lemonde090819

(Joyce) #1

VENDREDI 9 AOÛT 2019 international| 7


Malaise social au sein de la jeunesse jordanienne


Le chômage et les mesures d’austérité nourrissent le mécontentement et la déception dans le royaume


amman ­ envoyée spéciale

E


n cette fin d’après­midi
de juin, dans le quartier
de Webdé, à Amman, des
militants de la société ci­
vile se saluent chaleureusement,
en marge d’une réunion à Liwan,
un espace d’échanges et de for­
mation pour les jeunes. Certains
d’entre eux se sont connus un an
plus tôt, lors des grandes mani­
festations dans la capitale jorda­
nienne contre la hausse du prix
de l’essence et un projet de loi sur
les impôts. « Rien ne s’est amélioré
sur le plan économique. La dette
publique a augmenté, la pauvreté
aussi. Le déclassement de la classe
moyenne continue », soupire
Dima Al­Kharabsheh, 27 ans,
l’une des cofondatrices de Liwan.
Dans la veine du mouvement de
l’été dernier, des rassemblements
réguliers sont organisés à Am­
man, mais ils n’attirent qu’une
poignée de manifestants. La peur
d’être manipulés, ou d’être entraî­
nés dans le chaos, disent des jeu­
nes, les tient loin des protesta­
tions. Les mois de mobilisation
populaire au Soudan ou en Algérie
suscitent « l’admiration » de la mi­
litante Dima Al­Kharabsheh.
« C’est loin de nous », tempère Ba­
char Qudah, 28 ans.
En Jordanie, le malaise social
reste bien présent chez les jeunes.
« C’est la galère sur le plan écono­
mique. Et, on en a assez que la cor­
ruption ne soit combattue qu’en
surface : les gros poissons s’en sor­
tent toujours », dénonce Amal (le
prénom a été changé), 25 ans, étu­
diante originaire de la ville d’Ir­
bid, dans le nord du pays.
Parmi les principales sources de
mécontentement des jeunes, le
chômage. Officiellement, il est de
19 %, mais est encore plus élevé
chez les femmes et les jeunes.
30 % des moins de 30 ans sont
concernés. « Il est fréquent que les
emplois disponibles n’aient aucun
lien avec les études des diplômés.
Et les salaires [le revenu moyen
est de 530 euros] ne suivent pas »,
déplore Bachar Qudah. Lui a re­
joint une ONG, « par passion ».
Mais seuls deux de ses trente ca­
marades de promotion, en com­
merce international, « ont un mé­
tier qui correspond au parcours

universitaire qu’ils ont suivi ».
Quant à Amal, malgré le coût des
études supérieures, elle s’est lan­
cée dans le droit, de crainte de ne
pas trouver d’emploi dans le sec­
teur de la chimie, où elle a obtenu
son premier diplôme.

« Le privé n’embauche pas »
« Le chômage est notre plus grand
défi », acquiesce la députée Wafa
Bani Mustapha. Lorsque nous lui
rendons visite au Parlement, un
fils, accompagné de son père, qui
prend la parole, vient la solliciter
pour obtenir un piston. L’élue ne
compte plus les demandes d’aides
similaires. « Le privé n’embauche
pas, alors on vient nous trouver
pour un coup de pouce pour inté­
grer l’administration publique. »
La croissance est insuffisante
pour créer de nouveaux emplois.
« L’instabilité régionale continue
de nourrir l’incertitude des inves­
tisseurs », constate l’économiste
Ibrahim Saif, ancien ministre et

actuel directeur général du think
tank Jordan Strategy Forum. La re­
prise de relations commerciales
avec l’Irak – principal débouché
économique du royaume jus­
qu’en 2014 – est encore timide. La
présence massive de réfugiés sy­
riens – ils sont plus de 650 000,
selon le Haut­Commissariat des
Nations unies pour les réfugiés,
dans ce pays de dix millions d’ha­
bitants – pèse sur l’économie,
malgré les aides internationales.
Surtout, le pays, endetté, est
sous pression des institutions fi­
nancières internationales, Fonds
monétaire international (FMI) en
tête : en échange de prêts, la Jor­
danie doit, entre autres, réduire
les dépenses publiques. Les
moins aisés subissent de plein
fouet la hausse des prix, comme
celui de l’essence. « La génération
de nos parents s’adaptait aux dif­
ficultés économiques. Pour nous,
cela est impossible, avec l’infla­
tion », explique Bachar Qudah.

