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JEUDI 1ER AOÛT 2019 france| 7
Cinq semaines d’enquête laborieuse sous la pression des proches
Les autorités publiques ont longtemps tergiversé sur la position à adopter concernant l’opération policière durant la Fête de la musique
I
l aura fallu un peu plus de cinq
semaines pour retrouver le
corps de Steve Maia Caniço
dans la Loire, lundi 29 juillet. Une
durée éprouvante pour les pro-
ches de cet animateur en périsco-
laire, disparu durant la nuit de la
Fête de la musique, du 21 au 22 juin.
Le jeune homme participait alors
à une soirée techno à Nantes sur
les bords de Loire, dispersée de
manière controversée par les for-
ces de l’ordre – une dizaine de per-
sonnes tombèrent dans le fleuve.
« C’est difficile d’attendre » ,
confiait, la semaine dernière,
l’une de ses amies, également pré-
sente le soir du drame. Plusieurs
fois, elle s’est rendue sur le quai
Wilson, où avait été organisée la
soirée. Comme d’autres proches
du jeune homme de 24 ans, elle a
scruté – en vain – le fleuve, en
quête d’indices et de réponses.
« Comment est-ce possible qu’on
n’ait toujours rien trouvé? » , s’indi-
gnait la jeune femme.
Pendant les cinq semaines
ayant séparé la Fête de la musique
de la découverte du corps de Steve
Maia Caniço, la progression de
l’affaire s’est en effet montrée
poussive et hésitante.
Une multiplication tardive des
procédures L’enquête n’a pas dé-
marré immédiatement : les se-
cours ont toujours eu la « suspi-
cion d’une personne manquant à
l’appel » , mais la disparition de
Steve Maia Caniço n’est signalée
aux forces de police que le diman-
che 23 juin par sa mère. De leur
côté, ses amis multiplient les re-
cherches sur les réseaux sociaux
pour retrouver le jeune homme,
qui ne sait pas nager. « Si quelqu’un
a vu ce petit gars », demande l’un
d’entre eux en publiant sa photo.
« Aucun commissariat ou hôpital
de Nantes » n’a de nouvelles de
Steve, s’inquiète-t-il.
Le lendemain, lundi 24 juin, la
police diffuse un appel à témoins
et commence des recherches à
proximité du quai Wilson, où
était organisée la soirée. Mais
rien n’est trouvé. Une informa-
tion judiciaire sera ouverte quel-
ques jours plus tard pour « dispa-
rition inquiétante ». Finalement,
les procédures se multiplient :
le 3 juillet, 85 fêtards – quatre per-
sonnes ont rejoint la procédure
depuis – déposent une plainte
contre X pour mise en danger de
la vie d’autrui et violences volon-
Selon la « police des polices »,
« l’usage de la force était justifié »
Le rapport de l’IGPN a été rendu public après l’identification du corps de Steve Maia Caniço
O
ù est Steve? » La question
hantait la ville de Nantes
depuis la disparition du
jeune homme de 24 ans, dans la
nuit du 21 au 22 juin, au cours
d’une soirée sound system à la-
quelle une intervention policière
musclée avait mis fin, provo-
quant la chute de nombreuses
personnes dans la Loire. Mais de-
puis que son corps a été repêché
dans le fleuve, lundi 29 juillet,
d’autres interrogations s’amon-
cellent : qu’est-il arrivé exacte-
ment à Steve Maia Caniço?
Quand et comment est-il tombé
à l’eau? Et surtout, la plus sen-
sible d’entre toutes : les forces
de police sont-elles responsables
de sa chute?
Le rapport de l’inspection géné-
rale de la police nationale (IGPN),
dont une synthèse de dix pages a
été rendue publique mardi, à la
demande du premier ministre,
Edouard Philippe, n’apporte ni
explication définitive ni réelle
nouveauté par rapport aux révé-
lations de la presse depuis cinq
semaines. Il tend en définitive da-
vantage à exonérer les fonction-
naires de toute responsabilité.
« Aucun élément ne permet d’éta-
blir un lien direct entre l’interven-
tion des forces de l’ordre et la dispa-
rition de M. Steve Maia Caniço vers
4 heures le même jour dans le
même secteur » , concluent les en-
quêteurs dans ce document daté
du 16 juillet, deux semaines avant
la découverte de son corps.
Léger malaise
Le calendrier de cette publication
n’est d’ailleurs pas du goût des
proches du jeune homme. D’après
les informations du Monde , le mi-
nistre de l’intérieur, Christophe
Castaner, avait pris connaissance
des conclusions du rapport la se-
maine dernière et avait contacté la
famille de Steve Maia Caniço afin
de convenir d’une rencontre pour
leur en expliquer la teneur. La dé-
couverte du corps, lundi 29 juillet,
a rendu cette proposition d’entre-
tien caduque. Les parents ne s’at-
tendaient cependant pas à ce que
la synthèse de l’IGPN soit dévoilée
au grand public sitôt la dépouille
mortelle de leur fils identifiée.
