Le Monde - 01.08.2019

(Nandana) #1

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INTERNATIONAL


JEUDI 1ER AOÛT 2019

0123


C R I S E D A N S L E G O L F E P E R S I Q U E


Nucléaire iranien :


la stratégie du


dérapage contrôlé


Washington et Téhéran font


monter la tension tout en évitant


de commettre l’irréparable. Récit


de trois mois de crise


L


e bras de fer ne cesse de se durcir
depuis maintenant trois mois
entre l’administration Trump,
décidée à exercer une politique
de « pression maximale » sur
Téhéran, et les dirigeants de la
République islamique, qui en appellent à
une « résistance maximale ». Les Européens,
à commencer par la France, engagée dans
une difficile médiation, n’en espèrent pas
moins arrêter l’escalade dans le Golfe, où les
incidents sont toujours plus fréquents,
et préserver l’accord de juillet 2015 (Joint
Comprehensive Plan of Action, JCPOA)
gelant et mettant sous contrôle internatio-
nal le programme nucléaire iranien en
échange d’une réintégration de ce pays
dans l’économie mondiale.
Face aux Américains, qui se sont retirés de
l’accord en mai 2018, l’Iran mise sur ses
autres signataires (France, Royaume-Uni,
Russie, Chine et Allemagne) pour échapper
aux conséquences dévastatrices des sanc-
tions économiques rétablies par Washing-
ton. « Tous les participants restants du JCPOA
sont déterminés à sauver cet accord, qui
était un grand succès diplomatique » , se féli-
citait le vice-ministre iranien des affaires
étrangères, Abbas Araghchi, lors d’une réu-
nion extraordinaire, dimanche 28 juillet, de
l’Agence internationale pour l’énergie atomi-
que, l’institution onusienne chargée de la
supervision de l’accord. Mais Téhéran a aussi
mis en garde les Européens contre toute obs-
truction à ses exportations de pétrole après
qu’en avril Donald Trump a encore durci les
sanctions, supprimant les exemptions dont
jouissaient toujours huit pays, dont la Chine,
l’Inde, le Japon – qui étaient les principaux
importateurs de brut iranien.

LA CRISE DES TANKERS
Les deux principaux protagonistes se scru-
tent, se jaugent, se testent tout en évitant de
commettre l’irréparable. L’épicentre de cette
guerre des nerfs reste aujourd’hui le détroit
d’Ormuz, passage stratégique large d’à peine
38 kilomètres par où transite un cinquième
du pétrole mondial. C’est là que les attaques
de tankers occidentaux se sont intensifiées,
notamment après la saisie, le 4 juillet à Gi-
braltar, par les autorités britanniques, du pé-
trolier iranien Grace 1 accusé de violer l’em-
bargo sur la Syrie. En rétorsion, les pasdarans
(les gardiens de la révolution islamique) ont
arraisonné le 19 juillet un pétrolier suédois
battant pavillon britannique, le Stena-Im-
pero. Le navire est depuis immobilisé dans le
port iranien de Bandar Abbas, mais une par-
tie de ses hommes d’équipage, des Indiens,
ont été libérés. Le président iranien, Hassan
Rohani, a évoqué récemment un possible
échange des tankers, affirmant que « si les
Européens [cessaient] les actions inappro-
priées, y compris celle de Gibraltar, la réponse
de l’Iran [serait] adaptée ». Dans une inter-
view à la BBC, le 29 juillet, le nouveau minis-
tre britannique des affaires étrangères,
Dominic Raab, a refusé « un tel troc », cla-
mant que le pétrolier britannique était sé-
questré « illégalement ».

La Royal Navy a par ailleurs renforcé sa pré-
sence navale dans la zone en envoyant le
destroyer HMS Duncan renforcer le HMS
Montrose, qui, le 10 juillet, avait dû interve-
nir pour menacer de ses canons les vedettes
des pasdarans tentant de bloquer un tanker
britannique. Londres veut aussi monter une
mission navale européenne afin d’assurer
« la liberté de circulation » dans le Golfe.

