Monde-Mag - 2019-08-10

(lu) #1

4 |international SAMEDI 10 AOÛT 2019


Afghanistan :


les Américains


pourraient


partir fin 2020


Washington et les talibans sont


engagés depuis onze mois à Doha


dans des négociations de paix


V


ous avez la montre,
nous avons le temps. »
Cette maxime des tali-
bans afghans à l’adresse
de l’ennemi américain illustre,
plus que jamais, l’état actuel des
négociations de paix engagées, en
septembre 2018, à Doha, par le
principal mouvement insurgé
afghan et les Etats-Unis, et dont est
exclu le gouvernement. Au sortir
de leur huitième rencontre, lundi
5 août, les deux protagonistes se
sont félicités des « excellents pro-
grès » réalisés. Un optimisme lié,
selon les informations du Monde ,
à un préaccord sur l’un des princi-
paux points d’achoppement au
processus de paix : le retrait des
troupes américaines d’Afghanis-
tan. D’après une source diplomati-
que, talibans et Américains se sont
accordés pour fixer le départ des
« soldats en uniforme d’ici à la fin
2020 ».
Signe que les choses bougent,
l’ambassadeur américain Zalmay
Khalilzad, chargé de conduire les
discussions pour les Etats-Unis,
était, jeudi 8 août, à Oslo, où doit se
tenir la conférence de paix inter-
afghane décidant du futur du pays
dès qu’un texte sera signé à Doha.
Rien n’a filtré sur ces avancées et
d’éventuels préparatifs pour une
annonce. Car si le pas franchi est
majeur, tout n’est pas encore réglé.
Le bras de fer entre les trois princi-
paux acteurs de ce processus, tali-
bans, Américains et le président
afghan, Ashraf Ghani, n’est pas ter-
miné. Chacun défend chèrement
sa cause et les talibans sont maî-
tres du temps.
D’abord, la question sensible des
forces américaines sur le sol

afghan n’est pas tout à fait solu-
tionnée. Washington souhaiterait
maintenir après 2020 « une force
antiterroriste ». Exigence que les
talibans refusent au motif qu’ils se
sont déjà engagés à interdire leur
territoire à tout groupe terroriste.
Le porte-parole de la délégation ta-
libane à Doha, Suhail Shaheen, l’a
répété, jeudi, à la BBC : « Nous
avons fourni toutes les garanties
que personne ne pourrait utiliser
notre territoire pour s’en prendre
aux intérêts américains, ses alliés
ou toute autre nation. »
Du côté du président américain,
Donald Trump, et de son secré-
taire d’Etat, Mike Pompeo, l’idée
de retirer les forces antiterroristes
d’ici à la fin 2020 pourrait faire son
chemin. Cette concession donne-
rait un argument pour obtenir des
insurgés, en contrepartie, des
avancées sur le terrain social et
constitutionnel. Mais des voix,
majoritaires, au Congrès, au Pen-
tagone et au sein du Conseil natio-
nal de sécurité veulent que cette
force reste après le départ des
troupes en uniformes. Il s’agit, no-
tamment, d’unités aériennes, cel-
les opérant les drones, les services
de renseignement et sans doute

des forces spéciales. Une autre
question sensible reste en sus-
pens : que faire des vastes bases
américaines construites en Afgha-
nistan? Et des nombreux maté-
riels de guerre que la première ar-
mée au monde laisserait derrière
elle? L’establishment politico-mi-
litaire américain s’inquiète vive-
ment d’images potentiellement
dévastatrices dans l’opinion aux
Etats-Unis. Des photos montrant
d’ex-combattants talibans deve-
nus soldats afghans réguliers au
volant de Humvee américains
auraient, à coup sûr, valeur de dé-
faite. De plus, cette future armée
afghane sera, sans doute, surtout
payée par le contribuable améri-
cain. Lors d’un premier retrait
massif de troupes américaines, fin
2014, de nombreux matériels
avaient été détruits.

Marge de manœuvre réduite
Communiquant par Tweet, l’émis-
saire américain, M. Khalilzad, a as-
suré que « l’essentiel résidait dans
les détails ». Depuis cette huitième
rencontre, à Doha, sa marge de
manœuvre n’a jamais été aussi ré-
duite. Dans son entourage, on in-
dique avoir été le plus loin possible
face aux talibans. Mais plus le
temps passe – voilà un an qu’ont

débuté ces négociations excluant
le régime légitime de Kaboul – plus
les talibans imposent leur rythme
tout en poursuivant leurs atten-
tats, comme celui qui a endeuillé
la capitale mercredi, faisant
14 morts et 145 blessés. Une posi-
tion d’autant plus confortable que
les Américains se sont affaiblis en
fixant un calendrier serré, dicté
par la campagne présidentielle
américaine. Mike Pompeo a
donné jusqu’au 1er septembre
pour trouver un accord condui-
sant à un cessez-le-feu.
L’autre obstacle à une conclu-
sion rapide d’un accord de paix
n’est autre que l’élection présiden-
tielle afghane, prévue le 28 sep-
tembre. Selon nos informations, le
jeu tactique de l’ambassadeur
Khalilzad est de parvenir à boucler
cette négociation exclusive avec
les talibans avant cette date, ce qui
permettrait de repousser ce ren-
dez-vous électoral et d’intégrer les
talibans dans le jeu politique
afghan. Washington pourrait alors
considérer qu’il est plus urgent
d’instaurer la paix après dix-huit
ans de guerre que de respecter un
rendez-vous démocratique déjà
repoussé à deux reprises.
Si aucun accord n’est trouvé
avant le 28 septembre, le président