Ce rapport s’appuie sur l’exploi-
tation des vidéos, des enregistre-
ments radio et sur des témoigna-
ges de plusieurs policiers présents
sur les lieux, d’agents de sécurité
et de la protection civile ainsi que
d’un témoin non identifié. Il s’at-
tache tout d’abord à démontrer
qu’il n’y a pas eu de « charge » à
proprement parler de la police :
« Aucun élément ne permet d’éta-
blir que les forces de police [ont]
procédé à un quelconque bond of-
fensif ou à une manœuvre s’assimi-
lant à une charge qui aurait eu
pour conséquence de repousser les
participants à la fête vers la Loire. »
Les CRS, unités spécialisées
dans le maintien de l’ordre, ne
sont d’ailleurs arrivées qu’après
les faits. Selon l’IGPN, une équipe
de quatre fonctionnaires, renfor-
cée ensuite par une vingtaine
d’agents, s’est rendue sur place
pour faire cesser la musique – les
dix sound systems disposés le
long du quai devaient s’arrêter à
4 heures du matin, mais deux DJ
n’ont pas respecté l’horaire. Es-
suyant des jets de projectiles
(quatre policiers seront blessés
au cours de la soirée), les forces de
l’ordre ont riposté à l’aide de gre-
nades lacrymogènes, de tirs de
lanceur de balles de défense (les
désormais « célèbres » LBD), de
grenades de désencerclement et
de l’usage d’un pistolet à impul-
sion électrique (Taser).
Fallait-il utiliser à proximité de
l’eau un arsenal destiné à la dis-
persion, au risque de chutes dans
le fleuve? Le rapport tranche la
question de façon catégorique :
« Cet usage de la force, en riposte à
des voies de fait perpétrées par une
foule de personnes rassemblées sur
un terrain public qui troublaient
l’ordre public et devaient dès lors
être considérées comme un attrou-
pement, était justifié et n’est pas
apparu disproportionné. »
Il faut cependant lire cette syn-
thèse entre les lignes pour perce-
voir un léger malaise concernant
la conduite des opérations ce
soir-là. Le rapport relève notam-
ment que le directeur départe-
mental adjoint de la sécurité pu-
blique a demandé par radio à ses
troupes de cesser les tirs de gre-
nade lacrymogène, ce qui, com-
biné à l’arrivée des CRS, « a en-
traîné l’arrêt des violences contre
les policiers ».
« Foule hostile »
Il s’interroge également – en
creux et à l’aide d’une formule
alambiquée – sur la volonté du
commissaire présent sur place de
faire cesser à tout prix la musique,
ce qui aurait eu un effet contre-
productif : « Cette décision a induit
un retour au contact de la foule
hostile, qui a généré le renouvelle-
ment des jets de projectiles et la
nécessité pour les effectifs sous son
commandement de se défendre in-
dividuellement (...). »
Les enquêteurs se sont par
ailleurs penchés sur les nombreu-
ses chutes dans la Loire (jusqu’à
quatorze personnes, selon les té-
moignages), sans réussir à établir
un décompte exact. Une seule
certitude, trois d’entre elles
étaient tombées avant l’interven-
tion des forces de l’ordre. Quant
aux autres, les enquêteurs esti-
ment qu’il est impossible d’en im-
puter la responsabilité directe
aux fonctionnaires, quand bien
même elles seraient concomitan-
tes à leur arrivée.
« Aucune des personnes repê-
chées par les sauveteurs n’avait dé-
claré avoir été poussée par l’action
de la police à se jeter à l’eau » , af-
firme de manière lapidaire la syn-
thèse, sans que soit pour autant
publié un seul de ces témoigna-
ges. Le rapport insiste également
sur les témoignages de policiers
qui ont porté secours à des person-
nes tombées dans l’eau. En revan-
che, deux témoins signalent le soir
même la possibilité qu’une per-
sonne ait coulé sans avoir pu être
repêchée. Pour l’une d’entre elles,
l’IGPN assure qu’elle a été retrou-
vée le lendemain. Le deuxième cas
reste inexpliqué.
Si elle apporte peu de réponses
concrètes, cette synthèse du rap-
port de l’IGPN cherche en revan-
che à élargir le spectre des respon-
sabilités. Sortant de ses attribu-
tions (le contrôle administratif
des forces de police), l’inspection
pointe du doigt le rôle des autres
acteurs, à commencer par la mai-
rie de Nantes, directement visée,
et la préfecture de Loire-Atlanti-
que, davantage épargnée.
L’autorisation des sound sys-
tems jusqu’à 4 heures du matin,
l’absence de barrières le long du
quai Wilson où a eu lieu le
drame, le faible nombre d’agents
de sécurité... autant d’éléments
soulignés par l’IGPN qui met-
traient en cause les décisions
prises par les responsables lo-
caux en amont de la Fête de la
musique. Et dédouaneraient
d’autant plus l’action des forces
de l’ordre ce soir-là. