Temps - 2019-08-10-11

(Grace) #1
PAR ISABELLE RÜF

La biographie romancée d’un
neurologue espagnol montre
un combat singulier dans un
monde globalement corrompu

◗ Quand le corps social dysfonc-
tionne, les corps des humains
souffrent dans la même proportion,
se dit-on en refermant Les Défenses.
Le héros de ce gros roman, Camilo
Escobedo, a vécu ce stress à un
paroxysme qui fait de son cas une
histoire exemplaire. Gabi Martinez,
auteur de récits de voyages et d’en-
quêtes, l’a reçue, cette histoire, d’un
neurologue de Barcelone, Domingo
Escudero. Ce dernier sortait d’une
traversée des enfers et il voulait que
son histoire serve à d’autres. Marti-
nez en a fait un roman – peut-être
par peur des retombées légales, ou
par un désir de liberté narrative –
mais les mésaventures médicales
d’Escobedo/Escudero sont véri-
diques, et le héros a trouvé dans le
livre «une vérité qu’il souhaitait
transmettre».
Cet homme, brillant médecin en
fin de quarantaine, à Barcelone, s’est
retrouvé en traitement psychia-
trique à la suite d’erreurs de dia-
gnostic qui ont manqué lui coûter
l’existence ou au moins sa carrière
et sa vie privée. Considéré comme
bipolaire à la suite de divers com-
portements erratiques, il a subi des
traitements dont il sentait bien
qu’ils étaient inadéquats, jusqu’à ce
qu’il découvre lui-même son mal:
une encéphalite auto-immune, une
affection sur laquelle il avait travaillé
et qui se soigne à la cortisone et nul-
lement aux médicaments psy-
chotropes qui l’ont abruti.

NEF DES FOUS
Gabi Martinez qui, selon Mathias
Enard, est «le maître espagnol du
roman d’investigation contempo-
rain», a en effet remarquablement
élargi le cas du docteur Escobedo
en l’inscrivant dans un contexte
social et politique. Les Défenses est
à la fois la biographie romancée d’un
neurologue passionné et de sa
famille, mais aussi le procès du sys-
tème hospitalier, avec sa hiérarchie
et ses mandarins omnipotents.
Quant aux institutions et aux partis,
ils en prennent aussi pour leur
grade: corruption, justice de classe,
disputes instrumentalisées entre
Catalans et Espagnols, vestiges de
l’ère franquiste.
Le roman s’ouvre sur une scène
saisissante, très cinématogra-
phique: Escobedo se retrouve, sans
trop savoir comment, dans un
centre thérapeutique pour soi-
gnants en mauvais état psychia-
trique, une étrange nef des fous qui
réunit infirmière dépressive, klep-
tomane maltraitée par son fils, den-

L’HISTOIRE INSENSÉE DU MÉD

INTERNÉ PAR ERREUR DANS U


PAR LISBETH KOUTCHOUMOFF ARMAN
t @LKoutchoumoff

Depuis les années 1980,
l’écrivaine est connue pour
ses récits sur le Congo et le
Proche-Orient. Dans «Fonny»,
elle applique son art
du portrait à sa propre famille,
en Belgique

◗ Partir, rester longtemps sur place,
et écrire. Depuis plus de quarante
ans, tel pourrait être le synopsis de
la vie de Lieve Joris, voyageuse et
écrivaine multiprimée en Belgique,
son pays, aux Pays-Bas, où elle vit
depuis 1975, en France, où elle a
notamment reçu le Prix Nicolas
Bouvier en 2009. Si ses livres, lar-

gement traduits, comptent parmi
les références de la littérature de
voyage, c’est qu’ils portent un
regard aigu sur les douleurs et les
impasses de l’après-colonialisme,
sur le difficile métier de vivre d’où
que l’on vienne, avec une densité,
d’écriture, d’observation, d’immer-
sion, très reconnaissable. Lieve
Joris manie ce journalisme litté-
raire qui fait des outils de la narra-
tion romanesque des moyens de
rencontre avec le monde.
Elle revendique deux influences
majeures, deux filiations d’écriture
du réel: le Polonais Ryszard Kapus-
cinski et le Britannique de Trinidad
V. S. Naipaul, deux auteurs qu’elle a
rencontrés et sur lesquels elle a

