POLYNÉSIE POLYNÉSIE LES ÎLESLES ÎLES
Madrépores,
coraux, poissons...
lui sont revenus en
mémoire quinze ans
plus tard. Matisse
expérimentait alors
les gouaches
découpées.
Le lagon XIX,
planche au pochoir.
illustration du
portfolio Jazz, .
de ans. Il est un peintre célèbre mais, depuis quelque
temps, il a le sentiment de tourner en rond. La peinture
l’abandonne, pense-t-il. Et l’insatisfaction le rend grognon.
A travers ce voyage, Matisse veut soigner par la décou-
verte de lumières inédites son état dépressif né de son im-
puissance à peindre — impuissance entraînant de vives dou-
leurs psychosomatiques dans les bras. « La rétine se fatigue
des mêmes moyens. Elle demande des surprises », a-t-il dit à son
ami Tériade avant son départ. E ectivement le mars, alors
que l’Ile-de-France, remontant l’Hudson, traverse l’Upper
Bay, Matisse est ébloui par la vision nocturne de Manhattan,
« ce bloc noir et or dans la nuit se re étant dans l’eau ». Et,
comme il regrettait une semaine plus tôt son départ du
Havre, il envisage maintenant de ne plus quitter New York.
Il part pourtant trois jours plus tard, le mars, le moral
regon é à bloc — « Depuis que je suis ici j’ai vingt ans de moins »,
dit-il au peintre américain Charles Thorndike. Le train le
mène à Chicago, où il admire l’architecture des gratte-ciel et
visite les musées, puis, deux jours et trois nuits plus tard, en
Californie. Il s’arrête d’abord à Los Angeles et gagne ensuite
San Francisco, où il est reçu comme un chef d’Etat, avant de
s’embarquer, le mars, sur un vétuste navire postal néo-
zélandais, le R.M.S. Tahiti, assurant la liaison San Francisco-
Sydney-Wellington. La traversée est une épreuve — le stea-
mer délabré, victime d’une rupture de son arbre d’hélice,
coulera dans le Paci que Sud cinq mois plus tard. Mais le
mars, la future épave tient toujours bon et fait escale dans
le port de Papeete. Pauline Oturau Aïtamaï accueille Matisse.
Elle est l’ancienne compagne de l’écrivain Marc Chadourne,
fonctionnaire de l’administration coloniale, qui conseilla à
Matisse Tahiti comme destination lorsque ce dernier dési-
rait changer d’horizon. Elle conduit le peintre à son hôtel, le
Stuart, récente bâtisse de style néo-colonial en béton. La
chambre, au deuxième étage, donne sur un petit balcon
d’où Matisse aperçoit au loin l’île de Moorea, point de vue
qu’il représentera à son retour, en , dans une eau-forte
illustrant le recueil Poésies de Stéphane Mallarmé, puis dans
deux cartons de tapisserie en et .
A Tahiti, Matisse ne peint pas. Il s’en justi e : « Le pays ne
me dit rien picturalement. Donc j’y renonce », écrit-il. Il des-
sine et surtout, ébloui par la végétation luxuriante et guidé
par Pauline, il visite, curieux de tout. Mais peu à peu le
charme s’estompe ; il s’ennuie. Il l’écrit à son épouse et le
dira plus tard à Tériade : « C’est un pays à la fois superbe et
plein d’ennui. Cette terre ignore les sou-
cis, alors que nous avons les nôtres de-
puis l’âge le plus tendre, qui contribuent
probablement à nous maintenir vi-
vants. Là-bas le temps est beau dès le
lever du soleil et demeure inchangé
jusqu’au soir. Un bonheur à ce point im-
muable est lassant. » Et puis Matisse
n’aime pas l’ambiance coloniale qui
règne sur l’île. Aussi, lorsque au début
du mois de mai le cinéaste américain
Robert Flaherty l’invite à rejoindre,
sur la péninsule de Taiarapu, le tour-
nage de Tabou, film qu’il coréalise
avec l’Allemand Friedrich Wilhelm
Murnau, il accepte, ravi, de quitter
l’atmosphère délétère de Papeete. ☞
PURCHASED WITH THE JOHN D. MCILHENNY FUND BRIDGEMAN IMAGES SUCCESSION HENRI MATISSE 2019
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