Chargé de mener les réformes, le
premier ministre Omar Al­Razzaz
a souligné à plusieurs reprises la
difficulté de sa tâche. Sa nomina­
tion, par le roi, avait mis fin à la
contestation de juin 2018, qui avait
gagné une cinquantaine de villes.
« Il nous a déçus », dit Dima Al­Kha­
rabsheh. « Omar Al­Razzaz ne peut
pas faire de miracles, mais au
moins il explique son action », juge
pour sa part Bachar Qudah. En un

an, le chef du gouvernement a re­
manié à trois reprises son équipe,
pour montrer sa détermination à
aller de l’avant. Mais c’est une
technique connue en Jordanie,
tout comme les renversements de
gouvernements, pour lâcher du
lest face au mécontentement.
En bordure d’une route, sur les
hauteurs d’Amman, des jeunes et
des familles fument le narguilé.
« C’est une façon de se détendre du
stress de la ville, et un loisir à bas
prix, raconte Farès (le prénom a été
changé), qui s’apprête à émigrer.
On vit un moment difficile : on nous
demande, à nous citoyens, un effort
financier, mais on reçoit peu en re­
tour. Les apparences sont trompeu­
ses à Amman : derrière les voitures
américaines, par exemple, il y a des
années d’endettement. Et ne par­
lons même pas de la différence de
développement entre la capitale et
le reste du pays. »
La relance économique est con­
sidérée comme une urgence par

les experts, pour endiguer le ris­
que d’une nouvelle éruption con­
testataire. « Il y a de la frustration
chez les Jordaniens, qui voient leur
niveau de vie s’éroder. Personne
n’entrevoit d’avenir radieux à
court terme, mais en même temps,
il est clair que les choses ne peu­
vent pas changer du jour au lende­
main, juge néanmoins l’écono­
miste Ibrahim Saif. Tout le monde
est aussi conscient que le pays su­
bit des pressions politiques. »

Pressions américaines
Il y a d’abord celle exercée par
Washington, pour que la Jordanie
rallie son « deal du siècle », l’initia­
tive sur le conflit israélo­palesti­
nien, dont le volet économique a
été présenté en juin à Bahreïn. Ce
projet est vu avec hostilité par la
population jordanienne car les as­
pirations nationales des Palesti­
niens y sont effacées, et Amman
redoute de faire les frais de ce plan.
Le royaume hachémite doit aussi
composer avec les exigences de
Riyad qui attend de lui qu’il s’ali­
gne sur ses positions à l’échelle de
la région. Les relations se sont re­
froidies avec le parrain golfien, qui
n’a versé qu’une partie de l’aide
promise en juin 2018 pour soute­
nir une sortie de crise.
Appelant au rassemblement des
rangs réformistes en Jordanie, l’op­
posant Ahmad Obeidat, ancien
premier ministre du temps du roi
Hussein, pointait, en juin, « la res­
ponsabilité du système politique si
on en est arrivés au niveau actuel de
dépendance [envers l’étranger] ».
La jeune génération a conscience
de cette forte dépendance et la dé­
plore. Les pressions américaines
sur le dossier israélo­palestinien
poussent à unir les rangs derrière
le royaume, malgré les critiques
sur l’austérité économique impo­
sée, ou sur le raidissement des
autorités – en juin, l’organisation
Human Rights Watch a dénoncé
l’accroissement de la répression à
l’encontre des militants politiques
et des journalistes. « Si le “deal du
siècle” voulu par l’administration
Trump voit le jour, cela aura des
conséquences désastreuses sur des
générations. On doit être derrière le
roi [Abdallah II] pour le refuser »,
considère Dima Al­Kharabsheh.
laure stephan

