Le Monde - 16.08.2019

(Romina) #1

16 | VENDREDI 16 AOÛT 2019


0123


D


ix ans. C’est le temps qu’il
a fallu au scénariste Alain
Ayroles et au dessinateur
Juanjo Guarnido pour
venir à bout des Indes fourbes, volu­
mineux album à paraître le 28 août
chez Delcourt, contant les aventures
de Pablos de Ségovie, fripouille amo­
rale mais sympathique en quête de
l’Eldorado pendant le Siècle d’or. Dix
ans, c’est long dans la vie d’un auteur.
« Mais je voulais vraiment travailler
avec Alain », raconte Juanjo Guarnido,
qui s’est démultiplié pour mener à
bien ce chantier en parallèle avec sa
série, Blacksad (Dargaud, depuis
2000), dont le prochain tome est
prévu pour fin 2020 (avec le scéna­
riste Juan Diaz Canales).
A l’origine, les deux auteurs vou­
laient réaliser un album dans l’esprit
des romans picaresques espagnols,
que l’on connaît surtout aujourd’hui
à travers Don Quichotte, de Cervantes

(1605­1615). « On est partis du Buscon,
un récit écrit au début du XVIIe siècle
par Francisco de Quevedo, une autre
figure de la littérature espagnole »,
précise le dessinateur ibérique. Ce
roman, d’une grande cruauté, ra­
conte les tribulations d’un gueux,
Pablos, qui devient tour à tour valet,
étudiant, voleur, mendiant ou
homme de théâtre, sans jamais réus­
sir à s’élever socialement. « A la fin,
don Pablos embarque pour l’Améri­
que, mais Quevedo n’a jamais écrit la
suite. On s’est amusés à le faire », expli­
que Alain Ayroles.

Chausse-trapes et faux-semblants
Au bout de 80 planches, les auteurs
décident pourtant de tout reprendre.
Plutôt qu’une histoire d’arnaque clas­
sique, comme on en trouve beaucoup
dans le genre picaresque, le scéna­
riste des séries De cape et de crocs
(avec Jean­Luc Masbou, Delcourt,
1995­2016) et Garulfo (avec Bruno
Maïorana, Delcourt, 1995­2002) se
lance dans un récit gigogne de
160 pages, peuplé de chausse­trapes
et de faux­semblants. On pense y sui­
vre don Pablos racontant sa quête de
la cité d’or inca, mais comment croire
un gredin assoiffé de réussite et de re­
connaissance? « Comme Velasquez,
qui aimait cacher des choses à l’arriè­
re­plan de ses tableaux, je me suis
amusé avec le lecteur », raconte Alain
Ayroles. « Le scénario est somptueux »,
salue Juanjo Guarnido.
L’ancien animateur, passé par les
studios Walt Disney de Montreuil

(Seine­Saint­Denis), avoue en avoir
bavé pour dessiner les aventures de
Pablos. « J’ai dû faire beaucoup de re­
cherches, sur les costumes, les navires,
les maisons... C’était compliqué, car il
existe peu de documents de l’époque.
Mais il fallait être crédible pour que le
lecteur plonge dans l’histoire », confie­
t­il. Le résultat est à la hauteur. Connu
pour son style animalier, Juanjo
Guarnido déploie dans cet album une
palette inattendue. Montagnes, jun­
gle, mines, palais, batailles, on y
trouve de tout. Même les premières
marines de l’auteur!
Réalisées en couleurs directes à
l’aquarelle, les cases de Juanjo Guar­
nido sont autant de petits tableaux.
« J’ai tout fait sans encrage, pour don­
ner du volume. C’est mon album le
plus ambitieux », assure l’artiste,
considéré comme l’un des plus doués
de la très riche école espagnole, qui
compte quelques­uns des meilleurs
dessinateurs actuels de BD, comme
Roger Ibanez (Jazz Maynard, Dar­
gaud, depuis 2007), Ruben Pellejero
(Corto Maltese, Casterman, depuis
2015), Ana Mirallès (Djinn, Dargaud,
depuis 2001) ou Jordi Lafebre (Les
Beaux Etés, Dargaud, depuis 2015).
Pour la couverture de l’album,
Juanjo Guarnido s’est d’ailleurs remis
à la peinture à l’huile, sur les conseils
d’Alex Alice, le talentueux dessina­
teur du Troisième Testament (Glénat,
depuis 1997). « Je n’y avais pas touché
depuis les Beaux­Arts, ça n’a pas été
simple », reconnaît­il.
cédric pietralunga

