2019-08-17_Le_Temps

(Tina Sui) #1
LE TEMPS SAMEDI 17 AOÛT 2019

14 Sport


PROPOS RECUEILLIS PAR
STÉPHANE GOBBO, LOCARNO
t @StephGobbo

S'il a commencé sa carrière
dans la fiction, c'est à travers ses
documentaires que le cinéaste
britannique Asif Kapadia s'est
fait un nom. Il y a d'abord eu
Senna en 2010, puis Amy en 2015,
qui lui vaudra un Oscar. Après
s'être penché sur un champion
automobile brésilien puis une
chanteuse anglaise, voilà qu'il
raconte aujourd'hui le destin édi-
fiant d'un footballeur argentin
encore vivant. Diego Mara-
dona  impressionne par son mon-
tage virtuose, réalisé à partir de
centaines d'heures d'images iné-
dites et d'interviews de lui et de
ceux qui l'ont connu.
C'est au Locarno Film Festival,
quelques heures avant qu'il ne
présente son film sur la majes-
tueuse Piazza Grande, qu'on a
rencontré Asif Kapadia. Lequel
avoue d'emblée qu'il est un grand
amateur de foot: «J'habite à
Londres, mais je suis un fan de
Liverpool. Et je soutiens les Reds
avant l'équipe d'Angleterre, ce
qui veut dire que je ne suis pas
obsédé par la Coupe du monde
1986.» Mondial remporté par
l'Argentine après avoir éliminé
l'Angleterre en quart de finale
grâce à deux buts de Maradona,
dont le premier marqué de la
main. Une réussite qui entrera
dans la légende du football
lorsque le numéro 10 évoquera
«la main de Dieu».

Un des éléments centraux du film
est le côté Jekyll et Hyde de l’Argen-
tin, avec Diego le gentil gamin venu
des bidonvilles et Maradona la star
caractérielle et incontrôlable.
Lorsque vous l’avez rencontré pour
la première fois, face à qui vous êtes-
vous retrouvé? Notre toute pre-
mière rencontre n'a pas été bonne,
parce que nous avons dû attendre
longtemps, environ une semaine.
Il s'agissait donc clairement de
Maradona, d'une star qui vous
demande de venir en Argentine
puis vous fait patienter dans votre
chambre d'hôtel pour vous faire
comprendre qu'il est important.
Une année plus tard, il se
trouvait ailleurs, il y avait
moins de monde autour
de lui, et là j'ai eu l'im-
pression de rencontrer
Diego. Au total, je l'ai rencontré
cinq ou six fois, pour huit ou neuf
heures d'interview. J'ai alors réa-
lisé que je me trouvais face à une
personne qui n'était pas celle sur
laquelle je faisais un film. Le per-
sonnage de mon film n'existe plus,
c'est un mythe, une légende. Le
Maradona qui est arrivé à Naples
en 1984 était un gamin innocent
et vulnérable, tandis que celui
avec qui je parlais approchait de
la soixantaine, était mort plu-
sieurs fois mais était toujours
ressuscité. On change tous en
vieillissant, et lui peut-être plus
encore vu ce qu'il a vécu. Je savais
que c'était en parlant avec son
ex-femme, ses amis, ses enfants,
son entraîneur et son biographe
que je me rapprocherais le plus
de qui il était vraiment.

Dans un sens, Maradona est comme
Bob Dylan, qui s’est souvent arrangé
avec sa propre légende? Oui, c'est
exactement ça: son personnage
meurt et il le réinvente. Il est
comme Dylan, comme Bowie,
comme ces gens qui au fil du
temps deviennent quelqu'un
d'autre. J'étais inquiet qu'il ne se
souvienne de rien, mais en fait il
se souvient de beaucoup de
choses. Ce qu'il ne fait par contre
jamais, c'est regretter. Il n'avoue

jamais qu'il a pu commettre des
erreurs; il a toujours eu raison, et
tous les autres ont tort. C'est en
cela qu'il est difficile à
manœuvrer.

Pelé apparaît dans les premières
scènes du film pour affirmer, à tra-
vers une image d’archive, que Mara-
dona n’est peut-être pas mentale-
ment prêt à affronter ce qui
l’attend. Avec le recul, on
se dit qu’il avait vu juste?
Je trouvais intéressant
que celui qu'on considère
comme le meilleur joueur de tous
les temps apparaisse dans le film
et parle de Maradona. L'image est
en noir et blanc, Pelé évoque un
jeune joueur de 17 ans qui subit
déjà une énorme pression car on
dit qu'il est le meilleur joueur du
monde. Pelé, qui est alors à la fin
de sa carrière, explique que Mara-
dona est doué, mais qu'il ne tien-

dra peut-être pas le coup. Vous
avez raison, il avait vu juste. Dans
la séquence qui suit, on voit Mara-
dona en couleur, affirmant qu'il
ne veut pas être le nouveau Pelé,
mais simplement Maradona. J'ai
choisi ces deux images car dès
lors, le débat consistant à savoir
qui de Pelé ou de Maradona fut le
meilleur ne cessera jamais.