PROVOCATIONS CALCULÉES
Paris reste prudent. « Nous ne voulons pas
contribuer à une force qui pourrait être perçue
comme aggravant les tensions », a souligné la
ministre des armées, Florence Parly. Le prési-
dent iranien a, le 28 juillet, une nouvelle fois
dénoncé comme une provocation « la pré-
sence de forces étrangères » et clamé que la sé-
curité dans le Golfe devait être assurée par
les pays limitrophes, à commencer par l’Iran.
La principale cible de Téhéran reste
Washington. Avec le risque bien réel d’un
incident armé dans le Golfe enclenchant
une escalade incontrôlée. « A la différence
des Américains, qui peuvent serrer progressi-
vement leur garrot, les Iraniens ne disposent
que de la stratégie de la grenade dégou-
pillée, celle de mettre le feu aux poudres
dans la région en s’en prenant d’abord à
des alliés de Washington, puis un jour direc-
tement à des intérêts américains », s’in-
quiète Michel Duclos, ancien ambassadeur
et conseiller spécial de l’Institut Montai-
gne. « Cette crise entre les Etats-Unis et l’Iran
est d’autant plus préoccupante que, d’un
côté comme de l’autre, il y a des désaccords
au plus haut niveau », renchérit Bruno
Tertrais, directeur adjoint de la Fondation
pour la recherche stratégique.
Depuis mai, les autorités iraniennes ont
abandonné leur politique de « patience
stratégique », misant sur des provocations
calculées. Ainsi sur le nucléaire, où elles

s’affranchissent graduellement de certains
des engagements imposés par le JCPOA, ne
respectant plus depuis début juillet la limite
imposée par l’accord à ses réserves d’ura-
nium enrichi (300 kg) et le plafond l’empê-
chant d’enrichir l’uranium à un degré de pu-
reté supérieur à 3,67 %. « Pour l’instant, les
Iraniens n’ont rompu l’accord qu’à la marge »,
reconnaît un haut diplomate. Ces accrocs ré-
versibles n’en représentent pas moins
autant d’avertissements, notamment vis-à-
vis des autres signataires de l’accord, et en
premier lieu des Européens, pour qu’ils
aident l’Iran à faire face au renforcement des
sanctions américaines.

LA GUERRE OU LA DIPLOMATIE?
Les nouvelles mesures prises par l’adminis-
tration Trump ont un effet dévastateur sur
l’économie iranienne, désormais au bord de
l’effondrement. Les exportations de brut
sont tombées de 2,6 millions de baril/jour à
tout juste 400 000. « La crise irano-améri-
caine renforce les “durs” à Téhéran. Désor-
mais ou on est “loyal” à l’Iran, ou on est
“vendu” à l’administration Trump », note
Clément Therme, spécialiste de l’Iran et
chercheur à l’International Institute for Stra-
tegic Studies (IISS) de Londres. « Les initia-
tives de Téhéran sont avant tout un appel au
secours », remarque François Nicoullaud,
ancien ambassadeur de France à Téhéran.

Ce dernier relève par ailleurs que « les deux
adversaires font aussi attention l’un que
l’autre à ne pas porter la responsabilité du pre-
mier mort ». Les actions de l’Iran sont en effet
très calibrées. Les réponses américaines le
sont tout autant. Le président Donald Trump
a ainsi renoncé au dernier moment à des
frappes aériennes visant à répondre à la des-
truction, le 20 juin, d’un drone par les forces
iraniennes, en expliquant qu’il avait voulu
éviter « un lourd bilan humain » alors qu’il n’y
avait pas eu de mort américain. Donald
Trump en campagne semble manifestement
vouloir éviter un nouveau conflit au Moyen-
Orient qui contredirait les engagements pris
lors de son élection. La guerre ou la diploma-
tie? « Les deux me vont », a assuré le président
américain, affirmant que « cela [pouvait] en-
core aller facilement dans un sens ou dans
l’autre ». Mais il a souligné être prêt à discuter
directement avec son homologue iranien
d’un nouvel accord sur le nucléaire. Le chef
de la diplomatie américaine, Mike Pompeo,
s’est même dit prêt à se rendre en Iran, ce qui
serait sans précédent depuis 1979.
Dans l’immédiat, l’administration Trump
continue néanmoins à faire monter la pres-
sion. Elle a ainsi refusé, selon Téhéran, la pro-
position faite par le ministre iranien des
affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif,
lors de son passage aux Nations unies à New
York mi-juillet, d’inscrire dans la loi de la

