Le Monde - 01.08.2019

(Nandana) #1
0123
JEUDI 1ER AOÛT 2019

ÉCONOMIE & ENTREPRISE


| 11


Les entreprises exaspérées par le Brexit


Au Royaume-Uni, les industriels se préparent de nouveau à une sortie brutale de l’Union européenne


londres - correspondance

M


ike Hughes a
comme le senti-
ment « d’être sur un
manège et de reve-
nir à son point de départ ». Une pre-
mière fois, le patron de Schneider
Electric pour le Royaume-Uni a
préparé son entreprise à l’éventua-
lité d’un Brexit sans accord pour le
29 mars. Celui-ci ne s’est pas pro-
duit. Le voici obligé de recommen-
cer ses préparatifs. « Mi-mars, nous
avions accumulé quatre à cinq se-
maines de stocks supplémentaires
dans nos entrepôts britanniques
[pour faire face à un éventuel en-
gorgement des flux commerciaux
à la frontière]. Quand on a vu que le
“no deal” n’aurait pas lieu tout de
suite, nous avons conservé une par-
tie du stock mais réduit ce qu’on
pouvait facilement remplacer. Dé-
sormais, on recommence à aug-
menter nos stocks. » Tout doit être
prêt pour le 31 octobre, nouvelle
date théorique du Brexit.
Disséquer les préparatifs de cette
multinationale française spéciali-
sée dans le matériel électrique et la
transformation numérique
donne une idée de l’épuisant exer-
cice que les entreprises doivent
mener face aux hauts et bas de la
politique britannique. « Le Brexit
est comme une petite épine dans
un pneu. Au début, ça ne change
rien. Puis, après un moment, vous
commencez à perdre de la pression.
On en est là » , explique M. Hughes.
Schneider Electric, qui a 4 500 sa-
lariés et neuf usines outre-Man-
che, reste convaincue que le
Royaume-Uni est un important
marché et elle n’envisage pas de
fermer d’usine. Mais elle a dû dé-
penser « des dizaines de millions »
d’euros pour ses préparatifs.
« Est-ce que ça va nous tuer? Non.
On est une entreprise, on s’adapte.

Mais qu’est-ce que j’aurais pu faire
d’autre avec cet argent? J’aurais pu
embaucher des gens, investir dans
la recherche et développement... »,
indique le patron du groupe.
L’économie britannique reflète
cet étrange ballet. La hausse des
stocks des entreprises au premier
trimestre a artificiellement aug-
menté la croissance du produit in-
térieur brut à 0,5 %. Leur écoule-
ment au deuxième trimestre l’a
artificiellement affaiblie, sans
doute à – 0,1 % (les chiffres officiels
seront connus le 9 août).

Problème de la chaîne logistique
Contraintes et forcées, les grandes
entreprises ont lancé d’intenses
préparatifs pour faire face au
Brexit. Leur facture se compte en
milliards d’euros. Airbus affirme
avoir dépensé 90 millions de livres
(98 millions d’euros), Aston
Martin 30 millions de livres, Pfizer
80 millions, Barclays 200 millions,
Bank of America 300 millions... Un
coût renforcé par l’impact finan-
cier de la chute de la livre sterling,
qui renchérit le prix des importa-
tions. Le principal problème pour
l’industrie concerne la remise à
plat de leur chaîne logistique.
Après le Brexit, chaque importa-
tion au Royaume-Uni venant de
l’Union européenne (UE) – ou ex-
portation dans le sens inverse – de-

vra faire l’objet d’une déclaration
et de paiements douaniers.
Schneider Electric a procédé à
l’audit de 35 usines, comprenant
toutes celles en Europe qui ont au
moins un échange de pièces déta-
chées avec le Royaume-Uni. Con-
clusion : « Chaque jour, nous procé-
dons à un millier d’importations
venant de l’UE, témoigne M. Hu-
ghes. C’est un millier de documents
à remplir. Il faut que quelqu’un s’en
occupe, décide quels impôts payer,

quels droits de douane... » Pour une
telle multinationale, qui importe
déjà des Etats-Unis et de Chine, un
tel processus n’est pas nouveau,
mais cela revient à tripler sa quan-
tité de déclarations douanières.
Pour essayer de réduire les fric-
tions, Schneider Electric a réorga-
nisé sa chaîne logistique. Les piè-
ces détachées sont rassemblées
dans des entrepôts en Europe
avant d’être transportées au
Royaume-Uni, afin de réduire le

nombre de voyages. Quant à l’Ir-
lande, un plan d’urgence est
prévu. Actuellement, toutes les
pièces qui y sont destinées transi-
tent par le Royaume-Uni. « Nous
avons réservé de la place dans des
bateaux, pour pouvoir transporter
directement de la France à l’Irlande
par la mer. On est prêt à le faire, il
n’y a qu’à appuyer sur le bouton. »
Mais M. Hughes s’inquiète pour
les petites entreprises, qui n’ont
pas les capacités d’une grande