Israël veut expulser des immigrés et leurs enfants


Une loi donne aux travailleurs étrangers un visa renouvelable de cinq ans mais les empêche de fonder une famille


jérusalem ­ correspondance

N’


expulsez pas les en­
fants! » L’association
de mères philippines
en Israël, United Children of
Israel, avait ainsi baptisé la mani­
festation qui a mobilisé un mil­
lier de personnes, mardi 6 août à
Tel­Aviv. Les participants ont dé­
noncé le projet du gouvernement
israélien d’expulser cet été une
cinquantaine d’enfants de tra­
vailleurs immigrés, nés en Israël
et sans statut légal.
Plus tôt mardi, une travailleuse
philippine, Rosemarie Perez, et
son fils, Rohan, âgé de 13 ans, ont
été arrêtés à Tel­Aviv par des
agents de l’Autorité de l’immigra­
tion dans le cadre de la procé­
dure de renvoi. Ils ont été placés
dans un centre de détention.
Plusieurs cas similaires ont été
relevés en juillet : incarcérés puis
relâchés, mères et enfants dispo­
sent d’un délai de quarante­
cinq jours pour quitter le pays.
Mardi soir, les manifestants, en
majorité des Philippins mais
aussi des Indiens, des Sri­Lankais,
des Népalais ainsi que des Israé­
liens, ont appelé à libérer les
travailleurs mis en détention avec

leurs enfants, et demandé à Israël
de mettre fin aux expulsions.
Les travailleurs étrangers sont
arrivés en Israël à partir des an­
nées 1990 pour combler les be­
soins en main­d’œuvre dans le bâ­
timent, le secteur agricole et l’aide
à domicile pour les personnes
âgées ou handicapées. Le minis­
tère de l’intérieur dénombre ac­
tuellement 100 374 travailleurs
immigrés légaux, dont 56 311 tra­
vaillent dans les soins à domicile.
Dans ce domaine, la moitié d’entre
eux sont des Philippins, majori­
tairement des femmes. En outre,
environ 100 000 travailleurs,
entrés légalement, ne sont pas re­
partis à l’expiration de leur visa.
Selon la « loi sur les travailleurs
étrangers », votée en 1991, ces der­

niers disposent d’un visa renou­
velable chaque année pendant
cinq ans. Dans le secteur des soins
à domicile, il peut être prolongé si
l’employeur­patient est toujours
en vie à l’issue de cette période.
S’il meurt avant, le travailleur
peut être transféré auprès d’un
autre employeur certifié.

« Question de l’identité »
L’Etat hébreu a besoin de cette
main­d’œuvre bon marché, mais
veut prévenir tout ancrage à long
terme. Avant d’obtenir leur visa
de travail, les postulants doivent
déclarer qu’ils n’ont pas de pa­
renté au premier degré en Israël
et qu’ils n’ont pas l’intention d’y
fonder une famille. Si une tra­
vailleuse tombe enceinte, elle
peut rester en Israël jusqu’à la
naissance de l’enfant, mais doit
ensuite décider de partir avec lui
ou bien de l’envoyer dans son
pays d’origine pour pouvoir re­
nouveler son propre visa israé­
lien. Mais souvent, les femmes
restent illégalement en Israël
avec leur(s) enfant(s) ; ils y gran­
dissent sans aucun statut légal.
Elles croient qu’ils s’assureront
néanmoins un meilleur avenir
que dans leur pays d’origine.

