Monde-Mag - 2019-08-10

(lu) #1

18 | SAMEDI 10 AOÛT 2019


I


l n’a pas de nom, juste des
surnoms, un visage et du
sang sur les mains. Ce fan-
tôme qui hante encore les
archives de la police judiciaire pa-
risienne, les équipes de la brigade
criminelle l’ont traqué pendant
plus de vingt ans sans jamais par-
venir à le coincer. A force de le fré-
quenter, elles avaient fini par lui
donner des sobriquets. D’abord
« Notre ami », par dérision, puis
« le Grêlé », en référence à l’aspect
de sa peau, décrit par des témoins
et des victimes.
Agissant à découvert comme
s’il était sûr de pouvoir glisser
entre les mains de ses poursui-
vants, l’inconnu a laissé derrière
lui un nombre ahurissant de tra-
ces. Mégots, sperme, empreintes,
il semble s’être moqué de la police
scientifique et, d’une certaine fa-
çon, l’avenir lui a donné raison.
Car l’histoire du Grêlé, responsa-
ble d’au moins trois meurtres et
cinq viols en région parisienne
entre 1986 et 1994, est aussi celle
de l’identité judiciaire parisienne
et de ses défaillances jusqu’au
milieu des années 1990.

TRACE VISUELLE
L’apparition du Grêlé dans les
radars de la police judiciaire (PJ)
remonte au 5 mai 1986. A l’heure
du déjeuner, la mère de Cécile
Bloch, 11 ans, s’inquiète de ne pou-
voir joindre sa fille au téléphone.
Cécile est une enfant sérieuse,
autonome, qui prend ses repas de
midi seule, quand ses parents tra-
vaillent. Contactée, la directrice
du collège répond que la petite
n’est pas venue à son cours de
9 heures ni aux suivants. Les pa-
rents, fous d’inquiétude, se préci-
pitent alors vers leur domicile,
situé au 116, rue Petit, dans le
19 e arrondissement, et commen-
cent à fouiller la résidence.
C’est le gardien qui, scrutant les
recoins mal éclairés du troisième
sous-sol, découvrira le corps,
comme le raconte Patricia Tou-
rancheau dans son livre Le 36. His-

toires de poulets, d’indics et de
tueurs en série (Seuil-Les Jours,
2017). La fillette est recouverte
d’un vieux morceau de moquette
dont seule dépasse une main déjà
raide et dressée vers le plafond,
dans un dernier geste de défense.
Elle a été violée, blessée à l’arme
blanche et étranglée.
Les policiers du bureau 302 de la
« crim’» (brigade criminelle) ne re-
trouvent pas d’arme sur place et
pas même d’empreintes digitales,
mais réussissent à prélever un peu
de sperme sur la culotte de Cécile.
A défaut de savoir qui est le Grêlé,
on connaît désormais son groupe
sanguin, A +. Si elle a le mérite de
resserrer un peu le champ des
possibles, cette information n’est
cependant pas très discriminante,
puisque ce caractère est l’un des
plus répandus en Europe.
En revanche, le meurtrier a
laissé une trace visuelle qui va
s’avérer utile : plusieurs person-
nes l’ont vu rôder dans la rési-
dence avant le crime et s’enfuir
aussitôt après. L’un de ces té-
moins, le demi-frère de Cécile, est
étudiant en biologie à Paris. Une
demi-heure avant l’agression, Luc
Richard-Bloch a pris l’ascenseur
avec un inconnu au comporte-
ment bizarre, trop poli – presque
obséquieux. En trois étages, le
jeune homme a eu le temps d’ob-
server cet individu de type euro-
péen, âgé de 25 à 30 ans. Corpu-
lence moyenne, grand, cheveux
châtains, mèche sur le côté, il a les
joues couvertes de tavelures,
comme s’il avait souffert d’une
acné sévère. Ajoutés à ceux des
autres témoins, ces souvenirs ser-
viront à établir un portrait-robot
qui reste, à ce jour, la première
figure connue du prédateur.
Commence alors une chasse à
l’homme qui conduira les enquê-
teurs à ratisser les environs, sou-
mettant le fameux croquis à des
dizaines de personnes. Pendant
ce temps-là, dans ce qui ressem-
ble à la préhistoire de la police
(pas d’ordinateurs, donc pas de