« À LA DIFFÉRENCE


DES AMÉRICAINS,


QUI PEUVENT SERRER


PROGRESSIVEMENT


LEUR GARROT,


LES IRANIENS


NE DISPOSENT


QUE DE LA STRATÉGIE


DE LA GRENADE


DÉGOUPILLÉE »
MICHEL DUCLOS
ancien ambassadeur
et conseiller spécial
de l’Institut Montaigne

si les services de renseignement occupent
aujourd’hui une place centrale dans les affaires du
monde, ils doivent, parfois, taire leurs exigences
face au pouvoir politique. Ce fut ainsi le cas, en juin,
lors d’un conseil de défense qui réunit, chaque se-
maine, les principaux acteurs de la sécurité du pays
autour du chef de l’Etat, Emmanuel Macron. Alors
que la discussion abordait la question iranienne et
le rôle que pouvait jouer la France pour sauver
l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien, il fut de-
mandé aux services secrets français, pour faciliter
le dialogue avec Téhéran, de mettre en sourdine
leurs inquiétudes sur ce qu’ils qualifient de « terro-
risme d’Etat » de Téhéran.
Les services français ont toujours à l’esprit, en ef-
fet, le projet d’attentat avorté ayant ciblé, le
30 juin 2018, un rassemblement, à Villepinte, au
nord de Paris, des Moudjahidine du peuple, mouve-
ment d’opposition au régime iranien. La tentative
avait échoué après l’arrestation en Belgique, le jour
même, d’un couple d’origine iranienne. Les enquê-
teurs avaient trouvé dans leur véhicule 500 gram-
mes d’explosifs de type TATP et un détonateur. A en

croire les services de renseignement, ils recevaient
leurs ordres d’un diplomate iranien, Assadollah
Assadi, en poste en Autriche depuis 2014.
Une grande part des informations avaient été
fournies aux Français et aux Belges par le Mossad,
l’un des services secrets israéliens. « Cette affaire
est gravissime, elle aurait pu faire un carnage, as-
sure un membre de la communauté du renseigne-
ment français, c’est notre Skripal à nous [Sergueï
Skripal, un ex-agent russe passé à l’ennemi britan-
nique, fut victime, en mars 2018, d’une tentative
d’empoisonnement, dans le sud de l’Angleterre,
perpétrée par le renseignement militaire russe],
mais il faut faire profil bas. »

Espion sous couverture diplomatique
La certitude de l’implication du régime iranien fut si
forte que, le 2 octobre 2018, Paris accusa publique-
ment l’Iran d’avoir commandité le projet, ce que Té-
héran a vivement démenti. Le gouvernement fran-
çais annonça qu’il allait geler les avoirs en France du
vice-ministre du renseignement iranien chargé des
opérations, de M. Asadi et de la direction de la sécu-

rité intérieure du ministère du renseignement de
Téhéran. Un espion iranien, agissant sous couver-
ture diplomatique à Paris, fut expulsé en septem-
bre 2018. Mais, selon les services, la riposte française
est loin d’avoir été à la hauteur, d’autant que les per-
sonnes visées n’avaient pas d’actifs en France.
M. Asadi, lui, a été arrêté en Allemagne et expulsé
en Belgique. Le 8 janvier 2019, l’Union européenne
imposa des sanctions sur les éventuels avoirs des
entités et personnes désignées par la France. Une
décision qui faisait suite à la série d’assassinats et
de projets d’attentats ayant également visé des res-
sortissants iraniens aux Pays-Bas et au Danemark.
Sans doute une forme de consolation pour le ren-
seignement français, le document, publié, mi-
juillet, par l’Elysée, sur la stratégie nationale du ren-
seignement, véritable feuille de route, mentionne
qu’ « il convient de rester vigilant à propos du “terro-
risme d’Etat” car certains pays ont toujours la tenta-
tion (...) d’utiliser leurs propres services de renseigne-
ment pour mener des attentats, notamment contre
des opposants politiques ». p
jacques follorou

Les services secrets français priés de modérer leurs critiques sur l’Iran


Emmanuel Bonne (à gauche), conseiller diplomatique du président français, rencontre Ali Shamkhani,
secrétaire du Conseil suprême de la sécurité nationale d’Iran, à Téhéran, le 10 juillet 2019. ATTA KENARE/AFP
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