Le Monde - 01.08.2019

(Nandana) #1

12 |économie & entreprise JEUDI 1ER AOÛT 2019


0123


« Je me sens


plus éleveur


qu’avant avec


la robotisation »


AUTOMATISATION ET TRAVAIL 1|3 Benoît Boivin


se félicite d’avoir investi dans


un robot de traite pour ses vaches


REPORTAGE
angirey (haute-saône) -
envoyée spéciale

U


ne ferme haut-saô-
noise, entre Vesoul,
Besançon et Dijon :
120 hectares, 70 va-
ches, taille moyenne. Une produc-
tion de lait bio, un peu de céréales.
C’est le printemps et la saison des
pissenlits bat son plein. Dans la
pâture parsemée de jaune, une
partie du troupeau broute.
L’autre, restée dans l’étable, di-
gère le fourrage. L’intérieur du bâ-
timent est silencieux.
Soudain, Jouvence se lève. D’un
pas lourd, la montbéliarde se di-
rige vers une porte métallique. Un
capteur lit le numéro inscrit sur
son collier. Elle est autorisée à en-
trer dans la salle de traite. Là, un ro-
bot de plus de 2 mètres de haut,
équipé d’un long bras articulé, l’at-
tend. Jouvence hésite, mais le bruit
des granulés, qui tombent dans
l’auge, la convainc d’approcher.
Le bras du robot se met en ac-
tion. Une caméra repère les quatre
quartiers du pis avant que des
« gobelets trayeurs » ne s’emboî-
tent dessus. Une première fois
pour nettoyer et éliminer les im-
puretés, une seconde fois pour
traire. Dans un bureau à côté,
Benoît Boivin, l’éleveur du trou-
peau, regarde des chiffres et des
courbes défiler sur son ordinateur.
Il sait tout : ce que Jouvence pro-
duit, la qualité de son lait, ses der-
niers passages au robot...
La ferme de la Sourceline, acco-
lée au petit village d’Angirey, est ro-
botisée, numérisée, équipée de ca-
méras, de capteurs, de portes intel-

ligentes, de logiciels. Ici, la traite
est en libre-service. Les vaches
peuvent se faire traire 24 heures
sur 24, sans assistance humaine.
Pour Benoît Boivin, c’en est fini
de l’astreinte répétitive et haras-
sante de la traite mécanique, à
5 h 30 et à 17 heures, tous les jours
de l’année. Le « bagne », pour ce
père de famille de 50 ans qui l’a
pratiquée pendant dix ans : « Une
petite partie du métier, mais une
grosse épine dans le pied. »

Une alchimie immédiate
La Sourceline fait partie des quel-
que 10 % d’exploitations laitières
de France à avoir choisi la roboti-
que. C’était en 2005, au moment
où les ventes de robots de traite
grimpaient. Au départ, Benoît Boi-
vin n’y était pas favorable. Trop
cher (150 000 euros, sans compter
les travaux pour aménager les in-
frastructures) et trop risqué. « Ma
crainte, c’était d’être dépendant des
industriels. J’avais peur qu’ils nous
imposent leur façon de faire, de per-
dre un peu la main. » Mais les pro-
blèmes articulaires de Bruno, son
associé d’alors, ne lui laissent
guère le choix. « Il était à cinq ans
de la retraite. Il m’a dit : “Je suis fati-
gué, j’ai trop mal au genou. Si on ne
prend pas un robot, je partirai.” »
Les deux hommes se lancent
donc. « Vu les sommes investies, il
fallait que ça marche. Je me suis
mis dedans tout de suite », se sou-
vient l’éleveur. Bon nombre
d’agriculteurs affichent des réti-
cences à l’égard du robot – syno-
nyme, pour eux, d’éloignement
d’avec les bêtes, de perte du sa-
voir-faire traditionnel. D’autres
s’y essaient, mais finissent par y

même chose que les autres ; on n’a
pas la tête dans le guidon. Depuis
que j’ai le robot de traite, je me sens
plus éleveur qu’avant. »
Les vaches, elles, sont plus cal-
mes. « Désormais, la traite, c’est
quand elles veulent. Et l’éleveur
n’est qu’une présence humaine
parmi elles. »

