22 | JEUDI 1ER AOÛT 2019
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A
ssise à mon bureau, je fixe mon
écran d’ordinateur, malgré les
cris et les rires chez mes voisins
qui pendent leur crémaillère et
dont la musique s’accorde mal
au tambour de ma machine à la-
ver en plein essorage. La date limite (ce soir
minuit !) de rendu d’un dossier approche
dangereusement et il faut absolument que
je termine à temps, mon prochain contrat
de travail en dépend. Impossible de se
concentrer et d’atténuer l’angoisse : je suis
au bord de la crise de nerfs. Je dégaine mon
téléphone portable, sélectionne l’une des
500 applications de méditation et teste les
séances gratuites, une voix relaxante me
guidant sur le chemin du vide. Hélas, les
pensées négatives ne me quittent pas! Au
détour d’un clic, je repère enfin le remède
idéal : une séance payante intitulée « Je
suis débordé(e) ». Je sors ma carte bancaire
triomphalement, me croyant sauvée. Mal-
heur à moi! Mon téléphone me notifie
alors : « Paiement échoué en raison d’un
solde insuffisant. »
La méditation aujourd’hui est partout :
cours, stages et même applications mobi-
les dédiées. Des centaines de ces dernières
sont disponibles, parmi lesquelles Méditer
avec Petit Bambou, installée plus de 1 mil-
lion de fois selon Google Store, et dont
l’abonnement est même remboursé par
certaines complémentaires santé. S’y ajou-
tent les milliers de vidéos visibles sur You-
Tube, les 167 praticiens actifs recensés par
la seule Association pour le développe-
ment de la mindfulness en France ou en-
core les plus de 220 instructeurs que l’Asso-
ciation méditation dans l’enseignement
affirme avoir formés depuis 2015.
Comment comprendre l’attrait pour la
méditation?
La méditation recouvre une diversité de
pratiques et de croyances. Son succès peut
être rapporté à trois éléments. D’abord,
elle s’inscrit dans la tendance plus globale,
à partir des années 1970, de l’importation
de pratiques d’Asie de l’Est (entre autres,
le yoga, le shiatsu et le feng shui), toutes
présentées comme des formes authenti-
ques d’une quête de spiritualité. Ensuite, la
méditation rejoint l’intérêt croissant pour
le développement personnel, devenant un
outil de recherche de soi. Enfin, elle s’in-
sère aussi dans les transformations récen-
tes du monde du travail, certaines entre-
prises enjoignant par exemple à leurs em-
ployés de méditer afin de renforcer leurs
capacités de concentration.
La popularité de la méditation peut aussi
s’analyser dans le contexte de la mise en
place d’un véritable « marché émotion-
nel ». La sociologue Eva Illouz relève la
marchandisation croissante de biens et de
services proposant l’altération d’émotions,
d’humeurs ou d’ambiances émotionnel-
les, que ce soit des thérapies qui modifient
les sentiments, ou bien l’excitation et la
peur commercialisées par les parcs d’at-
tractions. A cet égard, la méditation repré-
sente un cas particulier : ce n’est pas
tant une émotion particulière qui est re-
cherchée, que justement le vide émotion-
nel ou l’anti-émotion. C’est ce que vend,
par exemple, l’application américaine
Headspace (« espace mental »), qui pro-
pose des méditations intitulées « Je suis
débordé(e) » ou encore « Dénouer ».
La recherche de vide peut être comprise
comme une réponse au sentiment d’être
submergé : intensification des rythmes
de travail, infinité des choix de consom-
mation, sollicitation des différents ré-
seaux informationnels ou encore potenti-
alité apparemment infinie des relations
personnelles, amicales ou amoureuses.
Après une longue journée de travail, alors
que l’on doit récupérer son enfant, choisir
entre dix pizzas au supermarché, se déci-
der sur l’une des 500 séries disponibles
en VoD et répondre au groupe WhatsApp
familial, l’idée de se vider l’esprit peut ef-
fectivement séduire. A cela s’ajoute, plus
généralement, l’injonction permanente à
être heureux et à développer son expres-
sion émotionnelle, qui engage un travail
constant de production et de représen-
tation de ses émotions. La méditation
n’offre donc pas seulement un moment
de calme, destiné à ne rien faire, mais
ouvre aussi un espace dans lequel on ne
ressent rien. Elle semble ainsi proposer
une solution au stress induit par la multi-
plication des injonctions, des choix et des
distractions dans notre vie profession-
nelle et personnelle.
Injonction à l’autonomie
Pourtant, la diffusion de cette pratique
peut aussi être interprétée comme une
continuité de la logique néolibérale à la-
quelle elle semblait initialement apporter
une solution. La dérégulation des mar-
chés, la flexibilisation du travail et la ré-
duction de la place de l’Etat ont entraîné
une croissance des risques et de l’incerti-
tude, notamment sur le marché du tra-
vail. Or, cette augmentation est allée de
pair avec une injonction à l’autonomie,
accompagnée de la prolifération de dispo-
sitifs de responsabilisation. Ceux-ci tra-
duisent le retrait de l’Etat, notamment
dans le domaine des politiques sociales,
les individus étant sommés de se respon-
sabiliser quant au déroulement de leur
vie, y compris de prendre en main leur
propre bonheur. La psychologisation des
rapports sociaux contribue à la retraduc-
tion des inégalités en « incapacité » à être
heureux. En se donnant comme objectif
de réduire le stress ou l’épuisement men-
tal des individus, la méditation contribue-
rait ainsi à détourner l’attention des cau-
ses structurelles et sociales à la racine des
sentiments négatifs. Ce dont le procès en
lien avec les suicides à France Télécom
s’est fait l’écho tragique.