THRILLER


L’AFFAIRE A DÉFRAYÉ LA CHRO­
NIQUE. Classée sans qu’il y ait eu
besoin de procès. Et, si les gros ti­
tres et la conclusion sordide du
fait divers ayant décimé plu­
sieurs générations d’une même
famille sont restés gravés dans
les mémoires, le scénario précis
du « massacre de la rue des
Corneilles » s’est quant à lui éva­
noui avec le suicide de la sœur,
coupable idéale. Aussi, lorsque,
six ans plus tard, l’unique survi­
vant sort du coma, une psycho­
criminologue s’empresse­t­elle
de se rendre à son chevet pour
tenter de réveiller les secrets de
la tragédie.

Avec Le Patient, Timothé Le
Boucher joue sur les acceptions
de son titre – est patient celui qui
attend, mais aussi celui qui en­
dure – pour mettre en scène un
thriller psychologique. Tout en
parsemant son huis clos de réfé­
rences philosophiques et mytho­
logiques qui lui servent à interro­
ger la dualité, les rapports de
force et autres jeux de manipula­
tion, l’auteur rend un hommage
appuyé au cinéma, notamment à
celui d’Hitchcock, dont il repro­
duit des plans des Oiseaux
ou de Vertigo.c. en.
Le Patient, de Timothé Le Boucher,
Glénat, « 1 000 feuilles », 296 p., 25 €.

Un huis clos dessiné. Extrait du « Patient ». GLÉNAT

COMME SOUVENT SUR LES
PHOTOS DE FAMILLE, l’intérêt
réside dans ce qui déborde du
cadre. Ici, les traits d’une mère
ultra­sollicitée, en cruel manque
de tranquillité. A ses côtés, ses
deux filles : Rosie, la benjamine,
repartie et moue plaisantines, et
Ada, l’ado patentée, tout l’art de
la contradiction en poche, en
proie à une sinistrose aiguë. La
figure paternelle apparaît de
temps en temps, mais s’en tient
généralement aux coins de
l’image. Cette esquisse sagace et
facétieuse du quotidien est pro­
posée par Dorothée de Monfreid,
par ailleurs auteure d’une cin­
quantaine d’albums – surtout

pour la jeunesse. Sur 80 plan­
ches issues du blog qu’elle tient
sur le site du journal Libération
depuis deux ans, remaniées pour
l’occasion, mère et marmaille,
affublées d’attributs porcins,
font joyeusement fuser les répli­
ques. Avec un style graphique
léger et une palette sommaire, la
dessinatrice pénètre dans une
bulle familiale volontiers auto­
biographique, qu’elle préserve de
tout sensationnalisme, pour
mieux révéler l’éloquence de
l’anecdotique. 
cathia engelbach
Ada et Rosie. Mauvais esprit de
famille, de Dorothée de Monfreid,
Casterman, 88 p., 18 €.

Jolie marmaille. Extrait d’« Ada et Rosie ». CASTERMAN

Dans la bulle familiale


STRIP


Le secret de la rue des Corneilles


Alain Ayrolles et Juanjo


Guarnido, picaresques!


UNE  PL ANCHE  DE  BD 
DE  L A  RENTRÉE  5  | 5 
« Les Indes fourbes »,
en librairie le 28 août,
est une étonnante
suite, à l’aquarelle,
du « Buscon », roman
espagnol de 1626 signé
Francisco de Quevedo

Chaque case, un petit tableau. Une planche extraite des « Indes fourbes ». DELCOURT

L’ÉTÉ DES LIVRES

Free download pdf