Le Monde - 01.08.2019

(Nandana) #1
0123
JEUDI 1ER AOÛT 2019

CULTURE


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Dali en réalité


virtuelle, c’est


hallucinant


A Monaco, une exposition tente


de percer les secrets de l’artiste


ARTS
monaco - envoyé spécial

D


e Dali, on avait pres-
que fini par ne plus
voir que le clown,
même si ses fans pré-
fèrent parler de « performance »
avant l’heure. Car il n’hésitait
pas à faire le pitre, chaque fois que
c’était nécessaire. Au Grimaldi Fo-
rum, à Monaco, qui lui consacre
une exposition, un film rétros-
pectivement cruel le montre
jouant les guignols pour le plus
grand bonheur de ses riches col-
lectionneurs américains. Mais la
rétrospective monégasque va
heureusement bien au-delà de cet
aspect du personnage.
Confiée à Montserrat Aguer
Teixidor, qui dirige les trois mu-
sées Dali de Catalogne (celui de Fi-
gueres, l’atelier de Portlligat et le
château de Pubol), elle délaisse vo-
lontairement les diverses facettes
de l’univers du moustachu fou (de
chocolat, mais pas que...) pour se
concentrer sur sa seule peinture.
Depuis les débuts, influencés par
toutes les avant-gardes qui l’ont
précédé (il essaye tout, impres-
sionnisme, fauvisme, cubisme,
futurisme, voire l’abstraction, et
tout assez mal) jusqu’à ce qu’il
trouve sa propre voie, en prati-
quant une technique la plus classi-
que qui soit. La matière léchée
d’un Vermeer ou d’un Raphaël, ses
deux références, lui sert à illustrer
les principes du surréalisme, enfin
du surréalisme tel qu’il le conçoit :
la tradition appliquée à décrire les
mondes les plus oniriques, sinon
les plus délirants possible.
Qui doute de leur existence doit
sacrifier dans l’exposition à un
truc que l’on considérait – à tort –
comme un gadget avant de l’es-
sayer : le Musée Dali de Saint Pe-
tersburg (Floride !) a créé une vi-
site virtuelle, inspirée par le ta-
bleau La Réminiscence archéologi-
que de l’Angélus de Millet, peint
en 1935. Une fois coiffé d’un
casque de réalité virtuelle, on est
littéralement embarqué dans la

peinture. Et, là, on se surprend à
agripper l’accoudoir du fauteuil,
tant les sensations sont vertigi-
neuses : l’univers pictural de Dali
est proprement hallucinant. Cer-
tains crieront à la trahison de la
pensée du maître. Ils auront tort :
fasciné par les nouvelles techno-
logies, il s’était essayé à la fin de sa
vie aux hologrammes et à la pein-
ture de tableaux stéréoscopiques
(trois sont dans l’exposition). Les
effets en sont plus ou moins
concluants, mais on ne prend
guère de risques en affirmant
qu’il aurait adoré la 3D.

L’appel aux grands anciens
Il y a aussi – d’aucuns diront « hé-
las! » – les tableaux. Quatre-vingts
œuvres (38 peintures et 28 des-
sins), mais également des photo-
graphies – on a toutefois curieuse-
ment omis celle, célèbre et qui fi-
gure en majesté dans l’atelier de
Portlligat, où il serre chaleureuse-
ment la main du général Franco –
et des documents, qui illustrent le
thème de cette exposition « Dali,
une histoire de la peinture ». Pein-
tre, certes, mais pas seulement :
en toute modestie, il entendait
« sauver l’art moderne du chaos et
de la paresse »! En faisant, comme
de coutume, mais plutôt mieux
que d’autres sauveteurs autopro-
clamés, appel aux grands anciens.
Ils sont convoqués dans 50 secrets
magiques, le traité qu’il publie
aux Etats-Unis en 1948, mais
aussi dans son autobiographie,
La Vie secrète de Salvador Dali
(1942). Il y invoque les figures tuté-
laires de Vermeer et de Raphaël,
déjà cités, mais aussi, tant qu’à
faire, celles des frères Van Eyck, de
Vélasquez, de Michel-Ange et de
Léonard de Vinci. Une salle de l’ex-
position est consacrée aux ta-
bleaux directement inspirés par
ses illustres devanciers.
Sa propre conversion a eu lieu
vers 1929. C’est le moment où
il élabore sa fameuse « méthode
paranoïaque-critique » et aban-
donne ses pastiches des différents
mouvements de l’art moderne

