves sont
menés à terme, le
pays devrait être
l’un des cinq plus
gros producteurs
de gaz naturel

Originaire
de Buea, Kum
Rose (ici en
octobre 2018),
a trouvé
refuge
à Yaoundé.
ZOHRA
BENSEMRA/REUTERS

« C’est mieux
que les balles. Ici,
je suis en vie »,
confie une jeune
fille de 16 ans
qui est devenue
prostituée
à Douala

Nyusi était en train de poser la
première pierre d’un futur termi­
nal de liquéfaction de gaz naturel
à Palma, dans l’extrême nord du
pays, dont le coût global est es­
timé à 25 milliards de dollars, ce
qui en fera le plus gros projet d’ex­
ploitation d’hydrocarbures en
Afrique subsaharienne.
Selon Justin Pearce, spécialiste
de la région à l’université de Cam­
bridge et au King’s College de Lon­
dres : « L’accord politique devrait
contenter les responsables de la
Renamo pendant plusieurs an­
nées, à condition que le Frelimo
soit assez sage pour leur concéder
des pouvoirs au niveau régional.
L’existence de gouvernements Re­
namo dans les provinces où le
parti est majoritaire devrait aussi
apporter une réponse à une reven­
dication forte dans le centre et le
nord du Mozambique, où l’on con­
sidère jusqu’ici que ces parties du
pays sont administrées comme
des colonies par un pouvoir dis­
tant et indifférent à Maputo. »
jean­philippe rémy

CAMEROUN

NIGERIA

NIGER
TCHAD

RCA

GABON CONGO

YaoundéYaoundé
Golfe
de Guinée

Bamenda
Buea

200 km

Douala

Zone
anglophone NORD-OUEST
SUD-
OUEST
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