PORTO RICO LES ÎLESPORTO RICO LES ÎLES
américain rejette la faute sur le gouvernement portoricain,
insulte les élus locaux. Porto Rico en sort dévasté et humilié.
Dans les environs de la municipalité de Dorado, dans le
nord de l’île, les tropiques sont toujours en deuil. Le pas-
sage de Maria, presque deux ans après, se repère à l’œil nu.
Des dizaines de maisons détruites, abandonnées aux vents
et aux chats, certaines encore garnies de vaisselle, de des-
sins d’enfants, de drapeaux portoricains. Et puis ces
bâches bleues à la place de tant de toits, pansements déri-
soires et marqueurs funèbres à la fois. Des centaines de fa-
milles vivent encore avec pour seule protection au-dessus
de leur tête ces toiles bleu piscine distribuées par la Fema,
l’agence fédérale des situations d’urgence américaine.
Dans une cahute à boissons de bord de route, la serveuse
suppose immédiatement que nous travaillons pour
l’agence : les touristes ne sont pas nombreux par ici.
Au pied d’une mogote verdoyante, petite colline de cal-
caire arrondie caractéristique des Caraïbes, quatre jeunes
s’a airent tête baissée et mains dans la terre sous un soleil
blafard. Marissa Reyes, ans, se relève, s’essuie le front et
ajuste son chapeau de paille pour observer au loin le groupe
de trentenaires en tenue de ville s’arrêtant devant les man-
gues et les fruits de la passion qui alourdissent les branches
des arbres fruitiers. D’un peu plus près, elle verrait leur
bouche en « o », rondes comme les corossols mûrs qu’ils mi-
traillent avec leurs téléphones. Elle rit. « C’est comme une
classe verte pour eux. Ils ont l’habitude de voir la nourriture
sous vide ou dans des conteneurs, ça doit leur faire drôle. »
Les visiteurs sont venus de San
Juan pour un cours de yoga délocalisé
à la campagne. Marissa et ses jeunes
amis louent ce terrain de , hectares
à des religieuses pour y produire des
fruits et légumes destinés aux habi-
tants des environs, à qui ils essaient
d’apporter une éducation alimentaire.
« Les voisins à qui nous vendons nos lé-
gumes à bas prix n’en avaient jamais
cuisiné avant. Certains ne mangeaient
que des hot-dogs et des burgers surgelés
achetés au supermarché. » Elle incite
les plus motivés à faire leur propre po-
tager et leur compost. « Notre initiative
s’inscrit dans un processus de rééduca-
tion du pays par les jeunes, poursuit
cette diplômée d’agroécologie qui se
lève à heures du matin pour venir
bénévolement à la ferme avant de se
rendre à son travail à San Juan. Les
jeunes qui choisissent de rester à Porto
Rico après leurs études reviennent à la
campagne éduquer les plus âgés. »
C’est exactement ce qu’a fait Ivonne Ojeda, originaire
d’une région rurale au sud de la capitale. Après des études
de sociologie, elle a cherché un collectif lui permettant
d’avoir un impact social sur la société insulaire. Leur ferme
Guakía (« la nôtre », en indigène taïno) est née de sa ren-
contre avec Marissa. Sans aucune aide de la municipalité de
Dorado, qui n’a même pas souhaité les recevoir. « J’ai tou-
jours pensé que les choses se faisaient au sein des communau-
tés, sans attendre l’aide du gouvernement, justi e-t-elle. En ce
sens, l’ouragan Maria a au moins permis une prise de
conscience : les Portoricains qui espéraient encore quelque
chose des Etats-Unis se sont rendu compte que nous ne pou-
vions compter que sur nous-mêmes. » Le traumatisme post-
Maria semble avoir agi comme un catalyseur. Un peu partout
sur l’archipel, bien décidés à exploiter le potentiel des lieux,
des groupes se créent par dizaines pour produire nourriture
et énergie solaire. La majorité de ces projets sont menés par
des femmes. « Les hommes sont dans les luttes de pouvoir,
alors qu’en tant que femmes nous avons l’habitude de nous dé-
brouiller seules et de ne pas dépendre des autres », réplique
Marissa Reyes en caressant la plume pendue à son oreille.
Cette multitude d’initiatives pourrait permettre aux
Portoricains de prévenir les prochaines catastrophes, et
aussi de reprendre le pouvoir sur leur île. Mais Marissa et
ses amis savent qu’ils ont face à eux la toute-puissance des
banques, des multinationales et du gouvernement, qui
veulent faire de Porto Rico un Hongkong des Caraïbes per-
mettant aux gros bonnets américains d’échapper à la sca-
lité et à l’hiver en seulement quatre heures d’avion depuis
New York. Exactement « la stratégie du choc », théorisée
en par l’auteure et militante canado-américaine Nao-
mi Klein après Katrina en Louisiane et consistant à tirer
pro t économique et nancier d’une situation d’urgence...
« Ce que nous faisons est politique, con rme Marissa. Ce se-
ra difficile, mais si on réussit à s’organiser, nos actions
peuvent être plus qu’une goutte d’eau dans l’océan. » En jeu,
la possibilité d’une île qui soit d’abord un paradis pour ses
habitants, avant de l’être pour les autres •
Depuis vingt-cinq
ans, l’agronome
Dalma Cartagena
apprend aux
enfants le travail
de la terre et fait
comprendre
à tous l’importance
de l’indépendance
alimentaire.
Télérama 3630-3631 07 / 08 / 19