Le Monde - 16.08.2019

(Romina) #1

0123
VENDREDI 16 AOÛT 2019 document| 25


David Diop

Les fils de la vie des tirailleurs


sénégalais ont tissé les nôtres


Invité aux commémorations du 15 août à la Nécropole nationale de Boulouris
à Saint­Raphaël (Var), l’écrivain a rendu hommage aux « tirailleurs sénégalais,
goumiers et tabors marocains, tirailleurs algériens et marsouins du Pacifique
et des Antilles », dont les noms nous rappellent « la part­monde de l’identité
française ». « Le Monde » publie son discours dans son intégralité

Derrière chaque combattant du débarque­


ment de Provence, en août 1944, il y a
une histoire. Une histoire à la fois com­
mune à toute l’humanité et singulière.
Le fil d’une vie : un foyer, un village, une
ville aimée, une enfance heureuse ou
malheureuse consolée par des amitiés
solides ou éphémères, des amours dé­
çues ou espérées. Par cet élan vital, ceux
que l’on a dénommés les tirailleurs sé­
négalais, les goumiers et les tabors ma­
rocains, les tirailleurs algériens et les
marsouins du Pacifique et des Antilles
nous sont proches.
Mais si leur quotidien a pu être tissé de
joies et de peines, de désillusions et d’es­
poirs, comme celui de tous les êtres hu­
mains, l’un des grands moments de leur
vie, parfois le dernier, a été de participer
aux batailles qui ont libéré la France de
la barbarie nazie à vos côtés, messieurs
les Anciens Combattants. Certains ont
trouvé la mort à Saint­Tropez, sur le
mont Coudon, près de Toulon, à Mar­
seille, au Rayol, à Digne­les­Bains, Siste­
ron, Saint­Raphaël, Gap.
D’autres, une fois la guerre terminée,
sont rentrés en Afrique, aux Antilles, en
Indochine ou dans le Pacifique, meur­
tris par la mort de leurs frères d’armes
ou par le manque de reconnaissance de
leurs sacrifices. Mais, quelles qu’aient
été leurs destinées, nouées ou dé­
nouées par la guerre, ces hommes ont

sciemment exposé leur vie avec grand
courage pour la France.
Soixante­quinze ans après leurs actes
de bravoure, ils méritent notre recon­
naissance. Les fils de leur vie ont tissé les
nôtres. Notre société a été façonnée par
ces jeunes gens venus alors d’outre­mer.
J’aimerais égrener aujourd’hui quel­
ques­uns de leurs noms, car l’anonymat
dans la mort, c’est l’ensevelissement
dans la fosse commune de l’histoire.
Comme l’écrivait en 1948 dans son re­
cueil Hosties noires le poète Léopold Sé­
dar Senghor, lui­même ancien tirailleur
sénégalais :
« On fleurit les tombes, on réchauffe le
Soldat inconnu/Vous, mes frères obscurs,
personne ne vous nomme. »
La chance et l’honneur me sont don­
nés de pouvoir les nommer en ce temps
solennel de commémoration devant
une si auguste assemblée. Ecoutons
donc résonner les prénoms et les noms
de ces soldats qui ont combattu en Pro­
vence en août 1944, et qui, pour certains,
sont inhumés dans la nécropole de Bou­
louris, où nous nous retrouvons
aujourd’hui :
Miloud Aksouri, originaire d’Algérie,
tombé le 15 août 1944 lors de l’assaut du
cap Nègre. Robert Roussafa, spécialiste
des transmissions et Juliette Castano,
ambulancière, jeunes engagés pieds­
noirs d’Algérie. Marcel Oopa, bataillon
du Pacifique, devenu député de la Poly­
nésie française en 1960. Henry Joseph,
Martiniquais, de toutes les campagnes
de la 1re Division Française libre. Ah­
med El Bakki, Marocain, et Abdel Aziz
Ayari, Tunisien, décorés en 2004.
Nguyên Van Huong, Vietnamien,
tombé près de Lyon le 30 septem­
bre 1944. Et ces tirailleurs du 6e RTS (Ré­
giment de tirailleurs sénégalais) tom­
bés le 21 août 1944 pour libérer les trois
Solliès, dans le Var : Madi­Cissé­Kali,
originaire de Faraba, au Mali, Mamadou
Keita, venu de Kissidougou, en Guinée,
Alfred Recoulin, pied­noir de Tunisie,
Moussa II, de Kolloma, au Niger, Noaga
Ouedraogo, de Tougué, au Burkina, et
Bala Sidibé, originaire de Côte d’Ivoire.
Ces noms jettent un pont entre notre
passé et notre présent : ils actualisent le
sacrifice de ces combattants venus des

