Le Monde - 01.08.2019

(Nandana) #1

20 | JEUDI 1ER AOÛT 2019


0123


A


politique, le jeu
vidéo en Europe
communiste? Pas
en Tchécoslova-
quie, où une scène
de créateurs lo-
caux s’est approprié ce jeune mé-
dia pour lui faire porter des mes-
sages contestataires sous une
forme originale.
A l’origine de cette production,
Frantisek Fuka, considéré comme
le père fondateur du jeu vidéo
dans le pays. En 1985, cet autodi-
dacte de tout juste 16 ans conçoit
son premier programme, Indiana
Jones a chram zkazy (« Indiana Jo-
nes et le temple maudit »), libre-
ment inspiré des deuxièmes
aventures d’Indiana Jones, l’ar-
chéologue au chapeau et au fouet
mis en scène par le cinéaste
Steven Spielberg. Cette saga, il la
connaît par les cassettes copiées
qui circulent dans son pays. « Je ne
pouvais pas faire mon propre film
Indiana Jones , donc j’en ai fait un
jeu » , explique-t-il. Le jeune ciné-
phile y glisse aussi un clin d’œil
au film américain SOS Fantômes
(1984), d’Ivan Reitman.
Ce jeu est exemplaire. Il s’inscrit
dans le genre typiquement tché-
coslovaque du textovka , des aven-
tures entièrement textuelles, en
langue slave, des « livres dont
vous êtes le héros » à vivre sur
écran. Impossible à exporter, le
textovka a l’avantage pour les
programmateurs locaux de se
démarquer des productions
étrangères, technologiquement
beaucoup plus avancées. Dans
une Tchécoslovaquie où de nom-
breux clones d’ordinateurs bri-
tanniques circulent dans les clubs
informatiques, plus de 220 jeux
locaux sont conçus dans les
années 1980.
Frantisek Fuka écrit lui-même
deux suites à son premier pro-
gramme, propulsant l’aventu-
rier au chapeau au rang de hé-
ros national inattendu. Sa trilo-
gie connaît en effet un impor-
tant succès d’estime dans les
cercles des férus d’informatique
dans le pays. « Je fais des copies
pour mes amis, ils en font pour
d’autres, et c’est ainsi que les pro-
grammes circulent à une vitesse
incroyable. A Bratislava, on m’a
offert une copie d’un de mes jeux
six jours après sa sortie » , confie
le jeune développeur. Dans un
bloc de l’Est, où la propriété in-
tellectuelle n’est pas reconnue,
ses Indiana Jones en appellent
d’autres, qui, du simple hom-
mage au cinéma hollywoo-

dien, glissent peu à peu vers la
figure contestataire.
La diffusion du personnage
accompagne l’opposition gran-
dissante au régime communiste
de Gustav Husak. Avec un double
mouvement à partir de 1988, que
l’on retrouve dans de nombreux
pays d’Europe de l’Est : d’un côté,
une répression toujours plus
violente, de l’autre, une certaine
ouverture, à mesure que les mois
passent, sous l’influence de la
politique de perestroïka décidée
par Gorbatchev en URSS. « A la fin
des années 1980, la censure était
devenue un peu moins stricte et
les gens avaient moins peur d’ex-
primer leurs opinions , confirme
Jaroslav Svelch, auteur de Gaming
the Iron Curtain (« jouer avec le
rideau de fer », MIT, 2018, non
traduit). C’était particulièrement
vrai des jeunes, qui ne croyaient
plus au communisme. Les étu-
diants ont joué un rôle central
dans la contestation antirégime. »

