Le Monde - 01.08.2019

(Nandana) #1

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JEUDI 1ER AOÛT 2019 | 19


Pour les 75 ans du « Monde », l’ancien ministre
britannique des affaires européennes, inventeur
du mot « Brexit », raconte sa relation au journal.

Il y a de nombreuses raisons de met-
tre fin à une carrière de ministre. Dans
mon cas, une photo du Monde est à blâ-
mer. C’était en mai 2005, à la veille des
élections britanniques – la troisième vic-
toire remportée par Tony Blair malgré la
controverse entourant l’invasion de
l’Irak, qui plane encore aujourd’hui sur
la politique du royaume.
Depuis le premier jour du gouverne-
ment travailliste, en 1997, je travaillais
dans l’équipe des ministres au Foreign
Office presque exclusivement sur la poli-
tique européenne de Blair. J’ai écrit le
discours en français qu’il a prononcé de-
vant l’Assemblée nationale, à Paris, et j’ai
dû faire face à la fureur du premier mi-
nistre, Lionel Jospin, devant l’alliance ré-
formiste New Labour-Neue Mitte de
Blair avec le chancelier Gerhard
Schröder. J’ai trouvé le mot « souplesse »,
parce que mon ami Pierre Moscovici m’a
expliqué que le mot « flexibilité » n’exis-
tait pas dans la langue officielle du socia-
lisme français. J’étais heureux de faire
partie d’un gouvernement qui soutenait
le projet européen et souhaitait l’avène-
ment d’une Union européenne forte.

« Une grande photo de moi »
Las! Le Monde a mis fin à ma carrière de
ministre des affaires européennes. Le
quotidien avait publié à plusieurs reprises
des tribunes écrites par mes soins. Son
correspondant au Royaume-Uni, Jean-
Pierre Langellier, me citait souvent pour
expliquer ce que faisait le gouvernement
travailliste. Mais, à la veille des élections
de 2005, Le Monde a fait un pas de plus en
publiant un portrait élogieux de ce mi-
nistre francophile et pro-européen, avec
une grande photo de moi en blazer vert
et avec ma mallette rouge, qui est le sym-
bole des ministres en Angleterre.
J’étais ravi en pensant à tous mes amis
politiques en France. Dans la foulée, je
suis entré dans le bureau de mon chef,
Jack Straw, ministre des affaires étrangè-
res. Jack avait passé la plus grande partie
de sa vie politique, depuis sa jeunesse en
tant que président du syndicat anglais
des étudiants, à l’aile eurosceptique du
Labour. Il a changé de position quand le
parti s’est rapproché du pouvoir, mais il
ne fut jamais un grand europhile.
C’était un homme sympathique. Mais,
lors de ce rendez-vous, il m’a gentiment
averti que j’avais témoigné trop d’enthou-
siasme pour l’Union européenne. Sur son
bureau figurait en majesté Le Monde,
avec le portrait et ma photo plutôt flat-
teuse. Son directeur de cabinet était en
train de lui traduire l’article.
Il ne m’a rien dit sur le portrait, car ce-
lui-ci ne contenait aucune critique à son
égard. Mais j’avais enfreint la première
règle non écrite de toute carrière ministé-
rielle : ne jamais bénéficier d’une
meilleure publicité que votre chef, y com-
pris dans un journal étranger. Une fois les
élections britanniques remportées, je n’ai
donc pas été reconduit comme ministre.
Peu importe. L’Europe des années
Sarkozy et Barroso était en train de
perdre son élan avec la crise financière
de 2008 et la mauvaise gestion
de l’Europe du Sud par la Commission
européenne dès 2009.
Seul un imbécile en politique s’attend à
être ministre pour toujours. En revanche,
je n’avais jamais imaginé que mon por-
trait et ma photo dans l’un de mes jour-
naux préférés marqueraient la fin de ma
carrière de ministre de Sa Majesté.p
propos recueillis par marc semo

