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JEUDI 1ER AOÛT 2019 | 21
Le retour
du colosse Rollins
au Vanguard
L A BOÎTE DE JA ZZ 3 | 6
Le 27 juin 1973, le saxophoniste ténor
et son nouveau quintet se produisent
dans le mythique club new-yorkais
Caroline Vigneaux : « Maman, j’ai pas de pull dans ma valise »
DRÔLE D’ÉTÉ 3 | 6 Carte blanche à six humoristes pour raconter un été particulier. L’ex-avocate évoque ses péripéties sud-africaines
Ancienne avocate, Caroline Vi-
gneaux a quitté sa robe noire pour
plaider sur scène la cause des fem-
mes. Pétulante et volubile, elle n’a
pas oublié que, dans le terme « one -
woman-show », il y a le mot « show ».
Fraîchement sortie de
ma première tournée,
et tout aussi fraîche-
ment séparée du père
de mes enfants, j’attendais les con-
gés du mois d’août comme une
collégienne... sur le point de récu-
pérer deux enfants qui avaient
passé un mois avec leur père à
faire le tour des parcs d’attractions
américains.
« C’était trop stylé les vacances
avec papa! Et avec toi, on va faire
quoi? »
Et là, je réalise que, pendant tou-
tes ces années, c’est mon ex qui
organisait nos vacances. Parce
que moi, je n’ai rien prévu de
« trop stylé ». « Maman a organisé
une surprise... » Vite, Caroline,
trouve une idée qui tue! Allez
Caro, tu prêches l’égalité hom-
mes−femmes, ça doit pas être si
compliqué de réserver des vacan-
ces... Il suffit qu’elles soient... au
moins aussi stylées qu’avec leur
père... je vais... hem... je vais...
« On a même vu le Roi Lion!
− Ce n’est qu’une peluche, mon
chéri!
− Non, c’était le vrai!
− Mais non mon amour, les vrais
lions sont... »
OK, ça y est, je sais! HAKUNA
MATATA!
« Maman vous emmène... voir
des lions en Afrique! »
Allez hop, Alarrache.com, Afri-
que, et bim! Cape Town, club
5 étoiles all inclusive , miniclub,
animations, club de gym (enfin
ça, on verra), discothèques et
cocktails à volonté (yipiiii)... I am
the queen of the world! Et nous
voilà partis... en vol charter... pen-
dant dix heures. Mais qu’importe,
demain on sort le maillot de bain.
Froid, mygales, turista
Si j’avais suivi avec un peu plus
d’attention mes cours de géogra-
phie de 3e, j’aurais su que l’Afrique
du Sud se trouve dans l’hémis-
phère austral ; les saisons sont in-
versées, donc au mois d’août...
c’est l’hiver! La température os-
cille gentiment entre 5 et 8 de-
grés... Et moi, je suis partie avec
une valise de petites robes d’été
spécial divorcée.
« Maman, j’ai froid.
− C’est parce que vous avez eu
trop chaud à Miami, mon chéri!
− Maman, j’ai pas de pull dans
ma valise. »
Je sens déjà que mon séjour va
me coûter plus cher en pulls qu’en
écran total. Nous voilà donc errant
en doudoune dans l’hôtel, qui n’a
de luxueux que le passé – il a peut-
être eu 5 étoiles un jour, mais
c’était clairement avant Internet,
avant Pompidou, avant... avant.
« Je voudrais inscrire les petits au
miniclub.
− Désolée madame, il est fermé. Il
n’ouvre qu’à partir de cinq enfants
inscrits, et cette semaine il n’y en a
malheureusement que deux. Ah
tiens, ce sont les vôtres! »
Mais pourquoi j’en ai pas fait
cinq, comme mamie!
OK, on va se rabattre sur le sa-
fari, et ça se passe dans la jungle...
de la chambre. Le réceptionniste
nous a remis nos armes : des
raquettes électriques.
« Tenez mes chéris, on va faire un
jeu : celui qui tue le plus de mousti-
ques a gagné! »
Tu m’étonnes qu’il y a des mous-
tiques, ils ont installé des bassines
d’eau sous les pieds des lits.
« Room service? Pourriez-vous
enlever les bassines, ça attire les
moustiques, tout le monde sait
ça!
− Bien madame, comme vous
voulez. C’était juste pour empêcher
les mygales de monter dans le lit.
− Vous savez quoi? J’adore les
moustiques, laissez les bassines! Et
puis, avec la moustiquaire, on de-
vrait s’en sortir.
− Bien madame... Je vous recom-
mande de la secouer avant de dor-
mir car les insectes ont tendance à
se réfugier dedans. »
Evidemment, pour échapper
aux mygales! Pas fous les insec-
tes...
« Maman, j’ai soif!
− On ne boit pas l’eau du robinet!
C’est dangereux!