Télécoms : Huawei résiste, pour l’instant, aux vents contraires


Les ventes du deuxième fabricant mondial de smartphones, sous le coup de sanctions américaines, ont bondi de 24 % au premier semestre


L


a tempête gronde toujours
autour de Huawei, mais le
géant des télécoms résiste
pour l’instant aux violentes bour-
rasques. Malgré les sanctions
américaines, le fleuron technolo-
gique chinois affiche des ventes
en hausse sur les six premiers
mois de l’année 2019.
Mardi 30 juillet, le groupe a dé-
voilé un chiffre d’affaires en crois-
sance de 23,2 % sur un an
(52,3 milliards d’euros) lors d’une
présentation à son siège de Shen-
zhen (Sud-Est). Une première
pour le groupe, plutôt avare de
chiffres en dehors de ses résultats
annuels. « Nos résultats commer-
ciaux pour ce premier semestre
sont assez bons » , s’est prudem-
ment félicité Liang Hua, président
de Huawei, lors de l’annonce, con-

cédant toutefois toujours faire
« face à des difficultés ».
Sur le marché grand public, l’un
des fers de lance de la société, et
qui représente près de la moitié
des revenus annuels du groupe, la
vente de smartphones, a enregis-
tré une hausse de 24 %, avec quel-
que 118 millions d’appareils écou-
lés entre les mois de janvier et de
juin. Un rythme plutôt satisfaisant
mais qui reste, pour le moment, en
dessous de celui observé pour l’an-
née 2018, où la firme affichait une
croissance de 35 % sur ce marché.
Le numéro deux mondial des
ventes de téléphones portables a,
notamment, pu compter sur la
ferveur nationale de ses compa-
triotes pour limiter la casse après
l’annonce de sanctions à son en-
contre par les Etats-Unis. Le 15 mai,

le gouvernement américain a
placé Huawei sur une liste noire, et
a interdit aux entreprises améri-
caines, dont notamment Google,
propriétaire du système d’exploi-
tation Android et des applications
Google Maps, Gmail ou YouTube,
de lui vendre des composants ou
des services technologiques.

Incertitudes américaines
Une mesure qui avait provoqué
une chute des ventes de télépho-
nes de la marque en Europe, à
l’instar de la France, où les distri-
buteurs enregistraient des bais-
ses de 20 % à 50 % fin mai, les
clients s’inquiétant de ne plus
avoir accès au magasin d’applica-
tions et aux mises à jour d’An-
droid. « Il y a eu un impact sur nos
ventes de smartphones en dehors

du marché chinois, mais nous
avons maintenant récupéré 80 %
de notre performance commer-
ciale d’avant cette sanction » , a
tenu à rassurer M. Hua. Huawei
n’a pas détaillé ses chiffres de ven-
tes mais, selon les analystes du ca-
binet Canalys, l’entreprise aurait
profité d’excellents résultats en
Chine au deuxième trimestre,
avec un taux de croissance de 31 %
sur un an et une part de marché
atteignant 38 %, alors même que
ses concurrents dans le pays
(Oppo, Vivo, Xiaomi ou Apple)
perdaient tous du terrain.
Pour autant, le groupe est encore
loin d’avoir résolu toutes ses diffi-
cultés. Après avoir renoncé à son
ambition de détrôner Samsung,
l’actuel numéro un mondial des
ventes de smartphones, son fon-

dateur, le milliardaire Ren Zheng-
fei, confessait en juin s’attendre à
une légère baisse de ses revenus
sur l’année 2019. En cause : l’incer-
titude qui plane sur l’application
des sanctions américaines. Do-
nald Trump a récemment évoqué
la possibilité d’accorder des licen-
ces à certaines entreprises améri-
caines pour les autoriser à vendre
leurs équipements au chinois,
mais jusqu’à présent elles ne con-
cerneraient que des fournisseurs
de « composants non essentiels » ,
selon Huawei.
Le géant chinois reste, néan-
moins, « confiant » dans l’avenir
et assure être en mesure de déve-
lopper son propre système d’ex-
ploitation et écosystème d’appli-
cations si les Etats-Unis conti-
nuent d’interdire les échanges

avec Google. « Cela dépend d’eux.
Cependant, nous préférerions utili-
ser Android et son écosystème » , a
souligné M. Hua.
Comparant le groupe à « un
avion criblé de balles » , il a par
ailleurs affirmé que les trous
étaient en train d’être colmatés,
tant sur son marché grand public
que sur celui à destination des en-
treprises, notamment des opéra-
teurs. Malgré le lobbying des
Etats-Unis, l’entreprise indique
avoir signé 50 contrats commer-
ciaux pour la 5G, dont 11 depuis
l’annonce des restrictions améri-
caines. « Nous continuerons à
nous battre pour notre survie » , in-
siste M. Hua. Tel le roseau de la fa-
ble face à des vents tumultueux,
Huawei plie mais ne rompt pas.p
zeliha chaffin

