Liberation - 2019-08-12

(Sean Pound) #1

Libération Lundi12 Août 2019 http://www.liberation.fr ffacebook.com/liberation t@libe u III


minutieuse»a permis d’écarter toute
implication de son administration
dans«cet incident très bizarre».Un
mensonge éhonté qui permet au
président de faire retomber la pres-
sion. L’intérêt de l’opinion publique
s’essouffle. Et le 9 novembre 1972,
Nixon est réélu triomphalement
pour un second mandat.
En coulisse pourtant, le Watergate
ne fait que commencer. A peine
trentenaires, ambitieux, Woodward
et Bernstein enquêtent sans relâche,
mobilisant leurs carnets d’adresses
déjà bien étoffés. Sur celui du pre-
mier figure un certain Mark Felt. Les
deux hommes se sont rencontrés à
la Maison Blanche début 1970. Tan-
dis qu’il patiente dans une salle de la
West Wing, Felt, alors en charge des
enquêtes internes au FBI, croise par
hasard Bob Woodward, lieutenant
de l’US Navy venu remettre des mes-
sages classifiés au Conseil de sécu-
rité nationale. Le célèbre journaliste
racontera plus tard avoir engagé la
conversation avec Felt, sollicité
quelques conseils de carrière. Et être
reparti avec son numéro.
Pour comprendre pourquoi, quel-
ques années plus tard, Mark Felt
accepta d’informer Woodward (et
Sandy Smith du magazineTime), il
faut revenir à sa carrière et à son
chef et mentor, John Edgar Hoover,
dont il partageait l’attachement
viscéral à l’indépendance du FBI.
Après des études de droit à l’uni-
versité George-Washington, Felt in-
tègre l’agence fédérale en 1942. Il y
fera toute sa carrière, consacrant
ses premières années à traquer des
espions allemands, puis enchaî-
nant les postes à travers les Etats-
Unis – Seattle, La Nouvelle-Or-
léans, Los Angeles, Salt Lake City,
Kansas City – avant de rejoindre,
dans les années 60, le siège de
Washington. Discipliné et loyal,
Felt devient l’un des protégés de
Hoover, premier et mythique pa-
tron du FBI qu’il dirigea pendant


près de quarante ans. Dans ses mé-
moires méconnus,The FBI Pyra-
mid(1979), Mark Felt écrit son im-
mense respect pour son mentor,
qualifié notamment de«charisma-
tique, fougueux, charmeur, géant,
grandiose, brillant, assidu, formi-
dable et compatissant».
Le 2 mai 1972, un mois et demi avant
l’intrusion dans l’immeuble du Wa-
tergate, Hoover meurt d’une crise
cardiaque à 77 ans. Nommé direc-
teur adjoint l’année précédente, Felt
semble favori pour le remplacer.
Mais Nixon lui préfère Patrick Gray,
avocat républicain et dévoué, chargé
de reprendre la main sur le FBI.
Cette nomination provoque la fureur
de Mark Felt, qui y voit à la fois la fin
de ses ambitions personnelles et une
menace à l’intégrité de l’agence.
Dans ses mémoires, il reprochera à
Nixon d’avoir voulu«convertir le FBI
en succursale de la machine politique
qu’était la Maison Blanche».

Injustice
Les efforts initiaux de Patrick Gray
pour brider l’enquête sur le Water-
gate convainquent Mark Felt de col-
laborer, à partir de l’été 1972, avec
Bob Woodward. Le mode opératoire
mis en place pour leurs rendez-vous
dans le parking de Rosslyn fait par-
tie intégrante du mythe entourant
le Watergate. Si le journaliste veut
rencontrer Gorge profonde, il dé-
place un pot de fleurs sur son bal-
con. Si Felt veut faire passer un
message auPost,il s’arrange pour
que le numéro de la page 20 du
New York Times, livré chaque matin
chez Woodward soit entouré, et des
aiguilles dessinées pour indiquer
l’heure de la rencontre. A laquelle le
reporter se rend en changeant de
taxi pour éviter les filatures.
Dès les premières semaines, Felt met
leWashington Postsur la piste d’une
«campagne massive d’espionnage po-
litique et de sabotage»pilotée par la
Maison Blanche. Les mois suivants,
il aiguille, fournit pistes et docu-
ments, et confirme anonymement
les informations glanées par le duo
Woodward-Bernstein auprès
d’autres sources. En juin 1973, Felt
démissionne du FBI. Mais entre-
temps, l’affaire a pris une telle am-
pleur que la machine est lancée :
création en janvier d’une commis-
sion sénatoriale, audition en mars de
Gray qui reconnaît avoir transmis au
clan Nixon des détails sur l’enquête,
révélations sur un système d’écoutes
illégales à la Maison Blanche, dont
les bandes confirmeront que le pré-
sident a menti et cherché à étouffer
l’enquête. Menacé de destitution, Ri-
chard Nixon démissionne le 8 août


  1. Il sera gracié un mois plus tard
    par son successeur et ancien vice-
    président, Gerald Ford. Plus d’une
    trentaine de membres de son admi-
    nistration et son équipe de campa-
    gne seront condamnés.


