Monde-Mag - 2019-08-10

(lu) #1

SAMEDI 10 AOÛT 2019 culture| 13


Jean Dubuffet


sanctifié


à Marseille


Le MuCEM rend hommage


à l’inventeur du terme « art brut »,


mais omet des éléments


dérangeants de sa biographie


ARTS
marseille

D


épositaire des collec-
tions de feu le musée
parisien des Arts et
traditions populaires
(ATP), le Musée des civilisations
de l’Europe et de la Méditerranée
(MuCEM), à Marseille, n’est pas
un héritier oublieux. Régulière-
ment, il présente des expositions
qui s’intéressent à ce champ de la
création. Parfois directement :
en 2018, un hommage à Georges
Henri Rivière, fondateur des ATP.
Ou indirectement : Picasso et les
traditions en 2016, Dubuffet cet
été. Il y a là une cohérence dont
peu de musées peuvent se préva-
loir et la volonté de montrer des
travaux qui, longtemps, ont été
tenus pour extérieurs à ce que
l’on entendait par art, c’est-à-dire
les beaux-arts au sens habituel de
la notion.
Dans cette démarche, Jean
Dubuffet (1901-1985) est l’allié
parfait. En raison de ses nom-
breux écrits sur le sujet, parce
qu’il a imposé le terme « art brut »
et constitué une collection à par-
tir de 1945 et parce qu’il a fait fruc-
tifier, dans ses propres œuvres,
procédés et effets qui suggèrent
brutalité et schématisme, il appa-
raît comme celui qui a le plus con-
tribué à convaincre que la créa-
tion ne se fait pas tout entière
dans les ateliers des artistes pro-
fessionnels passés par des écoles.

Rapprochements
La Collection de l’art brut, qui se
trouve à Lausanne depuis 1976
parce que les musées français re-
gardaient les œuvres de cette der-
nière avec condescendance, est
l’un des principaux résultats de
son action, un autre étant la pro-
pre création de l’artiste. Les deux
sont rapprochées dans l’exposi-
tion, intitulée « Jean Dubuffet, un
barbare en Europe ». Après un
préambule destiné à rappeler les
principales caractéristiques et
époques de Dubuffet peintre et
sculpteur – mots à comprendre
dans leurs acceptions les plus lar-
ges –, l’accrochage procède à des
rapprochements entre lui et tout
ce qu’il a regardé, recherché, accu-
mulé et, pour finir, publié, à partir
de 1964, dans une série d’ouvrages,
Les Fascicules de l’art brut.
Dans ce « tout » se côtoient des
productions qui relèvent des arti-

sanats et folklores paysans qui
n’avaient pas encore été totale-
ment détruits par l’irruption du
« progrès » et de ses techniques et
d’autres issues de cultures lointai-
nes dans le temps – une femme de
pierre sculptée d’Ukraine des pre-
miers siècles du Moyen Age – ou
dans l’espace – bambous gravés
kanak, masque fang du Gabon.
Mais l’essentiel, comme on s’y
attend, ce sont les œuvres trou-
vées dans les asiles psychiatriques
européens. Aloïse Corbaz, Adolf
Wölfli, Pascal-Désir Maisonneuve,
Guillaume Pujol et Auguste
Forestier : ces « fous » qui doivent
pour partie à Dubuffet de n’avoir
pas été oubliés sont représentés
par quelques-unes de leurs pièces
aujourd’hui célèbres, dont le fabu-
leux masque de coquillages et de
plâtre de Maisonneuve intitulé La
Reine Victoria , qui soutient sans
peine la comparaison avec les fi-
gures fantastiques d’Arcimboldo.
L’abondance – près de 300 – et la
qualité des pièces, l’adresse d’une
scénographie qui évite le specta-
culaire et ménage des surprises,
la tendance de Dubuffet à la paro-
die et à la satire : autant d’élé-
ments en faveur de l’exposition. Il
faudrait être d’humeur bien som-
bre pour ne pas avoir plaisir à re-
voir sa Baigneuse nue dans les ro-
chers de Cassis de 1943, son Pay-
sage vineux de 1944 ou ses por-
traits de Georges Limbour, Jean
Paulhan en Antonin Artaud des-
sinés à l’encre d’un trait fausse-
ment approximatif.
Quel que soit le genre dont il se
saisit – nu, paysage, scène de
genre, etc. –, Dubuffet le remet à
un certain stade d’évidence pre-
mière et de crudité (qui peut être
cruauté) interdit aux artistes qui
se laissent aller à la virtuosité ou à
la complaisance. Il lui arrive de cé-
der, lui aussi, à ces facilités, mais il
se reprend vite. Jusque dans ses
ultimes années, il a la force de se
dégager de ce qu’il sait faire et sait

plaire pour brusquer le regard.
L’exposition serait donc en tout
point satisfaisante si elle n’omet-
tait plusieurs questions, excès de
piété sans doute. Dans son dé-
goût de la bourgeoisie et de ses
valeurs établies et dans sa reven-
dication du « populaire », Dubuf-
fet a en Céline son alter ego litté-
raire et le proclame hautement.
On n’en ferait état que comme
d’un point d’histoire culturelle si
Dubuffet n’avait paru d’accord
avec l’écrivain sur tout, antisémi-
tisme compris.