NOUVEAU MODE D’EXPRESSION
Dans ce contexte, les idées dissi-
dentes se frayent un chemin à tra-
vers différents canaux d’expres-
sion clandestins, comme la musi-
que, avec le groupe The Plastic
People, ou la littérature, avec
l’écrivain Vaclav Havel. Le jeu vi-
déo, qui est un jeune média, par-
ticipe de ce mouvement à son
échelle. « Les chansons contesta-
taires, les samizdats, les articles
d’étudiants étaient beaucoup plus
accessibles, et donc plus influents.
Les jeux vidéo n’étaient qu’une
partie d’une mosaïque plus large
dans l’activisme antirégime » ,
contextualise Jaroslav Svelch.
Pour l’art de la manette, il s’agit
toutefois d’une première. « Ce qui

me fascine, c’est que [les auteurs
de programmes informatiques]
ont pris conscience que les jeux vi-
déo, en tant que média, pouvaient
transmettre des messages politi-
ques, applaudit le chercheur tchè-
que. Ils étaient parmi les premiers
dans le monde et se sont montrés
très créatifs en la matière. »
Des exemples? En 1988, un col-
lectif installé à Bratislava, Sybila-
soft, diffuse ainsi Shatochin , un jeu
dans lequel un héros de l’Armée
rouge se fait humilier par John
Rambo. La même année, Mirek Fi-
dler conçoit P.R.E.S.T.A.V.B.A. (« pe-
restroïka » en tchèque), qui tourne
en dérision le modèle soviétique.
« Je n’y ai même pas réfléchi. Pro-
grammer, c’était notre passion. Je
ne sais pas jouer correctement de
la musique ni écrire » , explique
ce dernier en guise de démarche.
L’ensemble de cette aventure
textuelle est une critique pleine
d’ironie du régime. Une des énig-
mes nécessite par exemple de
brûler Le Capital, de Karl Marx,
mais avec des allumettes « haute
qualité produites en URSS », qui ne
s’allument évidemment qu’une
fois sur trois. A un autre moment,
son héros malchanceux, sobre-
ment baptisé « un homme com-
muniste », doit creuser un trou
avec une pelle, mais n’en a pas le
courage. Pour trouver la motiva-
tion, il doit lire des éditoriaux de
journaux d’Etat faisant l’apologie
du travail manuel.
« C’était une espèce de digression.
Sans trop de raisons, je me suis
juste décidé à faire quelque chose
de différent, tente d’expliquer
Mirek Fidler. Bien sûr nous désap-
prouvions tous le régime commu-
niste, mais ne nous voyez pas
non plus comme des hackeurs dis-

sidents activement traqués par la
police secrète. C’était juste qu’on en
avait marre de toutes ces stupidi-
tés. P.R.E.S.T.A.V.B.A. est né de ça. »

APPROCHE JOURNALISTIQUE
Publié en 1989 sous pseudonyme,
Dobrodruzstvi Indiana Jonese na
Vaclavskem namesti v Praze dne

16. 1. 1989 (« Les aventures d’In-
diana Jones sur la place Wenceslas
de Prague le 16 janvier 1989 ») est
le plus iconique de ces jeux antiré-
gime. La date évoquée dans le titre
fait référence à l’immolation par le
feu d’un étudiant en philosophie,
Jan Palach, le 16 janvier 1969, pour
protester contre l’occupation de la
Tchécoslovaquie par les forces du
pacte de Varsovie, après le prin-
temps de Prague. L’événement
donne lieu à des manifestations
populaires brutalement écrasées
par la police tchèque. Le jeu ra-
conte cet épisode en empruntant
à Frantisek Fuka le héros qu’il a lui-
même emprunté à Spielberg.
Dans le jeu, Indiana Jones doit
retourner à l’aéroport pour s’en-
fuir aux Etats-Unis, où il sera en
sécurité. Mais quand sa fuite
débute, si le joueur choisit de
pénétrer dans le métro de la place
Wenceslas au mauvais moment,
un policier se précipite pour le mo-
lester. La scène se conclut avec le
suicide de l’aventurier. Jaroslav
Svelch salue la démarche : « Par le
biais d’une fiction, le jeu donne du
pouvoir au joueur dans sa lutte
contre la brutalité policière. Au lieu
d’un manifestant classique, on in-
carne un héros hollywoodien, mais
ça ne veut pas dire que le jeu est fa-
cile. En fait, même “Indy” a du mal,
et l’aventure se termine souvent par
la mort violente du héros. Mais au
bout du compte, il parvient à s’im-