Remède et soupape de sécurité contre les
émotions négatives, la méditation per-
mettrait aussi, du même coup, d’augmen-
ter la productivité et les capacités de con-
centration des employés. La Fondation
d’entreprise MMA propose ainsi sa propre
application, Mindful Attitude. Les nom-
breuses enquêtes scientifiques attestant
de « l’efficacité » de la méditation et de ses
effets sur le cerveau apportent la légitimité
nécessaire à cette pratique, critique initiale
du capitalisme désormais absorbée par
son marché dans les pays occidentaux.
La popularisation de la méditation s’ins-
crit par ailleurs dans un ensemble plus
vaste de pratiques dont le but est d’attein-
dre un « vide » émotionnel et physique : les
cures alimentaires ou les jeûnes ; la mé-
thode KonMari, conçue par la gourou japo-
naise Marie Kondo, qui apprend à se
débarrasser d’objets inutiles chez soi ; les
retraites à la campagne ou dans des pays
lointains, ou encore les stages de décon-
nexion (d’Internet). Ces pratiques diversi-
fiées ont en commun des formes de
contrôle du corps et d’ascétisme. Elles pro-
meuvent un retour à l’authenticité, pour
se départir d’une culture de surconsom-
mation érigée en contre-modèle.
« Vide émotionnel »
A l’instar de la méditation, de telles prati-
ques proposent, elles aussi, des formes de
« vide émotionnel ». Or, si elles sont sou-
vent associées au style de vie de membres
des classes supérieures bénéficiaires de la
« mondialisation heureuse », elles attirent
rarement les mêmes critiques sur la mar-
chandisation d’une authenticité suppo-
sée que la méditation – critiques populari-
sées par l’essor des applications sur télé-
phone. « Partir se ressourcer à la
campagne », pourquoi cela n’attire-t-il pas
les mêmes dénonciations? Le vide émo-
tionnel ici recherché n’est-il pas permis
par la détention d’une résidence secon-
daire, bien commercialisé sur le marché
immobilier? N’est-ce pas là aussi (même
s’il ne s’agit pas de la commercialisation
directe d’une expérience émotionnelle) la
récupération par le capitalisme d’une cri-
tique qui lui était adressée?
On ne peut nier que la méditation s’ins-
crit dans la marchandisation des émo-
tions et le développement du capitalisme.
On peut toutefois s’interroger sur les
critiques vives dont elle fait aujourd’hui
l’objet. Finalement, n’est-ce pas la démo-
cratisation d’une pratique de vide émo-
tionnel, autrefois apanage et marqueur
distinctif des classes supérieures, qui est
visée? Plus que leur inscription dans des
rapports marchands, ce qui différencie
aujourd’hui la méditation sur smart-
phone d’autres pratiques de vide émo-
tionnel, comme les retraites, c’est
l’authenticité qui leur est conférée. Dès
lors qu’elle devient accessible à « trop » de
personnes et non aux happy few , qu’elle
est dupliquée et standardisée, une prati-
que perd en « authenticité ». C’est dans les
luttes autour de cette notion que se re-
composent les frontières de la distinction
de classe. La marchandisation du vide
émotionnel, en se développant, semble
ainsi se segmenter, entre des expériences
dévaluées et commerciales, contre
d’autres qui seraient, elles, « réellement »
authentiques, maintenant ainsi les fron-
tières sociales qui sous-tendent la con-
sommation. Ainsi va le capitalisme, pros-
pérant sur la diversification et la hiérar-
chisation des produits, y compris ceux
qui portent en germe sa propre critique.
Retour à la case départ. Toujours assise à
mon bureau, il ne semble pas y avoir une
véritable solution à ma situation. J’avais
espéré que la méditation atténuerait mon
angoisse, mais elle s’avère encore un objet
de débats qui ne se laisse saisir qu’à partir
d’angles multiples : encore une prise de
tête. Hélas, la situation n’a pas changé :
rendu, ce soir, minuit. Mais je crois que le
rendu aura une ou deux heures de retard
- je vais plutôt faire un tour à la fête de
mes voisins d’abord.p
Prochain article Le philosophe
Alexandre Jollien
Noa Berger, sociologue, effectue ses
recherches à l’EHESS (Ecole des hautes
études en sciences sociales), à Paris.
Myrtille Picaud, chercheuse à Scien-
ces Po, travaille, avec Noa Berger, sur
un projet de recherche sur la médita-
tion. Toutes deux participent aux sémi-
naires d’Eva Illouz à l’EHESS, autour
d’approches comme la marchandisation
des émotions en régime capitaliste.
DÈS LORS
QU’ELLE DEVIENT
ACCESSIBLE
À « TROP »
DE PERSONNES ET
NON AUX « HAPPY
FEW », QU’ELLE
EST DUPLIQUÉE
ET STANDARDISÉE,
UNE PRATIQUE
PERD EN
« AUTHENTICITÉ »
Noa Berger et Myrtille Picaud
Vertu de la méditation
ou tyrannie du bien-être?
À MÉDITER! 3 |6 Pour les sociologues, si le besoin
de « lâcher prise » révèle un point de rupture des sociétés
néolibérales, celles-ci ont su trouver la parade
jusqu’à constituer un véritable « marché » de l’émotion
MARION LAURENT
L’ÉTÉ DES IDÉES