Le Monde - 16.08.2019

(Romina) #1
0123
VENDREDI 16 AOÛT 2019 | 23

PORTRAIT


L’


hiver 2018, une dame
du Moyen Age a pointé
le bout de son hennin
sur le mur d’un im­
meuble turinois. Couleurs vives,
traits stylisés, la fresque repré­
sente Christine de Pizan, choisie
par la street­artiste Camilla Fal­
sini et le torréfacteur Lavazza
pour symboliser la « parité entre
les genres ». Depuis mai, la même
coiffe à double corne ombrage la
Biennale de Venise : le pavillon
italien expose les travaux posthu­
mes de la performeuse Chiara
Fumai, eux aussi inspirés, de ma­
nière plus occulte, par la femme
de lettres, née vers 1364, sur la la­
gune. Christine de Pizan étend les
fils de sa cornette jusqu’en région
parisienne, où elle a vécu de 1369
à sa mort, vers 1430 : il y a peu, les
passagers du métro ont aperçu
son nom tricoté sur les grilles de
la station Colonel­Fabien.
Un détour par les réseaux
sociaux suffit à mesurer l’aura
croissante de l’auteure. Sur Insta­
gram, le hashtag #depizan ren­
voie à une tripotée hétéroclite de
tributs et de tribus : on y trouve
Lady Christine dessinée sur des
ongles écossais, tatouée sur des
peaux australiennes, dansée sur
des plateaux berlinois, citée sur
des tee­shirts ibériques, brodée
sur des canevas américains, chan­
tée sur des scènes bataves. Syn­
chrones, des youtubeuses lui con­
sacrent des vidéos au titre évoca­
teur : Etre féministe au Moyen Age,
signée Virago, Gentes dames
badass, postée par La Prof...
La voilà héroïne de films, ro­
mans, contes pour enfants, ban­
des dessinées. Les biographies
prolifèrent – celle de Françoise
Autrand, parue, en 2009, chez
Fayard, fait autorité. La suren­
chère gagne les chercheurs, qui
révisent leurs hiérarchies. L’Advi­
sion Christine (1404) serait « le pre­
mier récit autobiographique en
langue française », selon la médié­
viste Anne Paupert. L’universi­
taire Maite Munoz la rapproche
de l’archiduchesse de la SF fémi­
niste, Margaret Atwood. Avec Le
Livre des faits d’armes et de cheva­
lerie (1410), Pizan serait même « la
mère du droit international », cer­
tifie la juriste Maria Teresa Guerra
Medici. La Bibliothèque nationale
de France (BNF), qui détient
moult manuscrits, multiplie les
tables rondes. Cerise sur le ron­
deau, son recueil Cent ballades
d’amant et de dame vient d’inté­
grer la prestigieuse collection
« Poésie » de Gallimard...
Longtemps, Pizan fut remisée
dans les recoins de l’histoire litté­
raire. Après sa mort, ses textes
sont anonymisés – voire attribués
à des hommes. Si bien que, quand
elle est redécouverte par quelques
historiens téméraires, tels Ray­
mond Thomassy ou Rose Rigaud,

il y a un peu plus d’un siècle, elle
jouit d’une réputation médiocre.
« Bonne fille, bonne épouse, bonne
mère, au reste un des plus authen­
tiques bas­bleus qu’il y ait eu dans
notre littérature, la première de
cette insupportable lignée de fem­
mes auteures », pérore ainsi le cri­
tique Gustave Lanson (1857­1934).
Son retour en grâce, elle le doit au
Deuxième Sexe (1949), le best­sel­
ler de Simone de Beauvoir : « Pour
la première fois, on voit une
femme prendre la plume pour
défendre son sexe », atteste le
« Castor ». Elle se réfère à la que­
relle dite « du Roman de la rose »,
qui vit Pizan s’élever contre la mi­
sogynie du poème écrit, entre
1230 et 1280, par Guillaume de
Lorris et Jean de Meung.
La phrase fait des émules : dans
les années 1970, la physicienne
Annie Sugier, figure du Mouve­
ment de libération des femmes,
choisit pour pseudo Annie de
Pizan. Mais c’est aux Etats­Unis,
où les élites boivent les écrits de
Beauvoir, que l’étoile de l’Italo­
Française resplendit le plus vive­
ment. En 1979, la plasticienne
Judy Chicago l’invite à sa Dinner
Party, une œuvre qui réunit tren­
te­neuf femmes illustres autour
d’une table à manger.
Dix ans plus tard, à New York,
pour la journée des femmes, une
banderole flotte sur un fronton de
l’université Columbia : le nom de
Christine de Pizan y côtoie celui de
six auteures, dont Emily Dickin­
son et Virginia Woolf. « L’engoue­
ment des Américains a coïncidé
avec l’essor des gender studies,
précise le linguiste franco­italien
Andrea Valentini. Deux sociétés de
chercheurs travaillent sur Pizan, de
part et d’autre de l’Atlantique : il
faut reconnaître que l’américaine
est plus active que l’européenne,
même si nous venons d’organiser
notre dixième colloque, en juin, à la
Sorbonne nouvelle. »

