Afrique Magazine N°395-396 – Août-Septembre 2019

(Marcin) #1
AFRIQUE MAGAZINE I 395-396 - AOÛT-SEPTEMBRE 2019 99

courage de choisir Omar, qui va la protéger des difficultés
de la vie, ou d’assumer son vrai amour.
Dans le Dakar du film, il y a cette tour moderne
immense, écrasante, qui se dresse à l’horizon,
réalisée en 3D. Que symbolise-t-elle?
Abdoulaye Wade [ancien président du Sénégal, de 2000
à 2012, ndlr] et Mouammar Kadhafi avaient un projet
d’une tour solaire du nom du Libyen, qui devait être la
plus haute d’Afrique et abriter des salles de conférences,
un hôtel de luxe, etc. Quand j’ai découvert ce projet archi-
tectural, c’était au moment où tous ces jeunes quittaient le
Sénégal par la mer, à cause d’une situation économique et
sociale désastreuse. Au lieu d’investir dans l’éducation et
le social, des fortunes étaient dépensées dans une tour de
luxe! Pourmoi,elle symbolisaitles dérivescapitalistesde
l’ère Wade.Ça m’a frappéquandj’ai vu la maquette: c’était
commeun fantasmeen lévitation.Elleest là, omnipré-
sente,et en mêmetemps,elle est commeun mirage.On
ne peutpas y croire,tant c’estdémesuré.Elle annonceun
futurvirtuelet incertain.Parcequ’ilest impossible,on se
jetteen mer plutôtque de construireet bâtirl’avenir.
Cettetourest-ellel’allégorie
d’unmonumentauxmorts?
En effet,au fur et à mesuredu film,je souhaitaisque cette
tour,que l’on regardeau départen touteobjectivité,se trans-
formepeu à peu en monumentaux morts.D’ailleurs,la maquette
de la tourKadhafiétaitune pyramidenoire.J’ai trouvéça très
sombre,commele signed’unactemanqué...Commele dit au
patronl’un des personnagesfémininspossédés: «Désormais,
quandtu verrasta tourqui touchele ciel,tu penserasà nos
corpstoutau fondde l’océan.» L’écartentreces sommetset
ces profondeursest unedynamiquequi incarnevraimentle
monded’aujourd’hui: des écartsde plusen plusextrêmes,qui
se creusententreles classes,les gens,les réalités,les mondes.
Quelestle lienavecDiamniadio,oùvousaveztourné?
Diamniadioest unenouvellevillequi est en trainde se
construire,en périphériede Dakar.Ça ne veutpas direque les
ouvriersn’y sontpas payés,maisil y a quandmêmepleinde
chantiersà Dakaroù celaarrive.C’estd’ailleursun problème
mondial! Avecleursmains,leurcorps,leurforcephysique,
ces travailleursconstruisentdes bâtiments,qui vontaccueil-
lir ensuitedes hommesde pouvoir.Les milieux,les classes
socialessontséparéspar le système,maisen mêmetemps,
qu’onle veuilleou non,le rapportcharnelentreles mondes
existe.Et ces bâtisseursdeviennentles fantômesde ces lieux.
C’esttroublant.
Votrefilma étécouronnéduGrandprixaudernierfestival
deCannes.Commentavez-vousvécucetterécompense?
C’estmontravailqui est reconnu,distingué.J’essaiede m’en
tenirà ça. Monfilmest le résultatde tantde chosesque j’avais
besoind’exprimer,de raconter.J’ai fait des choixfortset pris
des risques: tournerà Dakaren languewolofavecdes acteurs

qui n’avaientjamais joué, faire confiance à de jeunes produc-
tricesdontc’était aussi le premier long-métrage, collaborer avec
une musicienne qui n’avait jamais travaillé pour le cinéma. Je
suisfièreque notre travail et ces choix-là soient reconnus et
entendus.Et je suis très heureuse que cela arrive au moment
où un nouveaupublic a émergé pour ce film. J’ai l’impression,
du moinsje l’espère, qu’il peut parler à différents types de per-
sonnes,et c’estimportant pour moi.
Hyènesétaitle dernier film sénégalais sélectionné
encompétition officielle à Cannes, en 1992. Et vous êtes
lapremièreréalisatrice noire à y remporter un prix...
Je ne me sens pas écrasée par ces symboles, ce n’est pas
un héritagelourd à porter. Au contraire, j’ai la chance d’avoir
été très stimulée par les œuvres de mon oncle. C’est une inspi-
rationqui m’a rendue plus ambitieuse aussi, car la barre était
haute.Ensuite,être la première femme... noire, métisse, non-
blanche...Bon,ces termes me fatiguent à la fin... C’est plutôt
tristequ’unetelle chose n’arrive qu’en 2019. Il y a vraiment
du travail.J’espère que ça va encourager d’autres femmes non-
blanchesà se sentir moins seules, à leur montrer que c’est pos-
sibled’êtrelà. C’est vrai que c’est aussi un premier long-métrage.
C’estun message fort pour les réalisateurs de ma génération
et un certaintype de cinéma aussi. Je suis très contente que
ça fassebouger les lignes. Être en compétition à Cannes en
mêmetempsque Ladj Ly [Prix du jury pour Les Misérables,
ndlr], c’étaittrès joyeux! Ça a fait du bien à beaucoup de gens.
Doncma victoire est à la fois mienne et collective. C’est aussi
celledu Sénégal, de la France, de ma génération, et celle des
femmes...■

Atlantique,de Mati Diop, sortira au Sénégal le 2 août 2019
et en Francele 2 octobre 2019 (Ad Vitam).

Le musicien
et compositeur
Wasis Diop, père
de la cinéaste.

YOURI LENQUETTE

Free download pdf