Le Monde - 20.08.2019

(Sean Pound) #1

20 | MARDI 20 AOÛT 2019


0123


RENCONTRE
londres ­ envoyée spéciale

L

e mot a longtemps senti le
soufre, mais voilà qu’il
s’impose, s’affiche, se re­
vendique. Voilà que des
femmes au sommet s’en récla­
ment, comme des lycéennes, des
écrivaines, des écolos et des artis­
tes. Voilà que surgissent des grè­
ves dites « féministes » en Espagne
et en Suisse, des « marches fémi­
nistes » au Pakistan et en Afrique
du Sud, des rassemblements « éco­
féministes » en Inde ou au Pérou,
des cortèges « féministes­LGBT »
lors des Marches des fiertés.
Voilà que le premier ministre du
Canada, Justin Trudeau, se pré­
sente à la « une » du Monde
comme « féministe et fier de l’être »,
que la ministre suédoise des affai­
res étrangères, Margot Wallström,
développe le concept de « diplo­
matie féministe », en expliquant
qu’il s’agit de « s’opposer à la su­
bordination systémique et mon­
diale des femmes », et que le prési­
dent Macron promet un « G7 fémi­
niste », du 24 au 26 août à Biarritz
(Pyrénées­Atlantiques), puisque
l’égalité femmes­hommes doit de­
venir « grande cause mondiale ».
Le mot s’impose et une vague
déferle, amplifiée par les réseaux
sociaux qui orchestrent de nou­
velles solidarités. Des femmes re­
lèvent la tête, dénoncent, exigent,
désormais impatientes, conscien­
tes que l’instant est sans doute his­
torique et qu’il faut le saisir. Nous
sommes dans l’après­Weinstein,
l’après­#metoo. Et la dynamique
engendrée, malgré des résistan­
ces, ne semble pas près de faiblir.
Alors, avant d’aller rencontrer sur
d’autres continents cinq combat­
tantes de cette cause, nous avons
eu envie d’interroger l’une des plus
grandes actrices de l’époque – et de
l’ère Weinstein –, la Britannique
Emma Thompson, la seule à avoir
été récompensée à la fois par l’Os­
car de la meilleure actrice ( Retour à
Howards End, de James Ivory,
en 1993) et par celui du meilleur
scénario adapté ( Raison et senti­
ments, d’Ang Lee, en 1996), et dont
les personnages de femmes incar­
nées au cinéma (y compris celui de
Late Night, de Mindy Kaling, qui
sort en France le 21 août) sont
d’une force étonnante.

« C’EST INSUPPORTABLE »
Le moins que l’on puisse dire est
que le sujet lui plaisait : « Le fémi­
nisme? C’est l’engagement fonda­
mental de ma vie. Je suis une fémi­
niste militante, m’exprimer là­des­
sus est un devoir. Car ça bouge en
ce moment, ça vibre, même si nous
ne sommes qu’aux prémices de ce
qui devrait être une révolution.
Oui, j’ai bien dit “ révolution ”! »
Elles ne sont pas si nombreuses,
les actrices à clamer aussi nette­
ment leur engagement. Mais la
Britannique Emma Thompson
embrasse le sujet avec fougue. Elle
est là, dans un hôtel londonien, la
soixantaine splendide dans une
longue robe à pois, fendue sur le
côté, les sandales plates argentées
( « Fini, la torture des talons! » ), et
elle entend prendre tout son
temps pour évoquer cette cause
qui lui importe depuis si long­
temps! « J’ai découvert le fémi­
nisme à 19 ans. J’étais à Cambridge
pour étudier la littérature anglaise
avec laquelle j’avais grandi. Et un

livre proposant une lecture fémi­
niste des grands romans écrits par
des femmes m’a soudain ouvert les
yeux. » C’était The Madwoman in
the Attic , écrit en 1979 par Sandra
Gilbert et Susan Gubar.
« Je découvrais comment Jane
Austen, Mary Shelley, Emily Dickin­
son ou les sœurs Brontë avaient été
contraintes dans leur écriture par
la culture – et l’oppression – pa­
triarcales ; comment elles repre­
naient la dichotomie classique des
auteurs masculins pour décrire les
femmes comme des “anges” ou
des “monstres”, et surtout com­
bien le “monstre” ou la “folle” était
la métaphore de leur moi rebelle,
étouffé ou incarcéré. »
Ce fut une révélation : on ne
pouvait lire le monde sans avoir à
l’esprit l’injustice systémique su­
bie par les femmes et le lavage de
cerveau pratiqué depuis des lus­
tres pour leur faire accepter leur
condition. « On avale le patriarcat
depuis notre petite enfance. Et la
suprématie du père, du frère, du
mari. C’est en nous, depuis des mil­
lénaires. C’est en moi! Comme c’est
ancré chez toutes ces femmes
d’Afrique ou d’ailleurs que j’ai vu
nourrir systématiquement leurs
fils avant leurs filles, faisant passer
à ces dernières l’idée qu’elles sont
moins importantes. C’est insup­
portable. »