bases de données numériques),
un membre du bureau 302 de la
crim’ épluche des centaines de fi-
ches d’archives et finit par tomber
sur un précédent vieux de quel-
ques semaines.
Le 7 avril 1986, une petite Sarah
de 8 ans a été violée au quatrième
sous-sol d’un immeuble du 13e ar-
rondissement par un grand type
rencontré dans l’ascenseur. Le
mode opératoire ressemble à ce-
lui de la rue Petit, sauf que, cette
fois, l’enfant a survécu. Les poli-
ciers ont recueilli des indices,
mouchoirs en papier et marques
de sperme, mais ils se sont con-
tentés de les mettre sous scellés
en les emballant dans des pochet-
tes plastifiées, sans savoir que la
préservation de l’ADN nécessite
de sécher les objets et de les tenir
à l’abri de la lumière.

POLICE SCIENTIFIQUE DÉMUNIE
Il faut dire qu’à l’époque la techni-
que des empreintes génétiques a
bien vu le jour en Angleterre,
mais elle est toute récente et n’in-
terviendra dans une affaire cri-
minelle que fin 1986. Dès cette
date, en Grande-Bretagne, le pro-
cédé permettant d’identifier une
personne à partir de son matériel
biologique sert à confondre des
coupables ou innocenter des sus-
pects. Mais, en France, la majorité
des policiers n’ont jamais en-
tendu parler de cette science, qui
leur paraîtra d’abord relever du
charlatanisme. Et puis, à Paris, les
services de police scientifique du
36, quai des Orfèvres sont tragi-
quement démunis.
Aujourd’hui à la retraite, le com-
missaire divisionnaire Richard
Marlet se souvient de l’état de
déshérence dans lequel se trou-
vaient les sections techniques de
recherche et d’identification de
l’identité judiciaire quand il en a
pris la tête, en 1995. « Au début des
années 1980, dit-il, la France était
au niveau zéro de la police scienti-
fique. Ne serait-ce qu’en termes de
moyens : pour un policier scientifi-

que, en France, il y en avait 60 en
Allemagne. Quand je suis arrivé à
l’identité judiciaire, rien ne fonc-
tionnait. C’était l’endroit où l’on
versait les plus mauvais éléments.
Certains ne trouvaient aucune
trace, parfois même pas les em-
preintes des gens qui vivaient sur
les lieux d’un crime. »
Pas étonnant, dans ces condi-
tions, que les demandes émanant
de la famille Bloch soient restées
lettre morte. Fin 1986, le demi-
frère de Cécile signale à la police
qu’il a entendu parler de l’inven-
tion d’Alec Jeffreys, le généticien
britannique responsable de la dé-
couverte des empreintes généti-
ques. Ne pourrait-on se servir de
l’ADN pour chercher le meurtrier
de sa sœur? Il propose même de
faire réaliser l’opération à ses
frais. Silence. Quelque temps plus
tard, le père de la fillette pose la
même question. On lui apprend
alors que tout le sperme disponi-
ble a été consommé pour identi-
fier le groupe sanguin du tueur.
Pendant que l’enquête stagne, le
Grêlé poursuit son sinistre par-
cours. Une adolescente de 14 ans,
Marianne, est attaquée chez elle
par un homme de haute taille,
qui se présente d’abord comme
un policier chargé de lutter con-
tre le trafic de stupéfiants. Ligo-
tée, puis violée, la jeune fille est
ensuite bâillonnée et laissée sur
son lit dans l’appartement fami-
lial du 14e arrondissement. A son
tour, elle dresse un portrait-robot
proche de celui du Grêlé, mais en
plus inquiétant, yeux cernés et
orbites creuses.

De faux espoirs en coups de
malchance, l’affaire Cécile Bloch
est finalement close en 1993. Un
an plus tard, pourtant, une autre
gamine de 11 ans se fait enlever
puis violer près de Saclay, dans
l’Essonne. Ingrid pédalait le long
d’un chemin isolé, quand un
homme se présentant comme un
policier l’a forcée à monter dans
sa voiture avant de la transporter
dans une ferme abandonnée. La
voiture, une Volvo blanche, a été
identifiée par des passants. Son
conducteur aussi, au moment où
il achetait une bouteille de Vittel
destinée à la victime. Ingrid, elle,
reconnaît son agresseur sur le
portrait-robot réalisé d’après les
observations de Marianne.