PRUDERIE SUPPOSÉE
Ce hiatus trouverait en partie sa
source dans la pruderie supposée
de la femme de lettres – réputa­
tion sur laquelle les Américains
seraient moins regardants que les
Européens. En outre, son adhé­
sion aux normes médiévales a pu
rebuter les féministes les plus
« structuralistes ». De son mariage
arrangé avec un notaire picard
« bel et plaisant », elle dit : « A mon
gré je n’aurais pas voulu mieux. »
Et d’enjoindre, dans La Cité des da­
mes (1405) : « Ne vous indignez pas
d’être soumises à vos maris, car ce
n’est pas toujours dans l’intérêt des
gens que d’être libres. »
Gare aux anachronismes, aler­
tent toutefois Thérèse Moreau et
Eric Hicks dans l’introduction de
l’ouvrage : « Il était impossible à
Christine (...) d’éviter nombre de
stéréotypes (...) de son époque. (...).
L’ambivalence de l’écrivaine re­
flète une situation sociale qui
s’imposait à elle comme immua­
ble. (...) Le patriarcat est ainsi mis
hors de cause, parce qu’il a été
voulu par Dieu. »
Mais, c’est parce que certains de
ses vers riment avec notre époque
que Pizan en est devenue l’icône.
Un écho amplifié par les réseaux
sociaux, où dominent les appro­
ches fragmentaires – jusqu’à faire
d’elle, un peu prestement, une pré­
curseuse de #metoo. « Ne sois dé­
ceveur de femmes/Honore­les, ne
les diffame/Contente­toi d’en aimer
une/Et ne prends querelle à aucune
(...) Fais­toi craindre de ta femme à
point/Mais garde­toi de la battre
point », conseille­t­elle à son fils.

Si Pizan se trouve en France, ce
pays qu’elle aime « d’un cœur
aimant », c’est grâce à Charles V,
qui a pris pour conseiller son
père, un astrologue, médecin et
diplomate bolonais. Or Christine
ne supporte pas que le roi s’en­
toure d’un « club » d’intellectuels
chantant les louanges du Roman
de la rose : « Toutes êtes, serez et fû­
tes/De fait ou de volonté, putes », y
est­il écrit, entre autres gauloise­
ries. Lisez plutôt La Divine Comé­
die, leur conseille­t­elle, « cent fois
mieux composée ».
« Qui sont les femmes ?, interpel­
le­t­elle. Qui sont­elles? Sont­ce
serpents, loups, lions, dragons, gui­
vres ou bêtes dévorantes, enne­
mies de la nature humaine ?... Et,
par Dieu, ce sont vos mères, vos
sœurs, vos filles, vos femmes et vos
amies. Elles sont vous­mêmes et
vous êtes elles­mêmes. »

FÉMINISATION DES NOMS
En parcourant La Cité des dames,
Camilla Falsini a été marquée par
l’histoire de ces Lombardes qui,
pour repousser des hommes sur
le point de les violer, s’enduisent
de graisse de carcasse de volaille
putride : « Les passages qui dénon­
cent les violences faites aux fem­
mes m’ont donné envie de repré­