Retraité, Mark Felt replonge d’abord
dans l’anonymat, donnant quelques
conférences, avant d’être à son tour
rattrapé par la justice dans une autre
affaire. Accusé d’avoir ordonné,
en 1970, des perquisitions sans man-
dat chez des proches d’un violent
groupuscule d’extrême gauche, il est
reconnu coupable fin 1980. Le cou-
ple Felt vit ces poursuites et cette
condamnation comme une
injustice. Sa femme, Audrey, mar-
quée par des années de procédure,
se suicide quatre ans plus tard. Mark
Felt s’installe ensuite en Californie,
où vit sa fille Joan. Un quart de siè-
cle plus tard, c’est elle, principale-
ment, qui convaincra son père de ré-
véler enfin son identité. Afin de
raconter l’histoire de son point de
vue mais aussi dans l’espoir, admet-
elle dansVanity Fair,d’en tirer un
gain financier. Un contrat avec un
éditeur est envisagé mais aban-
donné car, affaibli intellectuelle-
ment par un AVC subi en 2001, Mark
Felt voit sa mémoire s’échapper. Il
décède finalement en 2008, à 95 ans.
S’il n’emporta pas son secret dans la
tombe, on se demande, à la lecture
du récit deVanity Fair,s’il n’aurait
pas préféré qu’il en soit ainsi. Selon

son fils, Mark Jr, il n’a jamais totale-
ment assumé son rôle d’informa-
teur:«Il était torturé intérieurement
[...]. Prendre la décision [de parler à
la presse] a été douloureux, déchi-
rant, car cela sortait du cadre suivi
toute sa vie.»

Nixon pas rancunier
Au bout du compte, Mark Felt
n’aura jamais raconté lui-même
son histoire. D’autres ont tenté de-
puis de le faire pour lui. En 2017, sa
vie et son œuvre firent – enfin –
l’objet d’un film à gros budget, pro-
duit par Ridley Scott. Etait-ce trop
tard? Le long métrage, en tout cas,
fut un bide malgré l’interprétation
brillante de Liam Neeson dans le
rôle principal. L’acteur irlandais
rendit au passage un hommage ap-
puyé à Mark Felt :«Il a vu de près ce
qui se passait dans l’administration
Nixon – la corruption, les pratiques
illégales, les mensonges et la trom-
perie au plus haut niveau de l’Etat.
Il était très préoccupé pour son pays
et s’est fait un devoir d’exposer ces
pratiques. Je pense que c’est l’une
des raisons qui lui a permis,
plus tard, de rationaliser sa trahi-
son du FBI, car il savait que fonda-

mentalement, par ses actes, il sau-
vait l’agence.»
L’identité de Gorge profonde révé-
lée, un mystère demeure : Richard
Nixon savait-il dès les prémices du
Watergate que Mark Felt était l’in-
formateur de Bob Woodward? Plu-
sieurs membres de sa garde rappro-
chée assurent que non. Mais une
conversation entre Nixon et son di-
recteur de cabinet, enregistrée
le 19 octobre 1972 dans le Bureau
ovale, sème le doute. Ce jour-là, le
président américain apprend que
Felt a fait fuiter des informations à
la presse, sans pour autant men-
tionner explicitement lePostou
Gorge profonde. Une chose est
sûre, Nixon ne se montrera pas ran-
cunier. Lors du procès de Mark Felt
pour perquisitions illégales, l’an-
cien président témoigna en sa fa-
veur. Et lorsque l’ancien dirigeant
du FBI fut gracié par Ronald Rea-
gan, Nixon envoya à Felt une bou-
teille de champagne. Accompagnée
d’une note :«La justice finit par
l’emporter. Félicitations pour avoir
continué à y adhérer et merci pour
votre service à la nation.»•

MARDISATOSHI NAKAMOTO

Les journalistes Bob Woodward et Carl Bernstein auWashington Post,en 1973.PHOTO AP

Si le journaliste veut


rencontrer «Gorge
profonde», il

déplace un pot

de fleurs sur son

balcon. Si Felt veut

faire passer un
message au «Post»,

il s’arrange pour que


le numéro de

la page 20 du «New

York Times» livré
chez Woodward

soit entouré.

Mark Felt et sa fille, le 31 mai 2005, à Santa Rosa, en Californie, après la conférence de presse
durant laquelle était confirmé que«Deep Throat»était bien l’ex-agent du FBI.PHOTO REUTERS
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