Une surveillance fine du troupeau
Selon la sociologue Aline Dronne,
auteure d’une étude sur le sujet, le
robot de traite améliore les condi-
tions de travail des agriculteurs.
« Ceux qui s’équipent disent sou-
vent : “J’ai vu mes parents ne pas
compter leurs heures, arriver cassés
à la retraite. Moi, je veux avoir une
vie en dehors de l’agriculture. Je
veux moins de pénibilité physique,
plus de liberté, moins de contrain-
tes horaires” », rapporte cette char-
gée de mission à l’Association ré-
gionale pour l’amélioration des
conditions de travail (Aract-
Grand-Est). « On est plus détendu,
on travaille moins dans l’urgence »,
confirme M. Boivin.
Le robot permet aussi une sur-
veillance fine du troupeau. Il four-
nit quantité d’informations sur la
production et la qualité du lait – re-

jetant, au passage, celui de mau-
vaise qualité –, les cycles de lacta-
tion, la reproduction ou encore
l’alimentation. « Cela fait son inté-
rêt, mais aussi sa complexité, ob-
serve Aline Dronne. Car piloter un
troupeau par ordinateur suppose
des compétences informatiques.
L’éleveur doit savoir paramétrer la
machine, trier cette masse de don-
nées et l’analyser. » Pour ceux qui
optent pour une surveillance à dis-
tance, le robot est aussi sur leur
smartphone. Ils peuvent recevoir
des alertes à n’importe quelle
heure du jour et de la nuit...
Benoît Boivin a vu des agri-
culteurs perdus dans les méandres
de l’informatique, incapables de
remettre en cause leurs habitudes

de travail. Comme ce voisin qui a
acheté un robot de traite et l’a re-
vendu un an plus tard. « Le robot
de traite reste un outil qui ne fait
qu’obéir. Il ne remplace pas l’œil et
le bon sens de l’éleveur. Si la produc-
tion de Marguerite est affichée
comme “anormale”, c’est lui qui ira
voir ce qui se passe », tient à rappe-
ler Jean-Louis Poulet, à l’Institut de
l’élevage. « Globalement, con-
clut-il, un bon éleveur avant le ro-
bot a de fortes chances de rester un
bon éleveur après. »
Selon lui, il serait illusoire d’ima-
giner que le robot de traite est
l’avenir de tous les éleveurs.
D’ailleurs, les ventes plafonnent.
Après la « phase d’expansion »
dans les années 2000, « on est plu-
tôt dans un marché du renouvelle-
ment », constate M. Poulet. D’une
part, en raison du coût de l’équipe-
ment, d’autant plus dissuasif que,
depuis la fin des quotas laitiers, les
éleveurs sont réticents à investir
au vu des prix du lait et des incerti-
tudes pesant sur le marché.
D’autre part, parce qu’il y aura tou-
jours des éleveurs « robots-com-
patibles » et d’autres réticents à
déléguer la traite à une machine.p
aurélie collas

Le robot de traite utilise un laser et une caméra pour repérer les quatre quartiers du pis. RAPHAEL HELLE POUR « LE MONDE »

Le repreneur de Whirlpool Amiens mis en liquidation


WN employait 182 personnes, dont 162 ex-employés du fabricant de sèche-linge. 138 vont perdre leur emploi


I


l n’y a plus d’avenir pour la so-
ciété WN, qui avait repris
162 salariés de l’usine Whirl-
pool d’Amiens (sur 282) après sa
fermeture le 1er juin 2018 due à la
délocalisation de sa production
de sèche-linge en Pologne.
Mardi 30 juillet 2019, le tribunal de
commerce de la capitale picarde a
prononcé la liquidation de WN. En
quatorze mois, l’entreprise qui
employait 182 salariés, a enregistré
un peu moins de 300 000 euros
de chiffre d’affaires et 5 millions
d’euros de dettes, selon des sour-
ces proches du dossier.
Le tribunal a validé, dans le
même temps, la cession partielle
de WN pour 6 euros symboliques
à Ageco Agencement, une entre-
prise d’aménagement en mobi-
lier de magasins, créée en 2012 et
déjà implantée sur le site, avec
52 salariés. Ceux-ci seront re-
joints, dès le 19 août, par 44 ex-sa-
lariés de WN. Les 138 autres seront
licenciés. « Vivre deux licencie-
ments en un peu plus d’un an, ça
fait très mal, souligne Antonio, un
ancien délégué CGT de Whirlpool.
Vingt personnes sont en arrêt ma-
ladie. Une cellule psychologique a
été mise en place » par l’Etat en
juillet, associée à Pôle emploi.
En septembre 2017, alors que
Whirlpool avait déjà annoncé la