« Beaucoup de parents ne se dé­
clarent pas auprès des autorités is­
raéliennes et envoient leur enfant
à l’école ici. Ils n’ont rien à perdre
car, s’ils se déclarent, ils ont toutes
les chances d’être expulsés, expli­
que Jean­Marc Liling, avocat spé­
cialisé dans le droit des migrants
et des réfugiés. Les parents utili­
sent aussi le prétexte des enfants
car c’est leur meilleure garantie
pour rester ici à long terme. »
Les autorités israéliennes ont
commencé à procéder aux expul­
sions d’enfants en 2003. Des orga­
nisations de la société civile,
comme la Hotline à Tel­Aviv, se
sont alors mobilisées. En 2007, le
ministère de l’intérieur a mis en
place une procédure accordant
un permis de résidence perma­
nente aux enfants de travailleurs
étrangers nés en Israël : 500 d’en­
tre eux l’ont reçu et leurs parents
ont obtenu un permis de rési­
dence temporaire leur permet­
tant de travailler. En 2009, l’Etat
hébreu a réitéré ses menaces
d’expulsion. Après une longue
mobilisation, le processus a été
enrayé et 2 500 individus (parents
et enfants) ont été régularisés.
Il y a plusieurs mois, le gouver­
nement a annoncé la reprise des

incitations au départ volontaire et
des expulsions. Il a accordé aux fa­
milles jusqu’au 15 juillet, la fin de
l’année scolaire. Les premières in­
terpellations ont alors commencé.
La Hotline estime qu’en 2018
quelques centaines d’enfants sont
partis pour leur pays d’origine
avec leur(s) parent(s) ; en 2019, ils
seraient entre 100 et 200.
Pour justifier leur droit à rester
en Israël, certains jeunes manifes­
tants philippins revendiquaient,
mardi soir, leur appartenance
locale : « Je suis israélienne, je suis
allée à l’école ici, je parle hébreu, je
mange israélien. Et surtout, je n’ai
nulle part ailleurs où aller », a
clamé l’une d’elles sur la scène.
Quelques mètres plus loin, conte­
nus par un cordon de policiers,
une cinquantaine de contre­ma­
nifestants criaient aux « étran­
gers » de « rentre[r] chez [eux] ».
C’est « la question de l’identité de
l’Etat d’Israël » qui est en jeu ici,
entre « qui est israélien et qui peut
se sentir israélien, explique l’avo­
cat Jean­Marc Liling. Personne n’a
réfléchi au fait qu’Israël puisse être
attractif pour des non­juifs, qu’ils
puissent se sentir comme faisant
partie de ce pays ».
claire bastier

Lors d’une
manifestation
contre le « deal
du siècle » de
Donald Trump,
à Amman,
le 21 juin.
KHALIL MAZRAAWI / AFP

« Nos parents
s’adaptaient
aux difficultés
économiques.
Pour nous,
c’est impossible,
avec l’inflation »
BACHAR QUDAH
28 ans

L’Etat hébreu
a besoin de cette
main-d’œuvre
bon marché, mais
veut prévenir
tout ancrage
à long terme

V E N E Z U E L A
Maduro suspend
le dialogue
avec l’opposition
Le président vénézuélien,
Nicolas Maduro, a suspendu,
mercredi 7 août, le dialogue
engagé avec l’opposition, en
réponse aux sanctions améri­
caines contre Caracas. Lundi,
la Maison Blanche a annoncé
le gel des biens aux Etats­Unis
du gouvernement Maduro.
Après une première rencon­
tre à la mi­mai à Oslo, les
discussions avaient repris
à La Barbade le 8 juillet. De
nouveaux pourparlers étaient
prévus sur l’île caribéenne
jeudi et vendredi. – (AFP.)

S Y R I E
Ankara et Washington
vers la création d’une
« zone de sécurité »
La Turquie et les Etats­Unis
ont décidé, mercredi, d’établir
un « centre d’opérations
conjointes » pour coordonner
la création d’une « zone
de sécurité » dans le nord de la
Syrie, ont indiqué le minis­
tère de la défense turc et l’am­
bassade américaine à Ankara.
Cette annonce intervient
après trois jours d’intenses
négociations engagées par
Washington pour éviter une
nouvelle opération militaire
turque contre la milice kurde
des Unités de protection du
peuple (YPG). – (AFP.)
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