Temps - 2019-08-06

(Jacob Rumans) #1
LE TEMPS MARDI 6 AOÛT 2019

VALÉRIE DE GRAFFENRIED, NEW YORK
t @VdeGraffenried


Le manifeste anti-immigrants
retrouvé sur le site 8chan vingt
minutes avant la fusillade de
masse qui a fait 22 morts au Texas
relance avec acuité le débat autour
du suprémacisme blanc, qui
retrouve de la vigueur aux Etats-
Unis. Depuis 2014, sans compter
le massacre de samedi, 81 per-
sonnes ont été tuées par des «indi-
vidus influencés par la droite
radicale», relève le Southern
Poverty Law Center, un observa-
toire des groupes extrémistes.
Dont une quarantaine rien qu’en
2018.


Donald Trump est accusé par
ses adversaires d’attiser le racisme
et de favoriser l’idéologie du
nationalisme blanc. «Monsieur le
président, arrêtez votre rhéto-
rique raciste, haineuse et anti-im-
migrés. Votre langage crée un
climat qui encourage les extré-
mistes violents», dénonce par
exemple Bernie Sanders, candidat
à l’investiture démocrate pour la
présidentielle.
Lundi, lors d’une allocution
solennelle, le président a expli-
citement condamné «le racisme,
le sectarisme et le suprémacisme
blanc», tout en qualifiant les
fusillades de masse de «crimes
contre l’humanité». Une condam-
nation très attendue. Car, sous
son mandat, les suprémacistes
blancs se sentent revigo-
rés. Faut-il rappeler que son père,
Fred Trump, a été arrêté en 1927
pendant une violente manifesta-
tion du Ku Klux Klan à New York,


et que David Duke, ex-leader du
KKK, a félicité Donald Trump
pour son élection?

Une «connexion psychique»
Quant à Richard Spencer, la nou-
velle icône de l’ alt-right américaine,
qui recrute désormais dans les uni-
versités, il n’est pas juste connu
pour ses saluts nazis. L’organisa-
teur de la marche extrémiste à
Charlottesville (Virginie) en août
2017 a aussi revendiqué une
«connexion psychique» avec
Donald Trump.

Les heurts de Charlottesville, au
cours desquels une manifestante
anti-raciste a été tuée par un néo-
nazi américain qui a foncé dans la
foule en voiture, ont marqué un
tournant. Son auteur vient d’être
condamné, pour la deuxième fois,
à la prison à perpétuité. Donald
Trump avait déclenché une vive
polémique pour avoir tardé à
condamner les militants extré-
mistes. Il avait dans un premier
temps déploré l'«énorme démons-
tration de haine, de sectarisme et
de violence» émanant «de diverses

parties», mettant ainsi extrémistes
de droite et manifestants anti-ra-
cistes au même niveau. Des propos
qui ont choqué. Ce n’est que plus
tard, sous pression, qu’il a
condamné le «racisme maléfique»,
en précisant que ceux qui
«recourent à la violence en son nom
sont des criminels et des voyous, y
compris le KKK, les néonazis, les
suprémacistes blancs et les autres
«groupes de haine».
Sa fille Ivanka a été beaucoup plus
rapide à condamner le supréma-
cisme blanc. Elle l’a aussi fait ce

week-end après le drame du Texas.
«La suprématie blanche, comme
toute autre forme de terrorisme, est
un fléau qui doit être détruit», a-t-
elle tweeté dimanche.
Selon le «Hatewatch» du Sou-
thern Poverty Law Center, 1020
groupes propageant la haine coha-
bitaient aux Etats-Unis en 2018. Un
rapport du Counter Extremism
Project publié l’an dernier confirme
la vivacité de groupes supréma-
cistes modernes, comme American
Renaissance, Identity Evropa ou
Patriot Front. Le KKK s’appuie sur

l’émergence des nouveaux groupes
de la droite identitaire, qui visent
une certaine «normalisation», pour
renaître de ses cendres. Ce week-
end, plusieurs individus partageant
une idéologie d’extrême droite ont
salué la fusillade du Texas sur les
réseaux sociaux.