fermeture de l’usine amiénoise,
WN était apparu comme le sau-
veur, choisi par le géant améri-
cain de l’électroménager, proprié-
taire du site. Celui-ci indiquait
avoir signé un accord avec l’indus-
triel picard Nicolas Decayeux, le
patron de WN et président du Me-
def de la Somme. Soulagés, les re-
présentants syndicaux de Whirl-
pool avaient approuvé cette solu-
tion à l’unanimité. En octo-
bre 2017, Emmanuel Macron était
venu apporter son soutien sans
faille au projet.
WN devait produire, notam-
ment, des casiers réfrigérés con-
nectés, appelés Shopping Box,
une activité que reprendrait
Ageco. Cette société a obtenu deux
prêts de 1,7 million d’euros chacun
de la part de l’Etat et de la région
des Hauts-de-France. Ces box sont

des boîtes métalliques dans les-
quelles des livreurs déposent les
commandes des clients qui vien-
draient ensuite les y retirer. Clin
d’œil de cette histoire : Ageco
Agencement commencera par ra-
patrier en France la partie de son
activité « mobilier métal » sous-
traitée jusqu’à présent en Polo-
gne. Lors de l’audience, les diri-
geants d’Ageco ont estimé que « les
salariés sont compétents et que
leur entreprise peut être compéti-
tive » , rapporte Daniel Valdman,
administrateur judiciaire de WN.

Un audit qui ne calme personne
La société n’a produit que quel-
ques casiers et des pylônes pour
ascenseurs. « On avait alerté le
préfet de la Somme de l’époque sur
l’inactivité du site dès octo-
bre 2018, mais il est parti sans rien
faire » , déplore Antonio.
Tardivement, l’Etat a fini par réa-
gir. Le 28 mai 2019, la préfète de la
Somme, Muriel Nguyen, de-
mande un rapport, qui révèle
« une impasse de trésorerie très
importante ». Pour elle, « la prio-
rité, désormais, est de reclasser »
les salariés. Un plan social se pro-
file donc. Déjà, en mai, le régime
de garantie des salaires (AGS) avait
dû régler les paies des employés et
le fera à nouveau en juillet. Pour-

tant, WN avait été bien dotée lors
de la reprise : une subvention de
7,4 millions de Whirlpool et
2,5 millions de l’Etat. La région des
Hauts-de-France avait payé
300 000 euros pour la formation.
De quoi rassurer les salariés...
« Qu’a fait Decayeux de tout cet
argent? », s’interrogent les sala-
riés. Percevant leurs « soupçons »
lors de sa venue le 18 juillet, Agnès
Pannier-Runacher, secrétaire
d’Etat auprès du ministre de l’éco-
nomie, a demandé un audit des
comptes de WN, réalisé du 22 au
24 juillet par KPMG. Le rapport,
présenté aux salariés jeudi
25 juillet et qui sera transmis au
procureur en vue d’éventuelles
poursuites, n’a calmé personne.
Sur 12 millions d’euros de recet-
tes entre juillet 2017 et juin 2019,
5,3 millions ont payé les salaires,
4,8 millions les investissements
et 1,8 million les frais d’exploita-
tion. Toutefois, des dépenses « à
hauteur de 179 000 euros susci-
tent des interrogations quant à (...)
leur lien avec l’intérêt social d’une
entreprise en création » , indique
Bercy dans un communiqué. Il
s’agit notamment, selon l’AFP, de
location de logements, de voitu-
res, d’une loge dans un stade de
foot. « Les salariés sont dégoûtés
de voir que Decayeux a profité de

