Temps - 2019-08-10-11

(Grace) #1

LA SALLE DE FITNESS,


REPÈRE POUR ÂMES ESSEULÉES


marché. «Dans notre époque, nous
rejoignons en permanence des
communautés. Le marché crée ça.
Pour nous faire consommer, le
capitalisme nous donne le senti-
ment d’appartenir à un cercle
restreint. C’est la logique des
cartes premium. Que ce soit avec
une compagnie aérienne ou dans
une boutique de vélos, vous appar-
tenez à une communauté. Il ne
faut pas oublier que le CrossFit est
une marque. C’est une des pre-
mières activités sportives entière-
ment labellisées. Il ne viendrait à
personne l’idée de faire du Cross-
Fit entre copains dans un parc. On
va dans une salle de CrossFit pour
le pratiquer, sinon cela n’existe
pas», observe le sociologue Chris-
tophe Jaccoud.
Certaines activités comme le
Spinning, une marque déposée qui
désigne des cours collectifs de vélo
d’intérieur en rythme avec de la
musique, ont aussi développé tout
un merchandising, qui dépasse les
frontières du complexe sportif.
Marc Belser, cofondateur de la salle
Urbanride à Genève, qui accueille
550 pratiquants chaque semaine,
préfère parler de «mode de vie
actif». «Nous avons déjà lancé des
goodies avec notre logo, des
gourdes, des sacs, que nous propo-
sons à nos clients. Nous travaillons
surtout sur le lancement d’une
ligne de vêtements que l’on peut
qualifier d’«active wear». C’est un
nouveau style, un art de vivre. Vous
pouvez porter un pantalon de yoga
stylisé en ville, comme pendant
votre cours de fitness. Le Spinning,
c’est une philosophie bien plus que
du vélo», conclut-il. ■

PAR CAMILLE BELSOEUR
t @camBelsoeur

Les nouvelles salles de sport
connaissent un succès
croissant. Leur secret: offrir
à leurs membres l’accès
à un espace communautaire
où se tissent des liens sociaux
très forts

◗ Les salles de sport modernes sont-
elles les églises d’une nouvelle reli-
gion? C’est la très sérieuse question
que soulève Casper ter Kuile, cher-
cheur en sciences des religions à
l’Université Harvard aux Etats-Unis,
devant l’immense croissance de la
pratique de l’escalade, du CrossFit
ou encore du Spinning (nouvelle
pratique de vélo d’intérieur) ces der-
nières années. Son hypothèse: dans
une société moderne où les jeunes
n’ont plus la «consommation spiri-
tuelle» de leurs parents ou
grands-parents, la génération des
millennials cherche à donner du
sens à son existence et à recréer des
liens communautaires forts à tra-
vers d’autres lieux et activités. Les
nouvelles pratiques de fitness en
sont l’un des avatars.

ce grand sportif qui soulève tous les
jours sa dose de poids, l’essence de
la discipline est d’abord de
construire des liens forts entre les
membres à travers l’effort, plutôt
que de rechercher l’aspect compé-
titif. «Avant chaque entraînement,
il y a un moment de discussion.
Parfois, je demande en amont à
chacun de préparer une blague.
Après il y a le work-out du jour, soit
une séance d’entraînement qui est
toujours collective et que l’on réa-
lise à douze personnes. Pendant ce
work-out, il y a des moments forts:
comme une cloche que l’on va son-
ner quand quelqu’un va réussir un
défi sur lequel il butait. On se
réjouit de la réussite des autres,
c’est très important dans un monde
toujours plus individualisé»,
témoigne José Lara.
Dans une société capitaliste très
paradoxale, où les trajectoires de
vie sont solitaires mais où l’isole-
ment social est vécu comme une
honte, ces nouvelles communautés
apportent un sens à la vie de l’in-
dividu, «qui reprend confiance en
lui grâce à un corps puissant» dit
José Lara, tout en lui offrant un
cocon social protecteur. «L’isole-
ment social est une crise crois-
sante. Ce qui se passe dans les
communautés de fitness comme
le CrossFit, c’est plus qu’une séance
de sport. Les pratiquants vont aller
boire une bière ensemble le ven-
dredi soir, ils intègrent des mamans
seules avec leur bébé dans leur
groupe. De la sorte, les communau-
tés de fitness deviennent un espace
central de «cela a un sens» dans la
vie des membres. Cela les aide à
rester en bonne santé physique et