Reste aussi cette question: pourquoi
a-t-il signé au SSC Naples, un club
de seconde catégorie qui n’avait
alors jamais été champion d’Italie?
Pensait-il qu’en intégrant une
équipe qui ne possédait aucun
grand joueur il deviendrait plus
facilement une star? Honnêtement,
d'après ce que j'ai trouvé, il est allé
à Naples parce que personne
d'autre ne le voulait. Il n'était pas
bon marché car Barcelone, où il
avait passé deux saisons, voulait
s'en débarrasser mais aussi

gagner de l'argent. L'Italie était
alors la seule option car il s'agis-
sait de la ligue la plus riche. Il faut
également se rappeler qu'à cette
époque, il n'y avait que deux
joueurs étrangers par équipe. Et
comme la Juve, l'Inter ou le Milan
AC en avaient déjà deux, et que les
autres clubs n'avaient pas assez
d'argent, il a fini à Naples. Je ne
sais pas comment ils ont trouvé
la somme nécessaire, mais ils l'ont
trouvée. Il n'a pas vraiment eu le
choix, et je suis sûr qu'il n'avait
aucune idée de l'endroit où il
allait. Comme il n'avait pas réussi
à Barcelone, il était désespéré.

Lorsque vous montrez sa confé-
rence de presse d’arrivée, vous vous
concentrez sur une question qui
peut donner des pistes quant à la
provenance de l’argent nécessaire
à son transfert. Un journaliste lui
demande s’il est au courant des

liens entre le football et la Camorra,
comme s’il se doutait que la mafia
allait être un problème... C'est
comme dans la scène de Pelé que
vous avez mentionnée: ces per-
sonnages sont là pour dire des
choses dont on sait aujourd'hui
qu'elles sont vraies. Mais à cette
époque, la vérité est qu'on ne
savait rien. Maradona ne savait
rien; il était encore innocent,
débarquait à Naples sans rien
connaître du club, de la ville et
de son histoire. Regardez son
visage: il n'avait même pas com-
pris cette question à laquelle le
propriétaire a répondu. Mara-
dona est confus, perdu.

Est-ce que finalement il a été victime
de son génie et de sa naïveté? Je
pense que cela fait en effet partie
de son histoire. On croit qu'il
savait tout, mais il était innocent
et vulnérable. Les footballeurs,
quand ils changent de club, ne se
plongent pas dans l'histoire de la
ville. Quelqu'un vous achète et
vous y allez, c'est aussi simple que
cela. C'était en plus avant inter-
net, avant Google. Comment un
gamin argentin qui n'a pas fait
d'études aurait pu connaître
Naples? Mais ça a fonctionné car
il avait besoin de Naples comme
Naples avait besoin de lui; cette
alliance lui a permis de devenir le
meilleur joueur du monde, tandis
que Naples, où il devenait un dieu,
a enfin gagné. Ce film parle d'un
monde analogique, alors qu'au-
jourd'hui nous sommes dans un
monde numérique dans lequel les
footballeurs ont instantanément
des centaines de milliers de  fol-
lowers sur Instagram.

S’il est devenu un dieu, c’est égale-
ment parce qu’il a incarné la
revanche des pauvres du Sud contre
les riches du Nord? Votre film
montre bien la dimension sociale du
foot... C'est en ce sens qu'il est un
révolutionnaire: il vient d'un
milieu pauvre, il va dans une ville
pauvre, devient le leader d'une
équipe de joueurs qui ne sont pas
très bons et permet à Naples de
remporter deux titres de cham-
pion d'Italie – ce que le club n'avait
jamais fait avant et ne refera plus
après. Il a fait la même chose avec
l'équipe nationale argentine, qui
n'était pas brillante, mais qui
grâce à lui a gagné la Coupe du
monde 1986. Aujourd'hui, quelle
star irait dans une équipe équiva-
lente à celle de Naples en 1984?
Aucune. Les joueurs veulent aller
là où ils ont la certitude de pouvoir
gagner des titres. Ils veulent la
garantie d'avoir du succès.