Prochain article Aristide Barraud

« LE MONDE » ET MOI


DENIS MACSHANE


« J’AVAIS TÉMOIGNÉ


TROP D’ENTHOUSIASME


POUR L’UE »


Au Liban, « et si on vous kidnappait? »


CORRESPONDANTS DE PRESSE 3 | 12 Pour le journaliste du « Monde » Benjamin Barthe,


Beyrouth est comme une anomalie dans l’étouffoir proche-oriental, et un


précieux poste d’observation pour comprendre la région et le conflit syrien


Ç


a vous ferait quoi si l’on vous
kidnappait, là, tout de suite? »
La question m’est adressée. Je
viens de m’asseoir dans le bu-
reau d’Ibrahim Al-Amine, le di-
recteur du quotidien libanais Al-Akhbar ,
fer de lance de la gauche anti-impéria-
liste arabe. Nous sommes quelques jours
après la tuerie du 7 janvier 2015 dans les
locaux de Charlie Hebdo. L’attentat ayant
une dimension proche-orientale, j’ai dé-
cidé de faire parler des figures de la
presse libanaise, l’une des plus riches du
monde arabe. Ce sera l’occasion de me
présenter, quatre mois après mon instal-
lation à Beyrouth, comme correspon-
dant régional du Monde
Al-Amine, ex-communiste reconverti
en thuriféraire du Hezbollah, le parti-mi-
lice pro-iranien libanais, me toise de der-
rière ses lunettes. L’homme est célèbre
pour ses éditos au bazooka contre l’am-
bassade de France à Beyrouth, tête de
pont, selon lui, de la conspiration visant
à renverser Bachar Al-Assad, le président
syrien, qu’ Al-Akhbar soutient. Face au re-
présentant du Monde , pas de salamalecs.
« Vous m’avez bien compris, comment
réagiriez-vous si l’on vous kidnappait...
pour vous échanger contre Georges Ab-
dallah, que votre pays a aussi kidnappé?
On va finir par en arriver là un jour. »
Militant libanais propalestinien, incar-
céré depuis 1984 en France, où il a été
condamné à perpétuité pour sa compli-
cité dans l’assassinat de deux diploma-
tes en poste à Paris, l’un israélien et
l’autre américain, Georges Ibrahim Ab-
dallah est la cause d’ Al-Akhbar. Le jour-
nal le présente comme un prisonnier
politique, un cas flagrant de déni de droit
dans la « patrie des droits de l’homme ».
L’accueil d’Al-Amine a un goût un peu
douteux. Au Liban, l’enlèvement de
journalistes français a une histoire et un
visage, celui de Jean-Paul Kauffmann,
retenu otage à Beyrouth de 1985 à 1988.
C’est à cette époque que les reporters
étrangers sont devenus une arme. Un
pion sur le plateau de jeu des puissants.
Trente ans plus tard, leur prix dans le
pays voisin, la Syrie, n’a jamais été aussi
élevé. Il y a ceux que l’on fait taire de ma-
nière expéditive, comme Rémi Ochlik et
Marie Colvin, tués à Homs en 2012, dans
un bombardement du régime ; ceux que
l’on monnaye au prix fort, comme Di-
dier François et Nicolas Hénin (en 2013-
2014), trophées de chasse de l’Etat isla-
mique ; et ceux que l’on supplicie en
mondovision : James Foley, le premier
occidental égorgé par le mouvement
djihadiste, en août 2014, une exécution
filmée qui a fait le tour de l’Internet.