senter cette écrivaine, encore trop
méconnue », reconnaît la street­
artiste romaine. Alors que
Christine n’a que 24 ans, son mari
est foudroyé par la peste ; héritant
de ses dettes, la veuve brave pro­
cès, calomnies et autres « rigola­
ges de certains remplis de vin et de
graisse ». Avec sa plume, elle doit
faire vivre ses trois enfants, sa
mère, sa nièce : « Je suis trois fois
double », comptabilise­t­elle – six
siècles avant qu’on ne parle de
« charge mentale ». Pizan assimile
la mort de son mari à un naufrage,
qui l’oblige à se muer en capi­
taine : la voici « vrai homme deve­
nue », ose­t­elle, dans des accents
presque gender fluid.
Quant à la féminisation des
noms de fonction, elle pourrait en
être l’une des arrière­grands­mè­
res : « Elle n’hésite pas à employer
des formes féminines toutes les fois
que ses textes, qui mettent en scène
un grand nombre de personnages
féminins, le demandent, détaille le
linguiste Andrea Valentini. On
trouve sous sa plume des mots tels
que “procureresse”, “administre­
resse”, “clergesse”, “ordonneresse”,
“gouverneresse ... »
Sororité, lutte contre l’invisibili­
sation des femmes, éloge de leur
puissance : ses combats restent

bel et bien actuels. En 1429, retirée
dans un couvent, à Poissy, pour
fuir la guerre civile, elle consacre
ses derniers vers à Jeanne d’Arc, sa
contemporaine : « Hé! Quel hon­
neur au féminin sexe », s’exclame­
t­elle. Dans son chef­d’œuvre allé­
gorique, La Cité des dames, elle
compile les histoires d’une cen­
taine de femmes, qu’elle em­
prunte à Boccace et à la Bible : des
Amazones à la Vierge Marie, tou­
tes sont exemplairement fortes et
vertueuses. Une fois déblayées les
« pierres noires » de la misogynie,
ces récits constituent les « pierres
blanches » avec lesquelles elle bâ­
tira sa citadelle, aiguillée par

Miniature du XVe siècle
avec un portrait
de Christine de Pizan.
SELVA / LEEMAGE

Dame Raison, Dame Droiture et
Dame Justice.
Premier panthéon féminin écrit
par une femme, La Cité des dames
ne pouvait que résonner avec ce
début de millénaire, qui voit fleu­
rir les anthologies féministes.
Parmi elles, Ecrits féministes (2010,
Flammarion) ou Ni vues ni con­
nues (2017, Hugo Doc.) mettent en
lumière son plaidoyer en faveur de
l’instruction des filles. Christine de
Pizan regrettait que, du « trésor de
grand savoir » dont disposait son
père, elle n’ait recueilli que « miet­
tes », « raclures », « gouttelettes » ;
c’est que sa mère, déplore­t­elle,
avait voulu l’« occuper en filasses,
selon l’usage commun ».
Pour les écolières du XXIe siècle,
la lecture a supplanté la couture.
En 2011, Christine de Pizan a été
inscrite au programme du bac ;
en 2017, de l’agrégation. Mais peu
d’établissements portent son
nom. L’un d’eux, à Aulnay­sous­
Bois (Seine­Saint­Denis), est en
rénovation. Dame Christine, qui
comparait l’intelligence à une
« pioche », n’y aurait­elle pas vu le
meilleur des augures ?
aureliano tonet

Prochain article Kay Sage,
peintre surréaliste

Christine de Pizan, de dame du


Moyen Age à icône féministe


« LA CITÉ DES DAMES » 


(1405) COMPILE 


LES HISTOIRES D’UNE 


CENTAINE DE FEMMES 


EMPRUNTÉES À BOCCACE 


ET À LA BIBLE :


TOUTES SONT 


EXEMPLAIREMENT FORTES 


ET VERTUEUSES 


FEMMES  ARTISTES  OUBLIÉES  4  | 6  Figure de la littérature médiévale,


l’Italo­Française a été pendant longtemps remisée


dans les recoins de l’histoire. Pourtant, elle avait, dès la fin


du XIV
e
siècle, combattu l’invisibilisation des femmes

et consacré ses derniers vers à Jeanne d’Arc, sa contemporaine


CHRISTINE DE PIZAN 


ASSIMILE LA MORT


DE SON MARI


À UN NAUFRAGE,


QUI L’OBLIGE À SE MUER 


EN CAPITAINE : 


LA VOICI «  VRAI 


HOMME DEVENUE  », 


OSE­T­ELLE ÉCRIRE


L’ÉTÉ DES SÉRIES

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