Des attaques de synagogues
Le 27 octobre 2018, un supréma-
ciste blanc avait fait 11 morts en
attaquant la synagogue de Pitts-
burgh (Pennsylvanie). L’Anti-De-
famation League (ADL) dénonce
une montée des actes antisémites.
«Les suprémacistes blancs sont
plus enhardis que jamais», avait
alors commenté son directeur. Le
tueur avait posté des commen-
taires antisémites, notamment sur
Gab.com. Six mois plus tard, le
27 avril 2019, c’est une synagogue
près de San Diego (Californie) qui
a été visée. Une femme a été tuée.
Le tueur avait fait part sur internet
de son admiration pour Brenton
Tarrant, le suprémaciste austra-
lien qui a tué 50 personnes en Nou-
velle-Zélande le 15 mars dernier,
en attaquant deux mosquées à
Christchurch.
Le manifeste lié au drame du
Texas mentionne également cet
attentat. D’ailleurs, si Facebook
s’attaque depuis peu, et avec peine,
au suprémacisme blanc sur son
réseau, c’est surtout parce que
Brenton Tarrant y avait fait un
«Facebook Live» de 17  minutes
avant son massacre.
Sur Twitter, Rita Katz, la direc-
trice de SITE, qui surveille les
groupes extrémistes, avertit:
«Alors que nous assistons aux
mêmes horribles actes de terreur
d’extrême droite qui se répètent
sans cesse, ces attaques ne
doivent pas être considérées
comme des incidents isolés pro-
venant de quelques «mauvais
éléments». Ce sont les manifes-
tations d’un mouvement extré-
miste d’extrême droite en pleine
expansion.» Le directeur du FBI
l’avait déjà confirmé en juillet: la
majorité des personnes impli-
quées dans des affaires de terro-
risme intérieur sont des supré-
macistes blancs. ■

Membres du Ku Klux Klan manifestant en 2017 à Charlottesville, en Virginie, contre la décision des autorités de la ville de retirer des monuments à la gloire
de l’ancien Sud esclavagiste. (JONATHAN ERNST/REUTERS)

Suprémacisme blanc: la nouvelle menace


ÉTATS-UNIS Les incidents liés aux extrémistes de droite augmentent aux Etats-Unis. Donald Trump est accusé de favoriser l’idéologie


raciste de la suprématie blanche. Mais, face à l’ampleur des récents drames, le président l’a cette fois explicitement condamnée


«Ces aaques


ne doivent pas


être considérées


comme des


incidents isolés»


RITA KATZ, DIRECTRICE DE SITE,
OBSERVATOIRE DES GROUPES
EXTRÉMISTES


FLORIAN DELAFOI
t @FlorianDel


Le manifeste sur «l’invasion hispanique
du Texas» est accompagné d’une
consigne: «Bien sûr, ne le diffusez que si
l’attaque est réussie.» L’auteur du mas-
sacre d’El Paso est soupçonné d’avoir
annoncé son passage à l’acte sur le forum
de discussion 8chan. Repaire de parti-
sans d’extrême droite, le site sulfureux
se trouve une nouvelle fois au cœur d’une
tuerie de masse.


Un créateur dépassé par sa créature
Le suspect de 21 ans, Patrick Crusius, se
serait inspiré du mode opératoire du tueur
de Christchurch en Nouvelle-Zélande, qui
avait publié en mars un manifeste sur la
plateforme avant de diffuser l’attentat en
direct sur Facebook. En avril, un homme
de 19 ans avait partagé une déclaration
raciste et antisémite sur le même site avant
de tirer des coups de feu dans une syna-
gogue de Poway, en Californie, faisant un
mort. La diffusion de manifestes sur 8chan
fait partie d’une stratégie bien rodée. Les
textes se répandent comme une traînée de
poudre avec un objectif: inciter des inter-
nautes haineux à prendre les armes.


Cette méthode de radicalisation se trans-
forme en jeu macabre, selon le site d’in-
vestigation Bellingcat. Les utilisateurs de
la plateforme font du nombre d’innocents
tués un score à battre. «Ce que nous voyons
ici est la preuve de la seule véritable inno-
vation que 8chan a apportée au terrorisme
mondial: la gamification de la violence de
masse», s’alarme le journaliste Robert
Evans.
Les trois fusillades ont poussé lundi le
prestataire de services Cloudfare à mettre
fin à son contrat avec 8chan. «Ils ont
prouvé qu’ils ne respectaient pas la loi et
que cette anarchie a causé de multiples
morts tragiques», écrit son dirigeant Mat-
thew Prince dans un post de blog pour
expliquer sa décision. Un discours ferme
mais aux conséquences éphémères: le
forum était de retour en ligne dès lundi
après-midi.
Une nouvelle qui ne réjouit guère le fon-
dateur et ancien dirigeant de la plate-
forme, Fredrick Brennan. La veille, dans
un article du New York Times , l'homme
appelait à la suppression définitive de
8chan: «Fermez le site. Il ne fait de bien à
personne. Il est préjudiciable pour tous,
sauf pour les utilisateurs qui y sont. Et
vous savez quoi? Il est préjudiciable pour
eux aussi. C’est juste qu’ils ne s’en rendent
pas compte.» Le créateur semble dépassé
par sa créature, imaginée alors qu’il subis-
sait les effets de champignons hallucino-
gènes, selon ses dires. C’était en 2013. Il
voulait alors défendre la liberté d’expres-
sion en proposant une alternative à 4chan,