Une appellation commode
Dans sa bibliothèque, rapportait
le critique Michel Ragon, l’exem-
plaire de L’Ecole des cadavres était
« en miettes » tant il avait été relu.
Or ce livre est l’un des pamphlets
antisémites de Céline. Cela n’est
pas un détail : la haine du juif est
l’une des formes paroxystiques de
la haine de la société capitaliste
moderne. Force est de constater
que Dubuffet est allé jusqu’à ce pa-
roxysme, comme Céline. L’exposi-
tion n’en dit mot, pas plus qu’elle
ne rappelle son activité commer-
ciale sous l’Occupation : vendre du
vin à la Wehrmacht, comme il l’a
écrit dans sa Biographie au pas de
course (Gallimard, 2001).
Il a peu écrit, à l’inverse, sur
ceux dont les travaux, antérieurs
aux siens, lui ont tant servi : mé-
decins aliénistes tels qu’Auguste
Marie, Marcel Réja et Jean
Vinchon dès le début du siècle ;
poètes tels André Breton, Paul
Eluard et les surréalistes ; Le
Corbusier révélant Louis Soutter
dans la revue Minotaure ; Georges
Henri Rivière, déjà mentionné, et

Charles Ratton, qui lui fit décou-
vrir les premières œuvres d’alié-
nés qu’il ait jamais vues.
Dubuffet n’a pas inventé l’« art
brut » : il a trouvé une appellation
commode, malencontreuse du
reste car « brut » est un adjectif par
trop catégorique et simplificateur.

« Affluence »
(22-23 mars 1961), de Jean
Dubuffet. FONDATION DUBUFFET,
PARIS/ADAGP, PARIS 2019

Plus de trente ans après sa mort,
on pourrait espérer que le temps
de l’hagiographie soit passé.p
philippe dagen

« Jean Dubuffet, un barbare en
Europe », MuCEM, quai du Port,
Marseille. Jusqu’au 2 septembre.

L’exposition
ne dit mot ni de
l’antisémitisme
de Dubuffet
ni de son activité
commerciale
sous l’Occupation

après la visite de Dubuffet, il faut monter au
fort Saint-Jean, partie ancienne du MuCEM. Il y
expose les 70 meilleures pièces d’une collection
de près de 500 reliquaires acquise en 2002. Ran-
gée dans l’ordre d’un abécédaire tantôt sérieux


  • O comme ostensoir –, tantôt fantasque – W
    comme Walburge, sainte du VIIIe siècle vénérée
    en Allemagne quoique anglaise –, cette antholo-
    gie alterne pièces luxueuses et boîtes de fer ou
    de bois doré où le verre tient lieu de cristal et le
    laiton d’or. En forme de châsse, de bras, de tête,
    de chapelle, de statue, elles contiennent un bout
    d’os ou de tissu, un peu de la terre d’un tombeau
    sacré, une épine de la couronne du Christ ou un
    clou de la Croix. Parmi les plus estimées sont
    celles qui renferment un crâne, visible derrière
    une vitre ou enveloppé d’un velours ou autre
    étoffe de prix. Elles servent lors des liturgies, où
    elles sont présentées aux fidèles, et sont censées
    garantir prospérité, bonne fortune ou guérison.
    Celles qui sont ici réunies ont été produites en-
    tre le XVIIe et le XIXe siècle, quand leur com-


merce et leur usage ont recommencé de plus
belle, après la Réforme qui les proscrivait. Les
plus riches ne sont pas nécessairement les plus
intéressantes. Pauvres en matériaux – papier
mâché, papier doré, fils de métal, cire –, les peti-
tes boîtes à usage domestique témoignent de la
fréquence et de la ferveur de ces pratiques, qui
relèvent de la magie. La substance contenue
dans l’amulette ou la boîte serait capable d’effets
surnaturels en raison de sa nature, de sa prove-
nance ou de sa forme. Un ostensoir romain de la
seconde moitié du XVIIIe siècle opère donc
comme un reliquaire fang du Gabon de la même
époque. Les os que contient l’un sont réputés
être ceux d’un saint ou d’un martyr. Les os que
renferme l’autre seraient ceux d’un ancêtre vé-
nérable. De ces origines comparables, ils tien-
nent leur commun pouvoir magique.p
ph. d.

« Les Reliquaires de A à Z », MuCEM,
fort Saint-Jean. Jusqu’au 2 septembre.

Des reliquaires au fort Saint-Jean


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Attention chef d’œuvre!






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