Liberation - 2019-08-10-11

(Ron) #1

M


ichèle Rauzier s’est postée à la li-
sière de son jardin, avec vue sur le
port autonome de Marseille en con-
trebas. Depuis sa maison de Mourepiane,
quartier du nord de la ville, le spot est idéal
pour la démonstration.«Alors à gauche, le
terminal croisières, qui peut accueillir jusqu’à
dix navires,démarre la retraitée.Le gros ba-
teau, là, l’Oasis of the Seas,est arrivé ce ma-
tin.»Le paquebot géant attend sagement à
quai le retour des quelque 5000 touristes
qu’il charrie sur la Méditerranée. Tout en gar-

dant ses moteurs allumés, à voir le panache
blanc qui s’échappe de sa cheminée. Réguliè-
rement, la brise ramène chez Michèle Rauzier
des effluves de fioul. Un cocktail toxique de
particules fines, d’oxydes de soufre (SOx) et
d’azote (NOx), le même qui émane des pots
d’échappement des voitures et camions, mais
en concentration bien supérieure.
Michèle continue les présenta-
tions : à droite, côté port in-
dustriel, un gros tanker cra-
che sa fumée noire.«Le
Liverpool Express,qui fait
du transport de marchan-
dises,explique-t-elle.Ça
fait dix jours qu’il est ar-
rivé et il ne repartira que
le 17 août. Soit un mois et
demi non stop de son panache
de fumée !»

Boom.Les fumées toxiques sous leurs
fenêtres, les riverains du nord de Marseille
n’en peuvent plus. Si le port autonome a tou-

jours été perçu comme un «voisin gênant»,
le boom des croisières ces dernières années
a encore aggravé la situation. Et Marseille,
déjà première destination française
avec 1,7 million de croisiéristes accueillis
en 2018, vise les 2 millions en 2020. Problème,
quand les géants des mers sont à quai, ils gar-
dent leurs moteurs allumés
pour alimenter leurs ins-
tallations électriques, gé-
nérant une pollution de
l’air qui, elle aussi, croît
avec le trafic maritime.
Selon une récente étude
de Transport & Environ-
nement, Marseille occupe
déjà la huitième place des
ports les plus pollués d’Eu-
rope.«En 2017, les 57 navires
qui ont fait escale à Marseille ont
émis autant de NOxque le quart
des 340 000 voitures qui ont sillonné la
ville»,pointe l’ONG. Atmosud, l’organisme
de surveillance de l’air, enfonce le clou :

en 2018, pour la première fois, les émissions
de NOxd’origine maritime ont dépassé celles
générées par le trafic routier sur la métropole
marseillaise. Le genre de chiffre qui attise la
colère de Michèle Rauzier:«Quand leLiver-
pool Expressest arrivé, en pleine canicule, ça
a été la goutte d’eau: j’ai écrit au commandant
du port. Comment se fait-il qu’on nous impose
des restrictions de circulation sur les routes
alors qu’on laisse ces bateaux nous polluer en
toute impunité? Maintenant ça suffit !»
Cela fait déjà quelques années que les
riverains tirent la sonnette d’alarme via
l’association Cap au nord. Mais il a fallu
attendre janvier 2017 et la diffusion d’un
Thalassaconsacré aux pollueurs des mers
pour que le sujet s’impose.«La prise
de conscience s’est accélérée dans le quartier
après ça,confirme le vice-président de Cap
au nord, Charles Chanut.Juste après, on s’est
réunis sous l’égide de France Nature Environ-
nement avec d’autres villes méditerranéennes


  • Nice, Toulon... – et on a signé une lettre
    commune adressée aux autorités.»Outre
    le problème de santé publique, les associa-
    tions pointent une inégalité de traitement en-
    tre la Méditerranée et la façade nord de l’Eu-
    rope, classée elle zone «ECA», où les
    émissions de soufre sont contrôlées. Les si-
    gnataires réclament l’application des mêmes
    normes en Méditerranée et l’électrification
    des ports afin de permettre aux navires de se
    brancher et de couper leurs diesels lors des
    escales.


Armateurs.«Le port nous disait qu’on ne se
rendait pas compte de la quantité d’énergie
que ça représentait, des coûts en branche-
ment, en conversion électrique, etc.se sou-
vient Charles Chanut.Depuis, le discours a
changé.»Grâce à l’action des associations,
mais aussi des élus, comme la sénatrice des
quartiers Nord Samia Ghali, ex-socialiste, et
le député LREM Saïd Ahamada. Ce dernier,
rapporteur spécial aux affaires maritimes à
l’Assemblée nationale, a déposé en mai plu-
sieurs amendements à la loi d’orientation de
mobilités (LOM) pour accélérer l’électrifica-
tion des ports, le classement en zone ECA de
la Méditerranée et obtenir la mise en place de
«commissions consultatives de l’environne-
ment»pour recréer un lien –jusqu’alors très
distendu– entre riverains et gestionnaires du
port.«Il y avait un déficit d’information,
reconnaît le président du directoire du port,
Hervé Martel.On doit être plus ouvert, expli-
quer ce que l’on fait.»
Les choses bougent: le 28 juin, l’établisse-
ment public a voté un plan d’investissement
de 20 millions d’euros pour accélérer la mise
en place de branchements électriques pour
les navires à quai, avec pour objectif de«faire
de Marseille-Fos le premier port de Méditerra-
née 100 % électrique d’ici 2025».Depuis
deux ans, c’était déjà le cas pour les ferries de
la Méridionale, qui font la liaison avec la
Corse. Le port veut désormais élargir le dis-
positif aux ferries internationaux et aux navi-
res de croisière. En espérant qu’en retour, les
armateurs joueront le jeu en adaptant leurs
bateaux...«On ne va pas encore attendre
cinq ans pour l’électrification !rétorque Mi-
chelle Rauzier.On nous parle de difficultés
techniques, de coûts importants... Mais quel
est le prix de la santé des gens ?»Sur son
agenda, la retraitée a marqué la date
du 12 octobre :«Apparemment, on va ac-
cueillir dix bateaux de croisière en même
temps dans la rade... Pas question de rester
dans la maison !»Michèle a eu l’info par ha-
sard, dans le journal local.«Weekend excep-
tionnel à Marseille !»promettait le titre de
l’article. Ça dépend pour qui.
STÉPHANIE HAROUNYAN
Correspondante à Marseille
PhotosOLIVIER MONGE. MYOP

Marseille: «On laisse ces bateaux


nous polluer en toute impunité»


Dans le nord de la cité
phocéenne, les riverains
sont exaspérés par les
immenses navires stationnant
devant chez eux, qui dégagent
des fumées toxiques même
à l’arrêt. Les associations
réclament notamment
l’électrification des ports.

Michèle Rauzier dans son jardin à Marseille, avec vue sur lespaquebots, le 16 juillet.

Mer
Méditerranée

MARSEILLE

Vieux Port

XVIe

Mourepiane

5 km

ils gardent leurs moteurs allumés.


Libération Samedi10 et Dimanche11 Août 2019 http://www.liberation.fr ffacebook.com/liberation t@libe u 5

Free download pdf