L’ADN NE PEUT PAS TOUT
Quelques mois passent, puis un
manutentionnaire de 36 ans est
interpellé dans l’enceinte de la
ferme. Type de véhicule, forme
de visage, son signalement pour-
rait correspondre à celui de
l’agresseur d’Ingrid, et d’ailleurs
il finit par avouer le crime. Tout
de même, les forces de l’ordre
ont des doutes : sa version des
événements ne coïncide pas
vraiment avec celle de la victime.
Après cinq mois de détention, il
sera finalement disculpé par une
comparaison entre ses emprein-
tes génétiques et celles du vio-
leur. C’est la première apparition
de l’ADN dans l’affaire du Grêlé.
Car chemin faisant, les Fran-
çais ont commencé à s’intéres-
ser à cette technique déjà bien
installée ailleurs. D’abord à Lille,
où le génotype sert dans une
enquête criminelle en 1993, mais
également au CHU de Nantes, où
le généticien Olivier Pascal réa-
lise des analyses pour la police
scientifique. Comme un projec-
teur jetant sa lumière crue sur
des coins d’ombre, l’ADN entre
en piste, et pas seulement dans
des enquêtes en cours. Retour-
nant sur leurs pas, les policiers
décident de sonder certains

STEPHANE OIRY

cold cases, autrement dit des cas
non résolus.
D’autant qu’à Paris les sections
techniques et scientifiques de
l’identité judiciaire se sont consi-
dérablement professionnalisées
sous l’impulsion, notamment, de
Richard Marlet. Compte tenu des
avancées de la science, le dossier
Cécile Bloch est donc rouvert
en 1996. Et là, coup de théâtre : la
police scientifique confirme que
Sarah, Cécile, Marianne et Ingrid
ont bien été agressées par le
même individu. Mais ce n’est pas
tout. Car en tirant les fils de certai-
nes vieilles histoires, les enquê-
teurs découvrent aussi que le
Grêlé n’a pas seulement attaqué
des enfants.
En 1987, dans le quartier pari-
sien du Marais, une jeune fille au
pair allemande et son employeur
ont été tués de manière atroce.
Elle, crucifiée aux barreaux d’un
lit superposé, étranglée et égor-
gée. Lui, en position dite « de
gondole », c’est-à-dire couché sur
le ventre avec un lien reliant ses
chevilles à sa gorge. L’ADN pré-
levé sur place ne laisse aucun
doute : c’est celui du Grêlé. Sans
cette technique, les policiers
n’auraient sans doute jamais re-
lié ces morts aux crimes commis
sur des fillettes et une adoles-
cente suivant des modes opéra-
toires totalement différents.
Mais l’ADN ne peut pas tout. S’il
ne renvoie pas à une personne
précise, dans le cadre d’un fichier
d’empreintes génétiques, il reste
une simple suite de chiffres. Or,
de ce criminel, on connaît beau-
coup de choses, mais pas son
nom. Qui est-il? A-t-il commis
d’autres forfaits? Et où? Nul ne le
sait. En attendant, le Grêlé court
toujours. A moins qu’il ait défini-
tivement arrêté de courir, mort
ou interné : les policiers sont sans
nouvelles de lui depuis 1994.p
raphaëlle rérolle

Prochain épisode Le fantôme
d’Heilbronn

L’interminable traque du « Grêlé »


ADN, L A REINE DES PREUVES 5 | 6 Au moins trois meurtres et cinq viols entre 1986 et 1994.


L’affaire du tueur en série de la région parisienne est aussi celle des défaillances


de l’identité judiciaire du 36, quai des Orfèvres, l’ancien siège de la police


À L’ÉPOQUE,


POUR LES POLICIERS,


LA TECHNIQUE DES


EMPREINTES GÉNÉTIQUES


PARAÎT RELEVER


DU CHARLATANISME


L’ÉTÉ DES SÉRIES

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