un forum plus populaire mais tout aussi
controversé. Le renforcement de la modé-
ration l’horripilait.
Un an après son lancement, la fréquen-
tation de 8chan bondit au moment du
«GamerGate». Déclenchée sur 4chan,
cette bataille portait sur les discours fémi-
nistes dans les jeux vidéo. En 2016, le
forum de Fredrick Brennan gagne en
popularité avec la prolifération d’un dis-
cours xénophobe et la montée en puis-
sance des supporters de Donald Trump.
Il décide de prendre ses distances. 8chan
tombe dans les mains de Jim Watkins, un
vétéran de l’armée américaine installé aux
Philippines. Ce dernier se sent-il respon-
sable? Depuis l’attaque d’El Paso, il garde
le silence. Après la tuerie de Christchurch,
l’administrateur du forum avait toutefois
affirmé que 8chan n’était qu’un «outil» et
non la cause du massacre.

Une hydre numérique
Le forum est le réceptacle d’une pensée
d’extrême droite. Et s’il fermait, cette
pensée se déverserait sur une autre
plateforme en ligne. C’est du moins l’avis
d’Andrew Torba, fondateur de Gab.ai,
un réseau social qui héberge des conser-
vateurs, des néonazis ou encore des
suprémacistes blancs. «Si 8chan ferme,
voici ce qui va se passer: quelqu’un
d’autre va ouvrir un forum, disons
20chan ou quoi que ce soit d’autre. Et les
gens vont y affluer», a-t-il déclaré à
BuzzFeed News. Une hydre numérique
difficile à neutraliser. ■

INTERNET L’auteur de la fusillade d’El
Paso aurait annoncé son passage à l’acte
sur 8chan. Un mode opératoire qui n’est
pas nouveau sur cette plateforme, qui
héberge une pensée d’extrême droite
décomplexée


Sur 8chan, la haine se décline à l’infini


DENIS BLIN
t @DenisBlin

Le 22 juillet 2011, Anders Behring
Breivik commettait un attentat à la
bombe en plein Oslo avant de déclen-
cher une fusillade sur l’île voisine
d’Utøya, ciblant un camp d’été orga-
nisé par la Ligue des jeunes travail-
listes. Au lourd bilan – 77 morts et 99
blessés graves – s’ajoutaient des
craintes concernant le profil du tueur.
Loup solitaire de 32 ans, partisan de
l’extrême droite norvégienne et fer-
vent défenseur du suprémacisme
blanc, Anders Breivik a vu son nom
cité en exemple par plusieurs auteurs
d’attentats ces dernières années.
L’idéologie suprémaciste est restée
jusqu’à présent relativement discrète
sur le sol européen, cachée entre
autres derrière un nationalisme grim-
pant. Mais, depuis une dizaine d’an-
nées, les actes terroristes commis en
son nom se sont, comme aux Etats-
Unis, multipliés. En réaction aux
attaques commises en Europe par des
terroristes islamistes d’abord, comme
en France après les attentats de Paris

en 2015. Sur fond de crise des réfugiés
en provenance d’Afrique et du Moyen-
Orient, ensuite.
C’est d’ailleurs les pays accueillant
le plus de réfugiés et d’immigrants de
ces régions qui sont les plus touchés.
Les musulmans y constituent l’une
des principales cibles de ces attentats,
même si de nombreuses autres mino-
rités religieuses ainsi que des sensi-
bilités politiques sont touchées. En
juin 2016, la députée travailliste et
anti-Brexit Jo Cox était ainsi tuée par
un suprémaciste nostalgique de
l’apartheid en Afrique du Sud agissant
«pour la Grande-Bretagne».
Le pic du nombre d’attentats à
caractère xénophobe en Europe a été
atteint en 2015, comme le rappelle le
New York Times, avec notamment
86 attaques ciblant des réfugiés.

Les mêmes réflexes
Le quotidien rappelle aussi que les
attaques des suprémacistes blancs en
Europe sont moins meurtrières
qu’aux Etats-Unis, où «des groupes
racistes plus anciens comme le Ku
Klux Klan se mêlent aux courants
anti-musulmans et anti-immigrants».
On retrouve toutefois les mêmes
réflexes identitaires des deux côtés
de l’Atlantique: la grande majorité des
actes terroristes sont perpétrés au
nom d’une Europe chrétienne origi-
nelle et d’une «communauté blanche»
opposée au multiculturalisme. ■

EXTRÉMISME Le courant supréma-
ciste est resté jusqu’ici relativement
discret de ce côté de l’Atlantique.
Mais le massacre perpétré en 2011
par le Norvégien Anders Breivik rap-
pelle que le Vieux-Continent n’est
pas à l’abri

En Europe aussi

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