Conséquence immédiate : dès l’été
2013, Le Monde , comme la plupart des ré-
dactions françaises, cesse d’envoyer des
journalistes dans les zones tenues par la
rébellion syrienne. Son écrasement se
fait sans témoin étranger, ou presque, au
grand plaisir du régime Assad. Silence,
on massacre. Me voilà donc dans cette si-
tuation éminemment inconfortable
pour un correspondant : ne pas pouvoir
entrer dans le pays sur lequel je travaille.
Car l’autre partie de la Syrie, restée sous
le contrôle de Damas, m’échappe aussi.
« Your coverage is not objective enough »
(« Votre couverture n’est pas suffisam-
ment objective »), m’a un jour écrit l’am-
bassade de Syrie au Liban pour justifier
ses refus répétés de visa.
L’Internet palliera, partiellement, labo-
rieusement, le manque d’accès. Ma liste
de contacts sur Skype et WhatsApp s’en-
richit d’une kyrielle d’appellations ésoté-
riques – Abu Ibrahim Al-Raqqawi et Abu
Mohamed Al-Homsi (« Abu Ibrahim de
Raqqa », « Abu Mohamed de Homs »),
des pseudonymes de révolutionnaires.
L’insurrection n’étant pas le genre d’acti-
vité qui se pratique en « trois-huit », il
faut veiller tard pour voir ces sources ap-
paraître sur la Toile. Les discussions sont
hachées par la mauvaise qualité du ré-
seau syrien et par le fracas des bombar-
dements alentour. Rien que de très nor-
mal dans un pays en guerre.

MES BALCONS SUR LE DÉSASTRE
La médiocrité du réseau électrique liba-
nais parasite aussi les communica-
tions. Chez moi, le courant est coupé
tous les jours, à heure fixe, comme un
coucou : 9 heures, 12 heures et 15 heu-
res. Le temps que le générateur de l’im-
meuble se mette en marche et que l’or-
dinateur se reconnecte, il faut compter
cinq ou six bonnes minutes – suffisant
pour perdre un contact en route. La fai-
blesse congénitale de l’Internet liba-
nais ajoute au casse-tête. Installer la fi-
bre optique dans mon quartier semble
être une tâche aussi insurmontable
que discipliner les automobilistes ou
apurer la dette du pays.
L’alternative à ce journalisme 2.0, c’est
la circumnavigation de la Syrie. Faire le
tour de ses frontières à défaut d’y
entrer. Irbid, en Jordanie, et Gaziantep,
en Turquie, sont devenues mes « bases
avancées », mes balcons sur le désastre.
J’y rencontre mes interlocuteurs élec-
troniques, que la présence du Hezbol-
lah, allié de Bachar Al-Assad, dissuade
de se rendre au Liban, et plein d’autres
Syriens qui jouent à saute-frontières
tant que c’est encore possible.

Mais à mesure que les pro-Assad re-
prennent le contrôle des zones rebelles,
cette lucarne se referme. Mes contacts
disparaissent d’Internet, s’exilent en
Europe, quand ils ne sont pas arrêtés ou
tués. A partir de la fin 2016, date de la
reconquête d’Alep-Est, un voile noir re-
tombe sur la Syrie. Le phénomène s’ob-
serve aussi en Egypte, en Arabie saou-
dite et dans les émirats du Golfe : décro-
cher un visa devient un parcours
d’obstacles, trouver une source locale
qui parle librement, une mission pres-
que impossible. En 2013, pour m’être in-
filtré dans un camp de travailleurs
étrangers au Qatar, je passe vingt-qua-
tre heures dans une cellule de l’émirat.
Il est loin le temps béni de la place
Tahrir, en 2011, le cœur émouvant de la
révolution égyptienne, quand les mani-
festants nous prenaient dans leurs bras.
Dans le Moyen-Orient d’aujourd’hui,
revenu à la routine autoritaire, les re-
porters étrangers sont considérés
comme des gêneurs, des objets de sus-
picion ou de fantasme, qu’il faut éviter,
surveiller ou manipuler.
J’avais eu un avant-goût de cette ré-
gression à Suez, en marge d’une mani-
festation pro-Moubarak, l’ancien prési-
dent égyptien. Des fortes têtes
m’avaient demandé mon passeport et,
voyant mon prénom à consonance juive
et les pages couvertes de tampons israé-
liens, avaient conclu que je ne pouvais
être qu’un djassouss (« espion ») sioniste.
J’avais échappé à leurs griffes grâce à l’ir-
ruption d’un lieutenant de l’armée
égyptienne avec qui j’avais bavardé quel-
ques heures plus tôt. Il m’avait alors ex-
trait de la foule d’humeur assez peu sen-
timentale et m’avait jeté dans un blindé
qui m’a ramené à mon hôtel. Ironie de
l’histoire, le véhicule s’était arrêté en
chemin pour récupérer un vrai Israélien,
un beatnik venu fumer du bango, le has-
chisch local, sur les plages du Sinaï...
S’appeler « Benjamin » n’avait parado-
xalement jamais été un souci en Pales-
tine, où j’ai été correspondant pigiste en-
tre 2002 et 2011, période durant laquelle