LIEVE JORIS, VOYAGE EMPATHIQUE AU P

L’écrivain et journaliste Gabi Martinez, né en 1971 à Barcelone, consacre son dernier livre à l’histoire véridique du docteur Domingo Escudero,
victime d’une erreur médicale. (MATHIEU BOURGOIS/OPALE VIA LEEMAGE)

gique, et à son village d’enfance,
Neerpelt. Cet effet de boucle qui se
ferme se retrouve dans le titre ori-
ginal flamand, Retour à Neerpelt,
qui fait écho à la version flamande
de l’un de ses premiers livres,
Retour au Congo (Mon Oncle du
Congo). A 19  ans, elle a pris ses
jambes à son cou, fuyant l’atmos-
phère étriquée du bourg et un clan
familial hanté par les problèmes de
Fonny, premier fils, tombé dans la
drogue à l’adolescence. Si elle y
revient aujourd’hui, c’est pour faire
le portrait de ce frère, un temps
beau et charismatique, avant de
sombrer. A travers lui, c’est en fait
toute la famille qui est saisie, père,
mère, les sept autres frères et

Des écrivains partagent les livres
qu’ils ont envie de lire pendant
la pause estivale. Cette semaine:
Daniel de Roulet

Tolstoï, «Anna Karénine»,
(Folio Gallimard)
Cela faisait longtemps que je voulais lire ce
classique. Tolstoï est un génie, un auteur
politique qui se préoccupe des classes
sociales de son temps. Mon auteur préféré,
Stendhal, a le même rapport que Tolstoï
aux longues descriptions, cette même
volonté de donner une image globale de la
société. Pourtant, dans
leurs œuvres, on ne perd
jamais le fil. C’est telle-
ment différent de la
manière dont on écrit
aujourd’hui. Le person-
nage d’Anna Karénine
est extraordinaire: elle
n’est ni toute blanche ni
toute noire. Dans mon
livre Les Dix Petites
Anarchistes (Buchet/Chastel, 2018), je me
mettais à la place d’une femme et des lec-
trices me l’ont reproché. J’avais envie d’al-
ler voir comment Tolstoï avait fait, de son
côté. C’est très maîtrisé, du grand art!

Joseph Ponthus, «A la ligne»,
(La Table Ronde)
On m’a recommandé ce premier roman
qui parle de pêche industrielle, écrit avec
des phrases qui reviennent chaque fois à
la ligne. C’est un style que j’appelle de la
«prose coupée», auquel je me suis essayé
dans un livre récent,
Terminal terrestre
(D’autre part, 2017). Le
point de vue engagé de
Ponthus me fait penser
à une écriture journalis-
tique à la Libération. Il y
a quelque chose d’émou-
vant dans cette manière
d’être à la fois hyperper-
sonnel et en même temps de faire le choix
d’une forme littéraire très élaborée. Cette
dernière me rappelle Charles Reznikoff,
Raymond Carver ou, plus récemment, Les
Frères Lehman de Stefano Massini.

J. M. Coetzee, «Elisabeth Costello»,
(Point Seuil)
C’est l’histoire d’une écrivaine, Elisabeth
Costello, célébrité des lettres vieillissante
qui parcourt le monde pour donner des
conférences. L’occasion pour le Prix Nobel
sud-africain de repenser la position du
romancier par rapport
à celle de l’essayiste. Car
cette Elisabeth Costello
se contredit sans cesse!
Coetzee défend le
roman à travers un per-
sonnage de romancière
ambiguë, qui est en
quelque sorte son
double. C’est très subtil.
C’est une position que je
défends: si en écrivant un roman on
cherche à écrire un essai, cela ne donne
rien. Le roman sert à montrer la complexité
de la vie et ses contradictions. ■ PROPOS
RECUEILLIS PAR JULIEN BURRI

Chroniqueur et romancier, Daniel de Roulet est
notamment l’auteur de «Dix Petites Anarchistes»
(Buchet/Chastel). Il publiera à la rentrée «A la
garde, lettre à mon père pasteur» aux Editions
Labor et Fides.

«MES LIVRES DE VACANCES»


(HÉLOÏSE JOUANARD)

écrit. Avec Mon Oncle du Congo, Mali
blues (et autres histoires) ou Danse
du léopard, l’Afrique centrale et de
l’Ouest occupent une grande place
dans une œuvre qui s’est aussi
construite au Moyen-Orient, en
Egypte et en Syrie en particulier.
Dans le récent Sur les ailes du dragon
(qui paraît en poche chez Babel),
Lieve Joris se rend en Chine en com-
pagnie de commerçants congolais
pour découvrir le centre des
échanges sino-africains qu’est la
ville de Guangzhou.

FRÈRE DESTRUCTEUR
Aujourd’hui, dans Fonny, Lieve
Joris fait le voyage inverse, elle
retourne au point de départ, la Bel-

22 LIVRES


LE TEMPS WEEK-END
SAMEDI 10 AOÛT 2019
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