Pour le patronat
britannique,
quatre PME
sur dix qui font
du commerce
international
n’ont pas de plan
de secours

multinationale. Beaucoup n’ont ni
le temps ni l’expertise de se pen-
cher sur ces questions. Or, il suffit
qu’un sous-traitant soit bloqué
pour que toute la chaîne logistique
se grippe. « La réalité est qu’on ne
peut pas être prêt à 100 %, parce
qu’on dépend du maillon le plus fai-
ble, note M. Hughes. Notre produc-
tion peut s’arrêter s’il manque une
petite pièce détachée qui est blo-
quée quelque part en Belgique. »
Le CBI, le patronat britannique,
confirme. « La communauté d’af-
faires n’est pas prête au “no deal” :
quatre PME sur dix qui font du
commerce international n’ont pas
de plan de secours. » Le groupe-
ment patronal tire en particulier la
sonnette d’alarme pour les entre-
prises européennes (hors Royau-
me-Uni). « En février, 17,6 % des en-
treprises de taille moyenne alle-
mandes se disaient prêtes pour le
Brexit (...), et en Suède 48 %
n’avaient pas commencé leurs pré-
paratifs », note la CBI.
Il reste trois mois seulement
avant le jour J, et le compte à re-
bours a largement commencé. A
moins, bien sûr, que tout soit re-
porté une nouvelle fois. Les entre-
prises n’auront alors plus qu’à re-
commencer leurs préparatifs.p
éric albert

l’union européenne (UE) a le sens du
timing. Moins d’une semaine après l’ac-
cession au pouvoir de Boris Johnson, la
Commission a adressé une mise en
garde implicite à Londres. Dans des do-
cuments adoptés le 29 juillet, elle souli-
gne qu’il n’est pas facile pour les entre-
prises financières de pays tiers d’accéder
au marché européen.
Face à la presse, l’exécutif européen
s’est défendu de vouloir mettre la pres-
sion au Royaume-Uni, qui deviendra un
pays tiers en quittant l’UE. Mais, pour
plusieurs analystes, comme Nicolas Ve-
ron, économiste aux instituts Bruegel à
Bruxelles et Peterson à Washington, ce
lien ne fait aucun doute. « Au Royaume-

Uni, il y a eu une série de fantasmes depuis
le début du Brexit sur le fait que le pays
aurait droit à un régime spécial pour les
services financiers, dit-il. La Commission
enfonce donc le clou et répète aux Britan-
niques qu’ils seront logés à la même ensei-
gne que tous les autres pays tiers, à savoir
le régime d’équivalence »

Un système d’équivalence
Celui-ci permet à des services financiers
de pays tiers – fonds de pension, assuran-
ces, banques – d’avoir directement accès
au marché européen. Mais la Commis-
sion bénéficie d’un pouvoir « discrétion-
naire » pour octroyer de telles autorisa-
tions et pour les retirer. Chaque évalua-

tion d’autorisation est faite « au cas par
cas ». Les priorités de l’UE, comme la
bonne gouvernance fiscale au niveau
mondial et la lutte contre le blanchiment
servent aussi de boussole. Ce qui pour-
rait contrarier les plans de Boris Johnson,
qui veut diminuer l’impôt sur les socié-
tés pour attirer des entreprises et créer
des ports francs, pourtant identifiés par
Bruxelles comme « potentiellement vul-
nérables » au blanchiment d’argent.
Comme pour lester son discours, la
Commission a abrogé, lundi, les équiva-
lences de l’Argentine, de l’Australie, du
Brésil, du Canada et de Singapour pour
le secteur des agences de notation, au
motif que ces pays ne respectaient plus

les normes de l’UE. En 2017 déjà, sous la
pression du Brexit, Bruxelles avait dé-
cidé de ne renouveler que pour une pé-
riode limitée l’équivalence de la Bourse
suisse. Celle-ci a expiré le 30 juin.
« Cet exemple montre que le système
d’équivalence est devenu un outil politique
pour faire pression sur les pays tiers, une
procédure unilatérale avec peu de possibi-
lités d’appel » , conclut Karel Lannoo, di-
recteur général du Centre d’étude et de
prospective stratégique. Voilà qui pour-
rait braquer Boris Johnson, alors que les
discussions entre l’UE et son gouverne-
ment n’ont pas encore commencé.p
sophie petitjean
(bruxelles, bureau européen)

La mise en garde déguisée de Bruxelles à la City

Free download pdf