pour s’adonner à cette manière
lisse et précise qui fera son succès.
C’est aussi cette année-là qu’il
rencontre Gala, l’épouse de Paul
Eluard, qui abandonne le poète
pour le peintre, dont elle devien-
dra la muse tout autant que l’im-
présario. C’est aussi le moment où
il est le plus proche du surréa-
lisme : il a 25 ans et collabore avec
Luis Buñuel pour Un chien anda-
lou. Suit L’Age d’or en 1930, puis sa
première exposition à Paris, gale-
rie Pierre Colle, en 1931. Le mar-
chand Julien Levy en organise
une autre à New York en 1933 et
c’est aux Etats-Unis que le peintre
connaîtra la fortune et la gloire.
Mais, même si la scénographie
réussie de l’exposition monégas-
que évoque bien le contexte où

sont nées la plupart de ses
œuvres, c’est en Catalogne qu’il
faudra aller, après Monaco, pour
tenter d’en comprendre le pour-
quoi et le comment. Et plus préci-
sément dans la région de l’Am-
pourdan, dont les habitants sont
tous, selon Dali, « complètement

rendus fous » par la tramontane.
A Portlligat pour commencer, où
Dali et Gala s’installent en 1930,
dans une minuscule cabane de
pêcheur qui, d’agrandissements
en extensions, finira par occuper
presque tout un versant de la pe-
tite vallée. C’est là qu’il travaille et
s’inspire autant de son monde in-
térieur que des paysages qui l’en-
vironnent, et notamment des fa-
buleux rochers découpés par le
vent et le sel marin dans les envi-
rons des falaises du cap de Creus.
Ensuite, il faut se rendre au
château de Pubol, dont le roi d’Es-
pagne le fera marquis, acquis
en 1969 pour Gala : Dali n’y allait
que lorsqu’elle consentait à lui
adresser une invitation. Enfin,
et surtout, on ne comprend – un

A Lyon, nouvel accrochage, nouveau regard


Le Musée des beaux-arts de la ville présente, en lien avec le MAC Lyon, des œuvres méconnues de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle


EXPOSITION
lyon (rhône)

C’


est la première consé-
quence publique très vi-
sible du rapprochement
du Musée des beaux-arts de Lyon
et du Musée d’art contemporain
MAC Lyon : un accrochage qui as-
socie étroitement les deux collec-
tions pour la période où elles peu-
vent dialoguer, les dernières dé-
cennies du XXe siècle et le début
du XXIe. L’exercice a deux mérites
principaux. D’une part, il permet
de montrer l’abondance et la va-
riété des acquisitions des deux
établissements, dont on ne soup-
çonne pas nécessairement qu’ils
possèdent, par exemple, pour
l’un, le premier Dubuffet acquis
par une collection publique fran-
çaise en 1956, le Paysage blond
de 1952 ; et, pour l’autre, une Am-
biente Spaziale de Lucio Fontana

de 1967. Dans les deux cas, on dit
ordinairement dans le monde de
l’art que l’œuvre a été « bien ache-
tée » : assez tôt pour que son prix
n’ait pas été alors exorbitant.
Ce Dubuffet et ce Fontana ne se-
raient probablement plus accessi-
bles pour ces mêmes musées
aujourd’hui ou consommeraient
une année de budget complétée
de beaucoup de mécénat. Même
remarque pour un Rythme de
Robert Delaunay, acquis juste à
temps – en 1959 –, et pour la Mé-
duse d’Alexej von Jawlensky, ache-
tée en 1956, alors que la célébrité
de cet ami de Kandinsky était très
inférieure à ce qu’elle est devenue
ultérieurement. « Bien achetés »,
ces deux-là décidément, le mérite
en revenant au directeur du mu-
sée d’alors, René Jullian, et au
critique lyonnais René Deroudille.
L’autre mérite est d’ordre plus
historique, histoire de la création