afghan, M. Ghani, candidat favori,
pourrait, en revanche, légitimer
son pouvoir et faire pièce à un pro-
cessus dont il a d’emblée été exclu.
Le camp Khalilzad le suspecte
d’ailleurs de tout faire pour blo-
quer la négociation en cours.
Soupçon qui n’a pas empêché le
chef de l’Etat afghan d’offrir le vi-
sage du parfait homme de paix. Il a
déjà préparé le dialogue inter-
afghan en formant sa propre
équipe de négociation. De qua-
rante membres, elle est passée à
quinze personnes, et sa composi-
tion respecte toutes les dimen-
sions ethniques, tribales et politi-
ques du pays.
Pour leur part, les talibans ont
menacé de mort, mardi 6 août,
tous ceux qui participeraient à la
prochaine présidentielle. Les Na-

Les talibans ont
menacé de mort
tous ceux qui
participeraient
à la prochaine
présidentielle
afghane

Forces de sécurité afghanes après un attentat à la bombe à Kaboul, le 7 août. MOHAMMAD ISMAIL/REUTERS

Modi mise sur les investissements pour « libérer le Cachemire du terrorisme »


Dans un discours très attendu depuis la révocation de l’autonomie de la province, le premier ministre indien a promis « une nouvelle ère »


new delhi - correspondance

A


une situation périlleuse,
le premier ministre in-
dien, Narendra Modi, a ré-
pondu par un message fort. Son al-
locution télévisée était très atten-
due, trois jours après l’annonce
abrupte de son gouvernement de
révoquer l’autonomie du Cache-
mire indien. Jeudi 8 août, M. Modi
a affirmé que cette « décision histo-
rique »
apporterait paix et prospé-
rité à cette province à majorité
musulmane, revendiquée par le
Pakistan voisin et meurtrie par
une insurrection séparatiste. Sa
voix puissante et son hindi incan-
tatoire, qui conquièrent les foules
depuis son arrivée au pouvoir
en 2014, se sont voulus rassurants
et déterminés. Le dirigeant natio-
naliste a promis que la suppres-
sion du statut d’exception de l’Etat
du Jammu-et-Cachemire permet-
tra de le « libérer du terrorisme » et
d’entamer « une nouvelle ère ».
Annoncée le 5 août par décret
présidentiel, la révocation de l’ar-
ticle 370 de la Constitution in-
dienne a mis un terme au statut
d’autonomie relative qui prévalait
au Jammu-et-Cachemire depuis
sept décennies. Les habitants per-


dent également leur droit exclusif
à posséder des terres dans la vallée
himalayenne. Enfin, selon une loi
ratifiée cette semaine par le Parle-
ment, l’Etat fédéré est scindé en
deux « territoires de l’Union » pla-
cés sous administration de Delhi.

« Nouveaux espoirs »
Autant de mesures spectaculaires
et controversées qui, selon
M. Modi, vont donner une chance
au changement. L’abrogation de
l’article 370 devrait permettre à
New Delhi, estime-t-il, d’assainir
les comptes du Cachemire, de dé-
bloquer des projets d’infrastruc-
tures et d’encourager la crois-
sance régionale. Le premier mi-
nistre mise sur les investisse-
ments des entreprises et la
création d’emplois pour dynami-
ser la région et susciter au sein de
la population « de nouveaux es-
poirs et de nouvelles aspirations ».
« Le Cachemire possède certains
indicateurs de développement su-
périeurs à d’autres Etats de l’Inde ;
parler de l’article 370 comme d’une
barrière au développement est un
argument impropre » , conteste
Shah Faesal, un ancien bureau-
crate cachemiri de haut rang, qui
a récemment fondé son parti, le

Mouvement populaire du Jam-
mu-et-Cachemire (JKPM). Lui dé-
nonce un projet nationaliste hin-
dou qui vise à « une assimilation
forcée du Cachemire au reste de
l’Inde, et qui ne pouvait se faire
qu’avec l’abolition de l’article 370 ».
Selon le premier ministre, l’arti-
cle 370 a non seulement tenu en
otage le développement économi-
que de la vallée de Srinagar, mais
aussi sa stabilité politique.
M. Modi a estimé que le Pakistan
avait profité du statut d’autono-
mie du Cachemire pour déstabili-
ser la région et « attiser le fana-
tisme » contre New Delhi. L’Inde
accuse ainsi régulièrement son
frère ennemi de prêter main-forte
à l’insurrection séparatiste qui sé-
vit depuis 1989 au Cachemire et
qui a causé la mort de plus de
70 000 personnes, des civils pour
la plupart. Les deux puissances
nucléaires se sont par ailleurs livré
deux guerres pour revendiquer la
souveraineté d’un territoire qui
reste écartelé de part et d’autre de
la frontière depuis la partition
violente et bâclée de l’Empire bri-
tannique colonial en 1947.
L’index levé pour appuyer son
discours didactique, M. Modi a ex-
pliqué que la tutelle de New Delhi,

