Les fruits
du
paradis Romain Jeanticou
Photos Jérôme de Perlinghi
pour Télérama
Ça sent les nuggets, sur la route de montagne qui
mène au bourg d’Orocovis. Dans les virages serrés, bordés
de palmiers et de fougères arborescentes, se dévoilent ici un
McDonald’s, là un Burger King. La région de la cordillère
centrale de l’île de Porto Rico, pourtant raide et rurale, n’est
pas exempte des stigmates de l’impérialisme alimentaire
américain. Dalma Cartagena s’en rend compte à chaque ren-
trée à l’école Botijas-I, perchée depuis près d’un siècle sur un
terrain en pente, derrière une des églises coloniales jaune et
blanc de ce pueblo. Cette agronome de ans, sourire franc
et longue chevelure frisée, donne un cours d’éducation à
l’agroécologie à des élèves âgés de à ans. Dalma est tou-
jours e arée de les voir sortir de leur cartable du jus d’orange
en poudre, quand bien même ils n’ont qu’à se pencher au
bord de la route pour ramasser les chinas — le nom caribéen
de l’orange. « Certains enfants refusent de goûter une laitue
ou une tomate car ils n’en mangent jamais à la maison. Ils n’ont
jamais vu de légume, alors qu’ils vivent à la campagne! »
Voilà bien longtemps que Porto Rico ne se nourrit plus
de soi-même. Malgré un climat ensoleillé, des hauteurs tro-
picales et les alizés humides de l’Atlantique, l’archipel ne
produit presque rien. Situé dans le prolongement oriental
de Cuba, Haïti et la République dominicaine, constitué
d’une île principale grande comme la Corse et d’un chape-
let de petites îles, il importe de sa nourriture. Majoritai-
rement des Etats-Unis : San Juan, la capitale, n’est qu’à mille
cinq cents kilomètres de Miami. Porto Rico n’est pas un Etat
américain mais un territoire « non incorporé » des Etats-
Unis. « Nobody knows in America Puerto Rico’s in America! »
chantaient les Sharks dans West Side Story. Un statut qui fait
des trois millions de Portoricains des citoyens américains de
seconde zone — bien que détenteurs de la nationalité, ils
n’ont pas le droit de vote aux élections nationales.
Envahie par l’Espagne à la n du e siècle puis rache-
tée par les Etats-Unis en , l’île des Caraïbes n’a eu que
peu de possibilités de se développer sous des politiques co-
loniales et mercantiles. Jusqu’à la n des années , elle
est un territoire de plantation — la moitié de sa population
travaille dans la canne à sucre. Mais au sortir de la Seconde
Guerre mondiale, le gouvernement américain transforme
sa physionomie : une industrialisation accélérée met un
coup d’arrêt à la production agricole. L’Etat fédéral fait de
l’île une zone franche. Grâce à des conditions scales avan-
tageuses, les capitaux privés a uent sur le bout de terre la-
tino. Aujourd’hui encore, son taux d’imposition des socié-
tés de (contre à dans le reste des Etats-Unis) attire
Jan Poul devant
la ferme où un
groupe de jeunes
bénévoles
s’a airent à cultiver
légumes et fruits
du pays, sans
herbicide
ni insecticide.
du
paradis
Les fruits
paradis
À l’ombre des orangers, les fast-foods... Sous dépendance américaine,
Porto Rico importe % de sa nourriture. Et les banques la rêvent
en Hongkong des Caraïbes. Mais des initiatives citoyennes invitent les îliens
à cultiver eux-mêmes leur terre, à l’ancienne. Un gage de liberté.
Télérama 3630-3631 07 / 08 / 19