et histoire du goût réunies. Sont
sorties pour l’occasion des réser-
ves où elles demeuraient invisi-
bles des œuvres d’artistes que l’on
ne voit que rarement présentés,
voire oubliés. Parfois, c’est juste
une éclipse : ils ont été en faveur
et ont cessé de l’être en raison des
évolutions du regard, du juge-
ment et du marché. Pour d’autres,
c’est une obscurité dont ils ne
sont pas sortis de leur vivant : ils
ne furent pas assez combatifs, ils
cultivaient à l’excès la discrétion
ou la résignation, ils étaient trop
loin des tendances à la mode, etc.
Ou, troisième cas de figure, ils
sont connus pour une partie de
leurs travaux, aux dépens
d’autres qui ne sont pas moins in-
téressants. Cette dernière situa-
tion est celle de la série des Murs ,
crayon sur papier pelure de Gene-
viève Asse, dont le nom suscite
l’image de variations de bleus et

de gris aux lisières du mono-
chrome, abstractions marines et
atmosphériques. Les Murs , c’est, à
l’inverse, la frontalité de la pierre,
son grain, ses fissures, sa dureté.
Les exposer, c’est corriger la vi-
sion habituelle de l’artiste.

Inégalités de traitement
Ces dessins ont été faits autour
de 1960. Or de nombreuses
autres œuvres datent de la même
période : une grande et âpre toile
de gris et de blancs de Judit Reigl
de 1963, une toile de 1957 d’Emil
Schumacher qui avait alors une
notoriété internationale, perdue
depuis. Hans Platschek était un
de ses compatriotes, dont le Mu-
sée des beaux-arts avait acquis
une toile de 1958 : rareté absolue
dans les musées français. Des hui-
les de Frédéric Benrath, René Du-
villier, Max Schoendorff s’ajou-
tent à cet ensemble chronologi-

quement cohérent, de même que,
bien plus connus qu’eux, Serge
Poliakoff et Jean Fautrier.
Mais, pour être plus célèbres,
sont-ils si indiscutablement pré-
férables? Ne pourrait-on même se
demander parfois si la reconnais-
sance dont ils ont bénéficié ne les
a pas entraînés à laisser sortir de
leurs ateliers des productions
dont la principale qualité était
d’être immédiatement identifia-
bles pour des acheteurs poten-
tiels? On ne peut en effet se dis-
penser de s’interroger sur ces iné-
galités de traitement et de fortune
critique ; c’est même l’une des
fonctions principales du musée
que d’inciter à des révisions et cor-
rections irrespectueuses des hié-
rarchies supposées définitives.
Une autre de ces fonctions est
de ne pas négliger la sculpture,
moins commode à conserver et à
déplacer que des tableaux. C’est le

cas d’Etienne-Martin et Erik
Dietman. Ils n’ont en commun ni
les matériaux ni les dimensions :
des pièces de verre soufflé d’as-
sez petite taille pour Dietman, des
bois et un plâtre de grandes di-
mensions pour Etienne-Martin.
Mais ils sont aussi libres l’un que
l’autre, libres de faire apparaître
des formes explicitement organi-
ques et érotiques, libres de consi-
dérer que la sculpture n’a pas pour
fatalité de devenir un monument
solennel mais que des désirs et des
sensations intimes peuvent s’y
inscrire. Leur rencontre est aussi
peu attendue qu’heureuse, ce qui
est le principe général de cette ex-
position : déconcerter le regard.p
philippe dagen

« Penser en formes et en
couleurs » , jusqu’au 5 janvier 2020
au Musée des beaux-arts,
20, place des Terreaux, Lyon.

« Eléments
énigmatiques
dans un
paysage »,
Salvador
Dali, 1934.
SALVADOR DALI,
FUNDACIO GALA-
SALVADOR DALI/
ADAGP, PARIS 2019

Fasciné par
les nouvelles
technologies,
Dali s’est essayé
à la peinture
de tableaux
stéréoscopiques

peu – le peintre qu’après avoir
découvert son œuvre d’art totale,
le « théâtre-musée » de Figueres.
Il y est mort il y a trente ans et son
corps repose dans une crypte sous
le hall principal. Le théâtre est un
lieu étonnant, le seul endroit du
monde à révéler toutes les facet-
tes de cet homme persuadé, à tort
ou à raison, d’être un génie. Mais
quelqu’un capable d’écrire : « Je ne
connais qu’une seule chose pire
que les enfants : les dessins d’en-
fants » mérite considération.p
harry bellet

« Dali. Une histoire de la
peinture », Grimaldi Forum,
Monaco. Jusqu’au 8 septembre.
Catalogue, Edition Hazan,
240 p. 29,95 euros.
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