perçue comme une brimade cin-
glante pour le Cachemire, ne sera
que temporaire. « Nous souhaitons
la tenue d’élections , a-t-il annoncé.
Les habitants auront bientôt la pos-
sibilité d’élire leurs représentants. »
Aucune date n’a été évoquée.
« Il existe une méfiance énorme
entre New Delhi et la vallée du Ca-
chemire, qui ne peut pas être com-
blée par de belles paroles mais par
des actions concrètes , commente
Rajdeep Sardesai, rédacteur en
chef consultant pour le groupe de
presse India Today. Il n’est pas pos-
sible de résoudre le conflit au Ca-
chemire en y augmentant le pou-
voir de l’Etat, mais en conférant da-
vantage d’autonomie et de libertés

démocratiques, ce qui n’est claire-
ment pas à l’œuvre en ce moment. »
En effet, les 8 millions d’habi-
tants de la vallée du Cachemire
sont actuellement coupés du
monde. Depuis dimanche, tous
les moyens de communication
sont bloqués. Le couvre-feu a été
imposé. La vallée, l’une des zones
les plus militarisées au monde,
est quadrillée par 40 000 soldats
supplémentaires, envoyés en ren-
fort par les autorités afin d’éviter
un soulèvement de la population.

« Rouvrez la vallée! »
Les principaux politiciens, dont
d’anciens dirigeants du Jammu-
et-Cachemire, ainsi que des dizai-
nes de personnalités, ont été pla-
cés en détention. « Rouvrez la val-
lée! » , a plaidé jeudi un éditoria-
liste de l’ Indian Express. « J’assure
aux habitants du Cachemire que la
situation va progressivement reve-
nir à la normale » , a tenu à rassu-
rer M. Modi en réponse aux criti-
ques. Il a également promis que
les musulmans du Cachemire
pourraient célébrer leur fête reli-
gieuse de l’Aïd-el-Kébir, prévue
dans quelques jours. Le couvre-
feu aurait été assoupli vendredi
9 août pour la prière, selon l’AFP.

« Rien ne va
pouvoir
compenser
le sentiment
de blessure
des Cachemiris »
SHAH FAESAL
fondateur du Mouvement
populaire du Jammu-et-
Cachemire

« Lorsque les communications se-
ront restaurées et que les gens pren-
dront pleinement connaissance
des événements, ils seront loin
d’être convaincus par M. Modi. Ils
se sentent humiliés par la révoca-
tion surprise de l’article 370. Rien ne
va pouvoir compenser leur senti-
ment de blessure et de défaite , es-
time Shah Faesal, rentré la veille
du Cachemire. Son témoignage
glaçant sur la situation à Srinagar a
fait le tour des médias indiens. Sur
le long terme, la réponse de la po-
pulation peut être très dangereuse
et véhiculer un sentiment d’aliéna-
tion totale face à l’Etat indien. »
Le premier ministre a achevé
son discours en flattant l’attache-
ment sublimé des Indiens pour le
Cachemire. M. Modi a rappelé la
beauté et les atouts de cette ré-
gion, de son potentiel touristique
à son attractivité pour l’industrie
du cinéma, de « la couleur du sa-
fran » au goût « des pommes su-
crées » ... L’allégeance patriotique
et romantique des Indiens envers
le Cachemire tient indéniable-
ment une place à part dans l’ima-
ginaire de la nation, avec le senti-
ment triomphant, aujourd’hui,
d’avoir reconquis la province re-
belle. – (Intérim) p

tions unies et l’Union européenne
défendent, elles, la tenue de cette
élection. « Ce n’est pas l’accord de
paix ou les élections, c’est l’accord et
les élections » , résume-t-on au sein
de ces deux organisations. Une po-
sition qui marque une autre in-
quiétude parmi les démocraties
occidentales engagées en Afgha-
nistan. Les talibans sont-ils contre
cette seule élection ou contre
toute forme d’élection? Un Emirat
islamique est-il compatible avec la
démocratie? Une brèche qui n’a
pas échappé au président afghan,
qui a résumé, lundi, à Kaboul, de-
vant un parterre de femmes afgha-
nes, l’enjeu, pour lui, de la future
paix : « Le choix est simple, Républi-
que ou Emirat? » avant de répon-
dre lui-même, « République, Répu-
blique, République...! ».
En cas d’accord à Doha, la prési-
dence afghane sera destinataire
d’un document dit « miroir » du
texte de paix signé par les talibans
et les Américains. Il devra être si-
gné par M. Ghani, et fixera le cadre
des suites à donner au processus
de paix. Ce n’est qu’alors que
pourra débuter, à Oslo, la confé-
rence internationale réunie
autour de représentants talibans
et du gouvernement de Kaboul.p
jacques follorou

Une question
reste en suspens :
que faire des
vastes bases
américaines
construites en
Afghanistan?
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