− Room service? Deux bouteilles
d’eau et une vodka glace. Vous sa-
vez quoi? Une double vodka
glace! »
Si j’avais suivi avec un peu plus
d’attention mes cours de physi-
que de 3e, j’aurais su que les gla-
çons ne sont que de l’eau gelée...
du robinet.
All inclusive , y compris la turista.
Rapatriement immédiat... en vol
sanitaire... moi allongée sur une
civière, et les petits en première
classe!
« Trop stylé maman le voyage en
première! »
Alors, c’est qui la plus forte?
C’est ta mère !p
Croque la pomme, de Caroline
Vigneaux, du 6 septembre au
2 novembre au Grand Point-
Virgule, à Paris. Et en tournée.
Prochain article « Par contre,
maman, j’ai oublié ma valise »,
par Kyan Khojandi
T
u dois être crevé, mais
Rollins joue au Van-
guard... » 27 juin 1973...
27 heures de voyage...
Métro, train pour Luxembourg,
vol à trois balles, aéronef d’occa-
sion avec toilettes à l’extérieur...
J’aime les avions. Tel Neil
Armstrong, j’ai décroché mes bre-
vets de pilote à 16 ans. Avant le
permis. Sprint de dingo sur le tar-
mac! Pure perte... Juché sur
l’échelle, le mécano s’affaire à dé-
sosser le quatrième réacteur. Pan-
nes, retards en tout genre (notez
bien, autant réparer avant, au
sol !), escale dans les nuits du ba-
salte, détours, marche arrière,
aurores boréales... enfin, New
York! Sonny Rollins, le colosse du
saxophone, joue au Vanguard!
Stupéfiante bienvenue que me
lance Philippe Carles, rédac chef
de Jazz Magazine , de l’autre côté
du monde.
Avec Carles et deux esthètes de
notre fureur aléatoire (Daniel Ri-
chard et Bernard Loupias), nous
devons « couvrir » le pantagruéli-
que Newport Jazz Festival-New
York version 1973. Dix jours, dix
nuits, tous les lieux possibles de
Manhattan, 1 284 musiciens en
scène : héros, chanteuses boule-
versantes, revenants, fantômes,
contestataires, stars à peine sor-
ties de l’œuf, plus la horde des
ignorés, de Eubie Blake (1883-
1983) à « Hannibal » Marvin Peter-
son (Smithville, Texas, 1948), ils
sont venus, ils sont tous là... Pour
quelle Mama, grands dieux?
Rollins en lever de rideau, en
quelque sorte, au Vanguard? Dou-
ble mythe. Depuis 1935, le Van-
guard est le cœur nucléaire de
l’avant-garde. Né à Svir (alors en
Lituanie) en 1903, Max Gordon a
tôt fait de jeter sa robe d’avocat
aux orties. Pour trois fois rien, il
reprend un tripot, le Golden
Triangle. Le triangle d’or est mi-
nuscule – Max Gordon aussi –,
triangle isocèle au sol (très prati-
que pour la vue), avec escalier à
pic et, pile à l’orthocentre, un
énorme pilier (encore plus prati-
que). Max Gordon prétend faire
du désormais Village Vanguard
un « café viennois » : poésie, mu-
sique, philosophie, sans distinc-
tion de « race », d’origine, de
genre... Rendez-vous précieux.
Artistes, poètes et musiciens
changent le café viennois en club
de jazz. Poussé par Lorraine, sa
compagne aux yeux clairs, Max
Gordon se laisse amoureusement
convertir. Ici, le 3 novembre 1957,
Rollins a gravé 3 LP historiques.
Un pilier pour témoin.
Un phrasé de prophète
Lorraine, autant que Max, aime les
musiciens. Elle joue un rôle essen-
tiel dans la carrière de Thelonious
Monk – elle avait été l’épouse d’Al-
fred Lion, l’un des deux fonda-
teurs, avec Francis Wolff, du label
Blue Note. Dans sa kitchenette ré-
servée aux artistes, Lorraine en-
chaîne des omelettes futuristes
pour ses poussins. On n’en est pas
- Max et Lorraine soient loués! – à
réserver son entrée sur Internet
pour s’entasser, sardines, trois fois
par soir au Vanguard. Un club,
c’est une histoire, un engagement,
l’insurrection qui dure. Un espace
réduit où tout se voit. Les pierres
et les corps, sueur, fumée, alcools,
donnent le son.
Partout, dans Greenwich Vil-
lage, ces affichettes bricolées :
« Sonny’s Back in Town ». Sonny
Rollins, le dernier des géants
(Bird, Monk, Art Blakey, Max
Roach, Clifford Brown...). L’auteur
de cent chefs-d’œuvre, cet art de
disparaître ou de perfectionner
son souffle sous le Williamsburg
Bridge. Authentique légende ur-
baine. Avec toujours cet amour de
Louis Armstrong chevillé à l’âme.