Lorsque l’Argentine bat l’Angle-
terre en 1986, il s’agit également
d’une revanche, celle de la guerre
des Malouines... Ce match était
pour les Argentins le plus impor-
tant, plus important même que
la finale. Toute l'histoire de Mara-
dona peut se résumer avec le yin
et le yang: il y a Diego et Mara-
dona, le génie et le tricheur,
l'ange et le diable. Et il y a les deux
buts de ce match contre l'Angle-
terre: le plus beau but de tous les
temps et un but marqué en tri-
chant. Du point de vue anglais,
celui-ci était un scandale. Mais
du point de vue argentin, c'était
une revanche sur l'humiliation
de la guerre. Et pour Maradona,
une revanche prise en marquant
le plus beau des buts mais aussi
en trichant est plus forte encore,
car cela rend la défaite plus dou-
loureuse. Il pense comme cela, il
vit comme cela. n

«Diego Maradona», d’Asif Kapadia
(Grande-Bretagne, 2019), 2h10.
En salle mercredi 21 août.

En 1987, Diego Maradona permet au SSC Napoli de remporter son premier Scudetto. (MEAZZA SAMBUCETTI/AP/SHUTTERSTOCK/DCM)

«Il y a Diego et Maradona, le génie et le diable»

LOCARNO FESTIVAL Le cinéaste britannique Asif Kapadia consacre un passionnant documentaire au joueur argentin. Se concentrant sur ses


années italiennes, il raconte comment un gosse des bidonvilles a permis au SSC Naples de gagner les deux uniques Scudetti de son histoire


LAURENT FAVRE
t @LaurentFavre

«Je n'ai jamais vu Diego seul. Il y avait
toujours au minimum une dizaine de per-
sonnes autour de lui. Les gens n'imaginent
pas ce qu'est sa vie.» Cette confidence de
l'ancien joueur argentin Enzo Trossero (
sélections entre 1982 et 1987) nous est
revenue en mémoire à la vision de Diego
Maradona, le documentaire d'Asif Kapa-
dia, dont la profusion d'images intimes et
inédites impressionne. Aujourd'hui, cela
paraît normal, mais il faut se figurer une
époque d'avant le smartphone et les
réseaux sociaux. Qu'il y ait toujours une

caméra pour filmer dans la voiture
(impressionnant plan-séquence d'ouver-
ture dans les rues de Naples), dans la salle
d'opération (on voit l'incision du scalpel
sur sa cheville), dans la baignoire et même
dans la salle d'accouchement de sa maî-
tresse en dit long sur la folie que fut la
carrière du pibe de oro (le gosse en or).
Partout, une caméra, et nulle part, un filtre.
Aucune star du sport, et peut-être même star
tout court, n'a été aussi crûment exposée. A
10 ans, jonglant en noir et blanc sur le potrero
(terrain vague) du bidonville, Diego Mara-
dona ignore encore que sa vie ressemblera
au Truman Show. La comparaison prend tout
son sens lorsque, comme le héros incarné
par Jim Carrey, il veut sa liberté et que le
décor de carton-pâte érigé autour de lui à
Naples dévoile sa vraie nature.
Filmé à hauteur d'homme, le documen-
taire montre bien en quoi il est vain de

vouloir comparer Maradona à Pelé,
Cruyff, Platini, Zidane, Cristiano Ronaldo
ou Messi. Aucun des grands noms du
football qui l'ont précédé ou lui ont suc-
cédé n'a vécu cette frénésie ni subi ce
tumulte permanent, soit parce que leur
contexte s'y prêtait moins, soit parce
qu'ils en étaient mieux protégés. Diego,
lui, était à la fois très entouré et très mal
entouré. Son tort fut peut-être de croire
qu'il pouvait tout affronter tout seul, le
regard fier et la poitrine gonflée: la fer-
veur jamais rassasiée des tifosis, la gloire,
la Camorra, la cocaïne, la FIFA. Son
orgueil et son courage étaient au niveau
de son pied gauche magique, lequel avait
le don – citons à nouveau Enzo Trossero


  • «d'arrêter en plein entraînement ses
    coéquipiers en équipe d'Argentine qui le
    regardaient réaliser des prouesses dont
    lui seul était capable». n


DESTIN Trente ans avant le smartphone
et les réseaux sociaux, Diego Maradona
fut la première star du sport scrutée et
médiatisée en permanence

Une vie comme dans le «Truman Show»


INTERVIEW


ASIF KAPADIA
CINÉASTE

«Il avait besoin de


Naples et Naples


avait besoin de lui;


cette alliance lui a


permis de devenir


le meilleur joueur


du monde, tandis


que Naples a enfin


gagné»

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