« IL EST TEMPS DE RÉAGIR »
Il faut changer tout le système de
pouvoir, dit­elle, passer au crible
les valeurs enseignées dans l’en­
fance, les modèles, les réflexes,
les hiérarchies. « Bien sûr que les
hommes blancs vivent un mo­
ment difficile. Ils croyaient avoir
tout le gâteau, et on leur demande
de le partager. On leur dit : vous
n’êtes plus les plus importants!
Hommes et femmes sont absolu­
ment égaux. Et même : vous n’êtes
pas plus importants qu’une
femme noire... Pour la plupart
d’entre eux, la pilule ne passe
pas. » Elle engendre même de la
rage et de la violence, une peur
panique et des châtiments pré­
ventifs dans certains pays pour
les femmes que cette révolution
tenterait. « J’étais récemment en
Egypte et j’ai été soufflée : l’im­
pression d’une guerre déclarée
contre les femmes. »
Cette maltraitance, ces violences
et souffrances qu’Emma Thom­
son observe à travers ses nom­
breux voyages humanitaires, no­
tamment avec l’ONG Action Aid,
l’obsèdent. Comme la révoltent les
commentaires satisfaits de celles
et ceux qui pensent qu’en Occi­
dent l’égalité est acquise et que les
revendications sont désormais
inutiles. « Quelle inconscience! »
La période est tumultueuse.
« On cumule toute notre vie des
rôles qui exigent une énergie folle :
fille, sœur, épouse, mère. Et puis
soudain on se demande : mais qui
suis­je au fond? Quel est mon ap­
port au monde? » Ces questions
vertigineuses fortifient son fémi­
nisme. « Je distingue désormais
avec clarté ma situation de femme
dans ce système irréductiblement
patriarcal : je ne serai jamais aussi
importante qu’un homme dans la
même position, j’ai fini par l’inté­
grer. Mais je sais aussi que j’ai la
mission de soutenir, d’amplifier les
nouvelles voix des femmes. Elles
émergent de toutes parts. Au théâ­
tre, en littérature, sur les réseaux
sociaux. Elles disent : c’est ça, être
une femme. Je ressens ça. Sans se
censurer. En se fichant éperdument
de ce que vont penser les hommes.
C’est inédit et c’est puissant! »
Mais s’est­elle jamais censurée?
Au moment de l’affaire Weinstein,
elle avait accordé à la BBC une in­
terview où elle torpillait l’horrible
« prédateur », évoquant un sys­
tème de harcèlement endémique,
une crise de l’extrême masculinité
et une conspiration du silence.
« J’étais surtout stupéfaite de l’ap­
parente surprise générale. Mais
enfin, réveillez­vous! C’est ça notre
quotidien de femmes! Empêcher de
vieux libidineux de fourrer leur lan­
gue dans notre bouche et échapper
aux assauts de sales types protégés

par des complices silencieux et
lâ ches. Il n’est que temps de réagir et
de hurler! #metoo a été salutaire. »
Qu’on n’évoque pas devant elle le
malaise de certains hommes qui
disent ne plus savoir comment se
comporter désormais face aux
femmes! « Là, j’éclate de rire. Mais
quels idiots! Comportez­vous nor­
malement : courtois et respectueux.
Et si vous avez des doutes sur le
consentement, pensez à la méta­
phore de la tasse de thé. » Pardon?
C’est très simple, explique­t­elle.
Imaginez que la relation sexuelle
est comme une tasse de thé. Si
vous demandez à quelqu’un :
« Voulez­vous une tasse de thé? » et
que la personne s’exclame : « J’ado­
rerais! » , courez faire chauffer la
bouilloire. Si vous revenez avec la
tasse et que la personne vous dit :
« Hum, finalement, je n’en ai pas
très envie » , vous n’allez quand
même pas lui pincer le nez et lui
verser de force le thé dans la bou­
che! Ce serait un comportement
de fou. Elle a le droit d’avoir changé
d’avis. Respect. Autre hypothèse :
vous revenez avec la tasse et le lait,
et voilà que la personne s’est en­
dormie. Vous êtes déçu, mais vous
n’allez pas la réveiller pour la forcer
à boire. Une personne incons­
ciente ne peut pas vouloir de thé!