Rollins, héros de la révolution
permanente, compagnon de
Coltrane, a signé, avec Oscar Petti-
ford et Roach, Freedom Suite
(1958). Vu? Le 4 novembre 1965, il
défrise la Mutualité avant la pre-
mière présentation du trio
d’Ornette Coleman à Paris. Demi-
salle, atmosphère houleuse, sono
de gare... On n’aura pas manqué
de les fantasmer en rivaux, con-
currents, frères ennemis, que
sais-je... Le jazz, c’est l’infini à la
portée des caniches.
En 1973, Rollins a 43 ans, ce son
de paquebot, un phrasé de pro-
phète, le tumulte de la pensée et
son carnaval. Quant au tempo,
laisse tomber... Et ce n’est pas
Whiplash , cet affligeant navet tri-
coté de clichés qui va arranger les
choses. Le 27 juin, le Vanguard
sert de studio de finition à
M. Sonny Rollins. Le 30, il présen-
tera son nouveau quintet à la
Grande Bouffe (film de la même
année) du festival de George
Wein.
« An Afternoon at Phil-
harmonic Hall » vue par George
Wein, ça donne quoi? Attachez
vos ceintures : Mary Lou
Williams en trio, Gil Evans et sa
bande stratosphérique, Keith
Jarrett en solo (il n’est pas encore
« Keith Jarrett »), et le Sonny Rol-
lins Quintet, donc. C’est lui qui
ouvre le bal. Telle est la concep-
tion de Wein : démesurée, com-
merciale, amoureuse. Il voit loin.
De Jazz à Newport (1954-1969) à
La Grande Parade de Nice (à par-
tir de 1974, avec Simone Ginibre),
George Wein est un sacré mon-
teur de fêtes monstres. Il se sait
pianiste moyen. Personne ne sait
qu’il est un excellent chanteur.
Un rêve de révolution
Newport à New York, à ses yeux,
ce sera « jazz partout et jazz pour
tous ». D’autant qu’à Harlem, le
Small’s Paradise, 135e rue, n’est
plus le paradis des « jazzmen ».
Indifférents au grand raout de
Wein, les jeunes lions du Cross
Bronx Expressway, costards-cra-
vates, galurins et lunettes noires,
tempi et décibels d’enfer, sont,
eux, résolument modernes.
Aussi téméraire que discutable,
Wein n’a pas froid aux oreilles.
Son Newport à New York pré-
tend intégrer contestataires et
perturbateurs? Archie Shepp y
débat âprement : musique noire
et droits civiques... Max Roach a
préparé le terrain, dénonçant une
fois de plus – les plus grands mu-
siciens afro-américains l’ont fait –
l’usage du mot « jazz ». A l’Apollo,
le 5 juillet, Rahsaan Roland Kirk,
très prisé par les rappeurs
aujourd’hui, fomente une révolte
avec distribution d’instruments à
tout le monde. Les responsables
tentent de fermer le rideau. Dans
ce qui reste de nuit, nous retrou-
vons la paix dans les lofts des mu-
siciens indépendants (Sam Ri-
vers, Rashid Ali, Ornette Cole-
man...). La ville ne pardonne pas.
Violente, tendue, phénoménale,
soufflante et menaçante. Police
apeurée. Les riches n’ont pas en-
core fait le ménage. Au fait, quand
dormait-on?
C’est au Vanguard, le 27 juin,
que se dessine et prend corps une
nouvelle forme politico-esthéti-
que. Performance très populaire
que Rollins va porter partout
pendant trente ans : avant-garde
pour grand public, élitisme pour
tous.
Qu’offre-t-il? Tout : sa vie, son
souffle, toute l’histoire de « la
grande musique américaine » en
style de tribun ténor. Un rêve de
révolution. Dorénavant, il con-
clura chaque récital d’un calypso
très enlevé, Don’t Stop the Carni-
val! Impros torrentielles, stan-
dards détournés, fusées de joie,
citations cocasses, cette fable de
l’impossible commence ce soir,
27 juin 1973, au Vanguard. Nous,
on est derrière le pilier. On voit
tout. On ne le sait pas encore.
Révélation.p
francis marmande
Prochain article Chez Teddy,
dans la nuit sacrée du bayou
SONNY ROLLINS,
LE DERNIER DES GÉANTS.
L’AUTEUR DE CENT
CHEFS-D’ŒUVRE, CET ART
DE DISPARAÎTRE OU
DE PERFECTIONNER
SON SOUFFLE SOUS LE
WILLIAMSBURG BRIDGE
« ALLEZ HOP,
ALARRACHE.COM, AFRIQUE,
ET BIM! CAPE TOWN,
CLUB 5 ÉTOILES
“ALL INCLUSIVE”.
“I AM THE QUEEN
OF THE WORLD !” »
Le Village Vanguard, à Manhattan (New York). JACQUES BEAUCHAMP./PHOTONONSTOP
L’ÉTÉ DES SÉRIES