poser d’une façon qui serait
impossible pour un simple mani-
festant, en éliminant plusieurs
policiers sur son chemin. »
L’évolution de la production
vidéoludique tchécoslovaque finit
par se confondre avec le mouve-
ment contestataire dans le jeu
17.11.1989 (Doublesoft & Hoblsoft,
1989). Programmé, si l’on en croit
son titre, deux jours après les
débuts de la fameuse « révolution
de velours », il s’inscrit dans la
continuité des revendications des
manifestants. Il reprend ainsi l’un
des messages de ceux-ci : « Nous ne
voulons pas de violence. »
Dès son écran d’introduction, il
annonce que son souhait est de
mettre en scène la brutale répres-
sion policière des manifestants,
et donne comme objectif au
joueur de parvenir à filmer une
scène d’abus d’usage de la force,
et pour cela, de trouver un Ca-
méscope et une cassette vierge.

BRUNO MANGYOKU

Cette fois, Indiana Jones a com-
plètement disparu, et la satire po-
litique a laissé place à une appro-
che quasi documentaire d’un évé-
nement historique. Pour Jaroslav
Svelch, « 17.11.1989 est un jeu qui,
tout en critiquant la violence poli-
cière de novembre 1989, se
concentre sur la valeur de l’infor-
mation et de la liberté de la
presse ». Le but est d’envoyer des
preuves de la brutalité policière à
la presse occidentale.
Jamais traduits, guère exporta-
bles, ces textovka restent aujour-
d’hui largement méconnus. A dé-
faut d’avoir été des déclencheurs
de la fin de la République socia-
liste tchécoslovaque, ils en ont
été des accompagnateurs et des
témoins. Indice d’une certaine
popularité, ils ont été adaptés
sur d’autres supports, comme
P.R.E.S.T.A.V.B.A. sur ordinateur
Atari, et ont même servi de cane-
vas techniques à d’autres produc-
tions. Indiana Jones est par
ailleurs apparu dans d’autres
aventures, tout aussi officieuses
et inconnues hors de République
tchèque et de Slovaquie.
Quant à l’ironie mordante de la
scène vidéoludique tchécoslova-
que, elle est toujours vivace et
vise aujourd’hui l’actuel prési-
dent, Milos Zeman. A l’image de
Pussy Walk et Pussy Walk 2 , qui
consistent, sur le modèle potache
de la parodie d’athlétisme QWOP,
à diriger un chef d’Etat comme un
pantin désarticulé – en l’occur-
rence Milos Zeman. « Pour autant ,
nuance Jaroslav Svelch, ces jeux ne
l’ont pas empêché d’être réélu. » p
william audureau

Prochain article En Hongrie,
jeux vidéo et passe-murailles

Indiana Jones et les jeux des Tchèques


« LES JEUX VIDÉO


N’ÉTAIENT QU’UNE


PARTIE D’UNE


MOSAÏQUE PLUS


LARGE DANS


L’ACTIVISME


ANTIRÉGIME »
JAROSLAV SVELCH
auteur de « Gaming
the Iron Curtain »

LE BLOC DE L’EST À FOND LES MANET TES 3 | 6 A Prague, de jeunes autodidactes s’emparent


du jeu vidéo pour documenter clandestinement, sous forme interactive


et caustique, les violences du régime


« NOUS


DÉSAPPROUVIONS


TOUS LE RÉGIME,


MAIS NE NOUS


VOYEZ PAS NON PLUS


COMME DES


HACKEURS


DISSIDENTS TRAQUÉS


PAR LA POLICE


SECRÈTE »
MIREK FIDLER
concepteur du jeu
« P.R.E.S.T.A.V.B.A. »

L’ÉTÉ DES SÉRIES

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