« Vous voyez, c’est simple comme
une tasse de thé. »
Quant à l’égalité de salaire... « Là
encore ils nous disent que c’est
compliqué. Mais ce sont eux qui la
rendent compliquée. Parce qu’au
fond d’eux­mêmes ils n’en veulent
pas! » Pour autant la route n’est
pas simple pour les femmes.
L’histoire, écrite par les hommes,
n’a rien retenu de leurs apports,
de leurs talents, de leur inventi­
vité. Tout a été inventé par eux.

« ENGAGEMENT AU QUOTIDIEN »
« Alors, évidemment, l’avenir des
garçons se présente comme une
autoroute à quatre voies, lisse, bien
balisée. Et celui des filles est comme
un chemin de montagne, escarpé,
semé d’obstacles, sans aucun pan­
neau de signalisation. Parfois, une
femme juchée sur un rocher agite le
bras : non, évitez ce sentier, il dé­
bouche sur un ravin! Mais la plu­
part du temps il n’y a rien. L’itiné­
raire est inconnu, aucune pionnière
n’est encore passée par là. »
D’où l’importance de modèles.
« Bien sûr que c’est mon immense
responsabilité! Vivre son fémi­
nisme impose un engagement poli­
tique au quotidien. » Elle y a tant ré­
fléchi qu’elle énumère sans peine
ce qu’elle pense être des obliga­

tions. D’abord être en alerte, noter
les injustices et les signes manifes­
tes de sexisme, saisir toutes les tri­
bunes pour dénoncer, ne pas se dé­
rober, ne rien laisser passer. En­
suite, refuser les rôles inconsis­
tants ou caricaturaux de femmes
faire­valoir, soumises, geignardes
ou frivoles destinés à célébrer, en
contraste, l’héroïsme des hom­
mes. Mais aussi ceux de « dures à
cuire » sans nuances, transposi­
tions dans un corps de femme de
mentalités et attitudes grossière­
ment masculines. « Cette vision bi­
naire me révulse. Je joue et j’écris des
rôles qui explorent la complexité
d’une identité de femme. »
Rejeter aussi toute indulgence
pour les prédateurs du métier. En
janvier, elle s’est brusquement re­
tirée du film d’animation Luck, sur
lequel elle travaillait, au motif que
le studio Skydance qui le produi­
sait venait d’engager l’ancien pa­
tron des studios Disney et Pixar,
plusieurs fois accusé de harcèle­
ment sexuel. « En pleine période
#metoo, il faut être cohérente. Si
des gens comme moi courbent
l’échine, les choses ne changeront
jamais assez vite pour protéger la
génération de ma fille. »
A la fin de son dernier tournage
( Last Christmas, de Paul Feig, 2019),

Emma Thompson a réuni toutes
les femmes ayant travaillé sur le
film, scripts, techniciennes, ré­
gisseuses, maquilleuses, afin
qu’elles puissent parler entre elles
de leur expérience, raconter les
désagréments ou éventuels ma­
laises. « Désormais, je ferai systé­
matiquement ce type de réunion
en début de tournage. Elles sau­
ront toutes qu’une autre femme
est à l’écoute et veille au grain. »
Elle va même plus loin puis­
qu’elle s’attache, tout au long de
l’année, à repérer, encourager et
financer sur ses deniers person­
nels des jeunes femmes artistes


  • ou politiques – pour leur donner
    le temps d’écrire ou d’affûter des
    idées. « Les femmes doivent
    s’épauler pour changer cette cul­
    ture sexiste. Y compris les actri­
    ces. »
    Aïe! Et la tribune signée par
    Catherine Deneuve invoquant le
    droit à être importunée? Soupir.
    « Il faut savoir que les femmes peu­
    vent parfois être leurs pires enne­
    mies. Certaines ont à ce point inté­
    gré le patriarcat qu’elles collabo­
    rent. Pis : qu’elles l’incarnent. »

    annick cojean


Prochain article La journaliste
américano­égyptienne
Mona Eltahawy

Emma Thompson, le féminisme


« comme un devoir »


« BIEN SÛR QUE 


LES HOMMES BLANCS 


VIVENT UN MOMENT 


DIFFICILE. ILS CROYAIENT 


AVOIR TOUT LE GÂTEAU 


ET ON LEUR DEMANDE 


DE LE PARTAGER. POUR 


LA PLUPART D’ENTRE EUX, 


LA PILULE NE PASSE PAS »


FÉMINISTES !  1 | 6  A l’heure où les femmes sont de plus en plus


nombreuses à s’engager, « Le Monde » a rencontré six d’entre


elles. En commençant par l’actrice britannique, dont la parole


et les actions ne datent pas du mouvement #metoo


Emma Thompson,
à Beverly Hills,
le 5 avril. ELIZABETH
WEINBERG/NYT-REDUX-REA

L’ÉTÉ DES SÉRIES

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