anciennes colonies et nous le rendent
sensible, à nous qui avons des compa­
triotes en France aujourd’hui qui se
nomment comme eux. Evoquer ces pré­
noms et ces noms, c’est raviver une his­
toire commune : c’est rappeler la part­
monde de l’identité française.
Les jeunes gens venus du Sénégal, de
l’Algérie, de la Côte d’Ivoire, du Maroc, du
Mali, de la Guinée Conakry, de Madagas­
car, de la Tunisie, du Pacifique, du Bur­
kina Faso, des Antilles, de Guyane, d’In­
dochine, du Gabon, du Tchad, de Centra­
frique, du Congo méritent le respect. Ils
ont quitté leur foyer, parfois par la force

des choses, souvent par haute convic­
tion, pour participer à la libération de la
France. Combattant ensemble, ils ont
fraternisé avec les Français de la métro­
pole. Malgré les vicissitudes de l’histoire,
ils ont noué, à hauteur d’homme, des
liens d’amitié et de reconnaissance très
forts. Des associations d’anciens com­
battants métropolitains ont œuvré pen­
dant des décennies pour que les pen­
sions de leurs camarades de combat afri­
cains soient alignées sur les leurs.
S’il y a lieu de commémorer le débar­
quement de Provence, c’est aussi parce
qu’il est utile pour la France
d’aujourd’hui de conserver la mémoire
de cette fraternité née de la lutte contre

le fascisme. A l’époque des durs combats
au cap Nègre ou dans le massif des Mau­
res, au mois d’août 1944, la couleur de la
peau ou la religion des uns et des autres
ne divisaient pas. C’est peut­être l’une
des conséquences paradoxales de l’his­
toire de l’empire colonial français : la
réunion sous un même drapeau de fem­
mes et d’hommes d’origines et de con­
fessions différentes pour sauver la pa­
trie alors qu’ils n’étaient pas tous conci­
toyens.

La nécessité d’instruire
Certes, cette histoire coloniale est
émaillée de grandes souffrances, de
grandes injustices. Mais il s’agit de la
clarifier, de l’étudier, de la socialiser
pour ne pas abandonner notre passé à
des fauteurs de haine. Que notre passé
commun ne ressemble pas à un foyer
où couveraient indéfiniment les brai­
ses de la désunion et de la méfiance ré­
ciproque!
La nécessité d’instruire la société fran­
çaise sur son passé colonial a inspiré la
tribune du 5 juillet parue dans le journal
Le Monde à l’initiative de l’élue Aïssata
Seck et de l’historien Pascal Blanchard.
Cosignée par des Françaises et des Fran­
çais engagés dans le partage d’une his­
toire méconnue du grand public, cette
tribune mettait l’accent sur le rôle fon­
damental des troupes issues de la colo­
nisation dans la libération de la France.
Pour conclure, je voudrais citer les pa­
roles d’un tirailleur sénégalais pronon­
cées en 2014 : « Nous, Africains, avons li­
béré la France »*.
Issa Cissé, qui s’est éteint au Sénégal au
mois d’avril 2018 à l’âge de 96 ans, a dé­
barqué le 17 août 1944 à Saint­Tropez
dans la 9e Division de l’infanterie colo­
niale, a participé à la libération de Tou­
lon avant de repartir en campagne dans
les Alpes. Il est de tous ceux qui ont com­
battu pour faire honneur à leur nom, à
leurs amis, à leurs amours et, précisé­
ment, à la France.

* D’après Julien Masson, auteur
d’un livre émouvant intitulé
« Mémoire en marche. Sur les traces
des tirailleurs sénégalais » (Les Pas
Sages Editions, 2018)

À L’ÉPOQUE


DES DURS COMBATS


AU CAP NÈGRE


OU DANS LE MASSIF


DES MAURES, AU


MOIS D’AOÛT 1944,


LA COULEUR


DE LA PEAU OU


LA RELIGION DES


UNS ET DES AUTRES


NE DIVISAIENT PAS


David Diop, né à Paris,
a grandi au Sénégal. Son
roman « Frère d’âme » (Seuil,
2018), évoquant un jeune
tirailleur sénégalais pris dans
l’enfer de la première guerre
mondiale, a reçu le prix
Goncourt des lycéens en 2018

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