« Vivre deux
licenciements
en un peu
plus d’un an,
ça fait très mal »
ANTONIO
ancien délégué CGT
de Whirlpool

renoncer, faute de s’être appro-
prié l’outil. Pour Benoît Boivin,
l’alchimie a été immédiate : « Au
bout de la première semaine,
j’aurais vendu mes vaches s’il avait
fallu me séparer du robot. »
Ce matin du 30 avril, l’éleveur est
arrivé à 7 heures, fringant. Il a re-
vêtu sa cotte et ses bottes avant de
saluer son troupeau : « Bonjour les
filles! » Il a distribué du foin, net-
toyé les logettes, détecté un pro-
blème de boiterie sur une bête, des
chaleurs chez une autre. Il a aussi
cliqué deux fois sur son ordina-
teur. A 8 heures, Matthieu, son as-
socié de 29 ans, est arrivé. Après un
café, ils se sont mis à la paperasse,
au travail dans les champs, à la ges-
tion de l’exploitation.
Leur présence à la ferme reste in-
dispensable. « Le temps gagné sur
la traite nous permet de nous occu-
per davantage des vaches, d’être at-
tentifs à chacune d’elles », souligne
l’éleveur. Car son métier, c’est aussi
tout le reste : surveiller les étapes
de la reproduction, améliorer le
cheptel par la génétique, étudier
les croisements de races, optimi-
ser l’alimentation, détecter les ma-
ladies... A l’entendre, le métier a ga-
gné en intérêt : « On ne vit pas la

Pour
l’agriculteur,
fini l’astreinte
répétitive de la
traite mécanique,
tous les jours
de l’année

cet argent » , dénonce Antonio.
M. Decayeux n’a pas répondu aux
sollicitations du Monde.
L’expert précise dans son rap-
port que ses travaux « ont porté
sur la comptabilité et les pièces jus-
tificatives, et pas sur l’opportunité
des dépenses engagées ». « C’est
consternant de voir que l’audit n’a
pas été chargé de vérifier si les dé-
penses même justifiées par des fac-
tures correspondaient bien aux be-
soins de l’activité de WN! » , dé-
plore Fiodor Rilov, avocat des sala-
riés de l’usine.
Pour Me Rilov, « WN a permis à
Whirlpool de se débarrasser d’un
conflit social, par le biais d’une re-
prise sans projet sérieux ». Pour
tenter de le démontrer, il a assi-
gné devant le tribunal de grande
instance d’Amiens WN et Whirl-
pool. L’audience est prévue le
11 septembre. Sur France Bleu Pi-
cardie, le 26 juillet, M. Decayeux a
livré sa version des faits. Embau-
cher dès le début 182 salariés, « ce
n’était pas mon projet initial [qui
était de] recruter 50 personnes , a-
t-il dit. Mais on m’a très vite de-
mandé de monter un projet pour
180 personnes. » « C’était une opé-
ration d’image pour Whirlpool et
M. Macron, faite sur le dos des sa-
lariés » , affirme leur avocat.p
francine aizicovici

O P T I Q U E
EssilorLuxottica
achète Grand Vision
Le géant franco-italien de
l’optique EssilorLuxottica a
officialisé, mercredi 31 juillet,
le rachat du distributeur
néerlandais GrandVision
pour 7,1 milliards d’euros. Le
groupe comprend 7 000 ma-
gasins dans plus de 40 pays,
notamment en France avec
les enseignes Solaris, Grand
Optical et Générale d’optique.

A É R I E N
Air France-KLM
commande à Airbus
60 A220-
Air France-KLM a annoncé,
mardi 30 juillet, une com-
mande de 60 exemplaires de
l’Airbus A220-300, au prix ca-
talogue de 5,5 milliards de dol-
lars (5 milliards d’euros), assor-
tie de 30 options, et va sortir
ses A380 de la flotte d’Air
France d’ici à 2022. – ( AFP .)

É L E C T R O N I Q U E
Apple fait mieux
que prévu
Apple a affiché 53,8 milliards
de dollars (48,2 milliards
d’euros) de chiffre d’affaires au
troisième trimestre de son
exercice décalé, pour un béné-
fice net de 10 milliards, en
chute de 13 % mais supérieur
aux attentes. La baisse de 12 %
des ventes d’iPhone a été
compensée par la hausse
de 15 % des services. – (AFP.)
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