Liberation - 2019-08-10-11

(Ron) #1

VIII u Libération Samedi10 et Dimanche11 Août 2019


E


lle a le regard dur et triste, le maintien
digne dans ses vêtements fripés de
prisonnière, une chevelure qui tombe
en désordre de chaque côté d’un
front haut et bombé. De sa voix claire et forte
d’institutrice, elle apostrophe les juges:«Ce
que je réclame de vous, c’est le poteau de Satory
[lieu de détention des communards à Ver-
sailles, ndlr]où, déjà, sont tombés nos frères ;
il faut me retrancher de la société. On vous dit
de le faire. Eh bien, on a raison. Puisqu’il sem-
ble que tout cœur qui bat pour la liberté n’a
droit aujourd’hui qu’à un peu de plomb, j’en
réclame ma part, moi.»Le conseil de guerre
est embarrassé. Il n’a pas prévu de mettre à
mort les femmes, brancardières ou infirmiè-
res. En décembre 1871, la Commune est vain-
cue depuis sept mois, l’ordre est rétabli, l’in-
surrection a été brisée, la bourgeoisie est
revenue de son épouvante devant la révolte
populaire. L’armée a fait couler des rivières
de sang dans Paris: quelque 10000 morts,
tués pendant les combats ou fusillés sans
jugement, pris les armes à la main, et même
sans armes, sur de simples soupçons. Les offi-
ciers avaient des listes pour s’assurer des
chefs communards, aussitôt saisis, souvent
plaqués contre un mur et criblés par le pelo-
ton. Un officier s’avise qu’il a arrêté deux Pari-
siens portant le même nom, qui apparaît en
bonne place sur la liste noire. Des deux homo-
nymes, quel est le bon? Il demande des ins-
tructions.«Fusillez les deux,dit le comman-
dement,c’est plus sûr.»
Pour conjurer l’échec, on chantera plus tard:
«Tout ça n’empêche pas, Nicolas, qu’la Com-
mune n’est pas morte.»Certes... Elle vit dans
les cœurs mais elle a bien été assassinée par
les Versaillais, qui ont dissous la peur bour-
geoise dans le sang ouvrier. Le temps des ceri-
ses est révolu; le gai rossignol et le merle mo-
queur sifflent une mélodie funèbre. A Satory,
où elle était enfermée, Louise Michel a vu
l’exécution des chefs arrêtés, parmi lesquels
Théophile Ferré, jeune révolutionnaire à lor-
gnon, dont elle était secrètement amoureuse.
Ses amis sont tués, le mouvement ouvrier est
décapité, Louise est découragée par la tragé-
die mais elle reste droite dans le malheur, sûre
que l’idéal survivra au massacre.

Jeanne d’Arc au drapeau noir
Vestale de l’égalité, elle n’admet pas non plus
qu’on mette les femmes à part dans la répres-
sion. Si elles prennent leur part dans la ré-
volte, elles doivent la prendre dans le sacri-
fice. Alors elle proteste: non, elle n’était pas
seulement ambulancière; elle s’est aussi bat-
tue avec un fusil sous l’uniforme de la garde
nationale, soldate du 61erégiment de marche
de Montmartre, présente sur tous les points
attaqués. Jugeant que de nouvelles exécu-
tions feraient scandale, surtout celle d’une
femme, le conseil de guerre se contente d’une
déportation, avec incarcération dans une en-
ceinte fortifiée. Ce sera la Nouvelle-Calédo-
nie, de l’autre côté du monde, assez loin pour
écarter le spectre de la révolution sociale, aux
antipodes de la liberté.
Par cette scène, par sa déclaration romaine,
héroïque et désespérée, Louise Michel, la
«Vierge rouge», la «Pétroleuse», l’égérie de la

Commune, anarchiste et féministe, Jeanne
d’Arc au drapeau noir, restera dans la mé-
moire du mouvement ouvrier. Pour elle, l’éga-
lité ne se divise pas. Toute sa vie, elle s’est bat-
tue pour la cause des humbles, pour celle des
femmes comme pour celle des ouvriers ou des
Canaques colonisés, républicaine, universa-
liste, socialiste et libertaire, à Montmartre
comme dans sa Haute-Marne natale, et jus-
qu’à Nouméa. Elle est la femme symbole pour
toutes les femmes, l’héroïne de la révolte pour
tous les révoltés.
Ce refus de l’autorité, cet amour de l’égalité,
elle les a appris dans un château. Louise Mi-
chel est la fille d’une servante qui travaillait
dans le sombre manoir de Vroncourt-la-Côte,
au cœur austère de la Haute-Marne. Son
père? Le fils des châtelains, Laurent Demahis,
ou peut-être Etienne-Charles, le châtelain lui-
même, on ne sait, l’un et l’autre soupçonnés
d’une liaison ancillaire. Les Demahis, en tout
cas, élèvent la petite Louise comme leur fille
ou petite-fille, enfant naturelle choyée et bien
éduquée. Ils sont adeptes des Lumières, aris-
tocrates éclairés ralliés aux principes de 1789.
A l’enfant de l’amour, ils inculquent l’amour
de la liberté et de la raison, lui faisant lire Vol-
taire, Rousseau et les Encyclopédistes, loin
des préjugés de leur classe et des valeurs étri-
quées de la Restauration louis-philipparde.
Mais l’injustice la rattrape. A la mort des deux
grands-parents, en 1850, la propriété est
vendue. Tel Candide chassé du plus beau des
châteaux d’un grand coup de pied dans le der-

rière, la mère et la fille doivent partir,
ramenées à leur condition première de do-
mestiques sans état ni pécule. Louise doit tra-
vailler. Elle a de la culture: elle fait ses classes
pour devenir institutrice. En même temps,
amoureuse des livres, elle caresse le rêve
d’une carrière littéraire. Sans aide, sans
appui, elle envoie ses textes au grand Victor
Hugo, qui lui répond. Ils se voient à Paris. L’a-
t-il séduite? On ne sait, mais elle figure dans
le carnet où le maître consignait ses aventures
féminines. C’est en tout cas le début d’une
longue amitié, épistolaire pour l’essentiel, en-
tre le géant des lettres et«l’obscur bas-bleu»
(l’expression est de Louise) qui noircit sans
relâche du papier de son écriture heurtée et
incertaine, produisant à jet continu romans,
poèmes, libelles et philippiques.

Agir à sa guise
En 1853, elle refuse de prêter serment à Na-
poléon III, monté sur le trône un an plus tôt
en étranglant la République. Elle quitte l’en-
seignement public, et réussit à ouvrir une
«école libre» à Audeloncourt, non loin du
château natal. Pour elle, le savoir est le trem-
plin de l’égalité. Son école est pour tous, les
filles et les garçons reçoivent le même ensei-
gnement, destiné à éveiller l’esprit critique
autant que la transmission des connaissan-
ces. Les recteurs s’inquiètent mais son dé-
vouement est tel qu’ils laissent l’institutrice
agir à sa guise. En 1856, elle monte à Paris,
ouvre une deuxième école et s’essaie à la poé-

Louise


Michel


Comme


une rouge


Les femmes de la liberté (5/7)Tout l’été, «Libé» retrace
l’histoire de celles qui ont pris en main leur destin et marqué
leur époque. Cette semaine, l’ex-institutrice devenue
communarde qui a passé sa vie à défendre les opprimés.

Par
LAURENT JOFFRIN

ÉTÉ / FEUILLETON


En 1871. Née en Haute-Marne, la «Vierge
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