nouvelle population de citadins se
rend après le boulot, été comme
hiver, dans des salles d’escalade
nouvelle génération imaginées
comme des lieux de vie. Cofonda-
trice du complexe d’escalade C+,
ouvert depuis septembre 2018 à
Neuchâtel, Nacera Larfi ne cache
pas qu’elle vise une population de
«nouveaux grimpeurs». «On a
essayé de créer une atmosphère
chaleureuse dans la salle à côté des
murs. Les gens peuvent aller au bar,
en terrasse pour manger un mor-
ceau ou boire un verre après leur
entraînement. On sent qu’il y a un
besoin de partage. Les clients
aiment revivre le moment qu’ils
viennent d’expérimenter autour
d’une bière... Il y a un tableau où
des membres laissent un mot pour
indiquer qu’ils recherchent un par-
tenaire pour former une cordée sur
notre espace de grandes voies»,
glisse la fondatrice de C+.

UN ART DE VIVRE PLUS
QU’UNE ACTIVITÉ SPORTIVE
Mais si les salles de fitness res-
semblent à un refuge hors du
monde, elles sont aussi totalement
imbriquées dans l’économie de

(FICHTRE POUR LE TEMPS)

émotionnelle», raconte le cher-
cheur Casper ter Kuile.

«LE MÊME LANGAGE
PARTOUT OÙ VOUS ALLEZ»
Adhérente à la box CrossFit Lau-
sanne, Rachel est souvent en dépla-
cement à l’étranger pour son tra-
vail. A Bruxelles, Paris ou Tokyo,
elle se rend dans une salle de Cross-
Fit locale, avec toujours le senti-
ment d’appartenir à la même
grande famille. «C’est le même
langage, le même programme d’en-
traînement partout où vous allez.
Il y a toujours un accueil personna-
lisé. Pendant un cours de CrossFit,
celui qui ne se souvient pas du nom
d’un nouveau venu est «puni» et
doit réaliser des exercices supplé-
mentaires», s’amuse Rachel.
Il n’y a pas que le CrossFit qui a le
vent en poupe. En Suisse, les salles
d’escalade poussent également
comme des champignons. Il y a
encore quelques années, la grimpe
était un sport de connaisseurs. Les
amoureux des longueurs en rocher
allaient faire leurs gammes dans
des gymnases municipaux l’hiver,
avant de filer en nature dès le retour
de la belle saison. Aujourd’hui, une

Le CrossFit, l’un des sports qui a
connu le plus gros boom dans la
dernière décennie en Occident,
revendique quatre millions de pra-
tiquants à travers le monde.
«Contrairement aux clubs de
sports traditionnels, il y a dans le
CrossFit une forte culture de l’éta-
blissement d’objectifs personnels
et de responsabilité de la commu-
nauté. Par exemple, beaucoup de
salles de CrossFit invitent les par-
ticipants lors des entraînements à
écrire leur objectif personnel sur
un tableau blanc, et la communauté
les encouragera l’un après l’autre à
atteindre leur propre but. Mais si
l’un des membres ne vient plus à la
salle, il sera tout à fait normal qu’un
autre membre prenne son télé-
phone pour l’appeler et lui deman-
der où il était et pourquoi il ne
revient pas pour réussir ses objec-
tifs», explique Casper ter Kuile.

UNE FORTE INTÉGRATION
SOCIALE DES NOUVEAUX
José Lara, 45 ans, est le gérant de
la «box» (un terme qui remplace le
mot «salle» dans le jargon anglo-
phone) du CrossFit Lausanne. Pour

«On se réjouit de la réussite

des autres, c’est très

important dans un monde

toujours plus individualisé »

JOSÉ LARA, GÉRANT DE FITNESS

LE TEMPS WEEK-END
20 SOCIÉTÉ SAMEDI 10 AOÛT 2019

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