mon fâcheux homonyme, Benyamin
(Nétanyahou), est revenu au pouvoir.
Dans la bande de Gaza, il m’arriva à deux
reprises qu’un dirigeant islamiste, sûr
d’avoir en face de lui un journaliste de
confession juive, se mette en tête de me
convertir à l’islam. Rien de plus.
Mais dans le Moyen-Orient contre-ré-
volutionnaire, mon état civil devient
plus lourd à porter. A l’été 2013,
au Caire, l’un des organisateurs des ma-
nifestations monstres ayant conduit au
coup d’Etat du maréchal Abdel Fattah
Al-Sissi menace d’appeler la police à la
vue de ma carte de visite. « Benjamin »
devient un espion qu’il faut dénoncer.
Xénophobie et complotite, les vieilles
ficelles de l’autoritarisme.
Beyrouth résiste encore à ce poison.
Certes, la presse n’y est pas tant plura-
liste que polarisée, déchirée, selon l’ori-
gine de ses financements, entre le camp
pro-iranien et le camp pro-saoudien. J’ai
découvert ce champ de mines à l’occa-
sion d’une enquête sur les héritiers de
Samir Kassir, l’intellectuel anti-Damas
assassiné en 2005, article qui m’a valu
des messages assassins des deux bords.
Il arrive aussi que ma ligne de téléphone
fixe fasse de curieux bruits.
Mais ces interférences sont bénignes.
Dans l’étouffoir proche-oriental, le Li-
ban reste bien une anomalie, l’un des ra-
res endroits où l’on peut encore parler
de politique à voix haute. Comme sur la
mythique rue Hamra, de Beyrouth-
Ouest, fameuse pour ses cafés, théâtres
et librairies. L’endroit attire des exilés de
toute la région. Un jour où j’y déambu-
lais, en quête de réactions au résultat des
législatives de l’année passée, j’ai
d’abord rencontré un Yéménite, puis
deux Irakiens, un couple de Syriens et
un Palestinien, avant de trouver ce que
je cherchais, un simple Libanais...
Avec tous ses défauts, le pays reste un
bon thermomètre, non pas de la fantas-
matique « rue arabe », mais des passions
et des idées qui travaillent le Proche-
Orient. Un poste d’observation utile
pour comprendre la région et sa relation
tourmentée avec l’Occident. Prenez
mon faux kidnappeur, Ibrahim Al-
Amin. Sur le fond, le canonnier en chef
d’ Al-Akhbar n’avait pas tort : le maintien
en détention de Georges Ibrahim Abdal-
lah, l’un des plus anciens prisonniers de
France, libérable depuis vingt ans mais
jamais libéré, est une tache noire sur le
système politico-judiciaire français.
Sans rancune, Ibrahim.p
benjamin barthe

Prochain article Aux Etats-Unis

YASMINE GATEAU

L’INSURRECTION N’ÉTANT


PAS LE GENRE D’ACTIVITÉ


QUI SE PRATIQUE EN


« TROIS-HUIT », IL FAUT VEILLER


TARD POUR VOIR CES SOURCES


APPARAÎTRE SUR LA TOILE


L’ÉTÉ DES SÉRIES

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