RMNGRAND PALAIS STÉPHANE MARÉCHALLE SUCCESSION HENRI MATISSE
LES ÎLES POLYNÉSIELES ÎLES POLYNÉSIE
Taiarapu est une presqu’île accrochée au sud-est de Tahiti.
C’est un endroit sauvage. Murnau y tourne quelques scènes
d’un lm imaginé par Flaherty à partir d’une légende poly-
nésienne, dont l’action principale se passe à Bora Bora, une
île située à environ deux cent vingt-cinq kilomètres au nord-
ouest de Tahiti. Murnau vit alors dans un bungalow à Tauti-
ra, dans l’est de Taiarapu. Durant une semaine, Matisse par-
tage la vie de l’équipe du lm, dormant dans une hutte, se
lavant dans un ruisseau, dessinant entouré de nuées de
moustiques. « Le pays se révèle », écrit-il. Mais retrouvant peu
après l’atmosphère de Papeete, il n’a plus qu’une idée : ren-
trer en France. Une nouvelle occasion de s’éloigner de
Papeete se présente : le peintre repart sur la vieille goélette
gouvernementale la Mouette, chargée de ravitailler les Tua-
motu, un immense archipel composé de soixante-seize atolls
s’étendant sur une longueur de plus de mille sept cents kilo-
mètres. Le mai, après une traversée chahutée, il débarque
sur l’île d’Apataki, située à près de quatre cents kilomètres
au nord-est de Tahiti. Il est accueilli par François Hervé, l’ad-
ministrateur de l’archipel des Tuamotu. Ancien aventurier,
propriétaire d’une ferme perlière et vénérable de la loge de
Papeete (ce qui lui donne une grande in uence dans la vie
politique locale), Hervé s’est fait construire une maison
confortable, mais sans eau ni électricité, sur un banc de
sable corallien isolé et dépeuplé dans la partie ouest de
l’atoll, le Motu Nuutina. Il y vit en famille. Couchers de soleil
somptueux, promenades nocturnes le long du lagon sous
un immense ciel étoilé, Matisse est séduit par ce dénuement
et cette simplicité proches de ce qu’il espérait trouver
lorsqu’il imagina son voyage. Aussi Hervé lui propose-t-il
d’expérimenter une autre vie, encore plus rudimentaire :
celle des pêcheurs de perles...
Profitant d’une tournée d’inspec-
tion dans l’archipel, Hervé dépose Ma-
tisse sur l’atoll de Fakarava, situé à une
centaine de kilomètres d’Apataki. Il
s’agit du sommet d’un volcan immergé,
une excroissance corallienne étroite
dessinant un rectangle à l’intérieur du-
quel se trouve un grand lagon de plus
de mille mètres carrés. Dans les an-
nées , moins de cinq cents habi-
tants y vivent de la pêche — poissons et
perles. Dans une lettre à son ami Bon-
nard, Matisse le décrit ainsi : « Lumière
pure, air pur, couleur pure : diamant,
saphir, émeraude, turquoise. Poissons mirobolants. » Il vit très
simplement chez Madeleine et Gustave Terorotua, un couple
de jeunes Polynésiens. Il n’y reste que quatre jours, mais ce
court séjour, durant lequel il ne cesse de plonger avec Gus-
tave, va profondément marquer sa peinture.
L’e et n’est pas immédiat. Matisse a entrepris son voyage
préoccupé par un tableau en cours, La Robe jaune, et s’en re-
tourne avec le même souci : le terminer. Les images polyné-
siennes ne reviennent à sa mémoire que lorsqu’il expéri-
mente les gouaches découpées au début des années .
« Les souvenirs de mon voyage ne me sont revenus que quinze
ans après, dit-il alors, sous forme d’images obsédantes : ma-
drépores, coraux, poissons, oiseaux, méduses... Il importe plus
de s’imbiber des choses que de vouloir les saisir sur le vif. »
Nous sommes en . L’armée allemande occupe la
France. Matisse, corseté, se remet di cilement d’une opéra-
tion d’un cancer des intestins annoncé inguérissable ; sa
femme et sa lle viennent d’être arrêtées par la Gestapo pour
faits de résistance (sa lle, torturée, en restera dé gurée) et,
comme une conjuration des épreuves que subit le peintre,
c’est à ce moment tragique que renaît dans son esprit le « bon-
heur immuable » de la Polynésie. La lassitude a disparu et
avec elle l’image de Papeete occidentalisée, de sa poussière,
de ses voitures bruyantes et de ses colons grossiers. Seul de-
meure le souvenir d’un émerveillement : l’atoll de Fakarava.
Ce souvenir vient ranimer un idéal : l’âge d’or fantasmé
que le peintre poursuit depuis qu’il peint et qu’il tenta d’at-
teindre dans La Joie de vivre (-). Pour la première
fois, avec les gouaches découpées, Matisse trouve une véri-
table harmonie entre la forme et le fond. Ce n’est pas,
comme auparavant, l’illustration d’un bonheur et d’une in-
nocence mythiques ; c’est ce bonheur lui-même exprimé
par les gouaches découpées qui restituent, par la radicalité
de leurs contrastes colorés, la pureté absolue d’une lumière
originelle qu’imagina Matisse et qu’il retrouve dans le sou-
venir de la lumière de Fakarava. « Je plongeais la tête dans
l’eau, transparente sur le fond absinthe du lagon, les yeux
grands ouverts... et puis brusquement je relevais la tête au-
dessus de l’eau et xais l’ensemble lumineux des contrastes. » •
À LIRE
Matisse.
Le maître,
de Hilary Spurling,
éd. du Seuil, p.,
,€ ().
Matisse.
Le voyage en
Polynésie,
de Paule Laudon,
éd. Au vent
des îles, p.,
, ().
Le lagon XVIII,
illustration du
portfolio Jazz, .
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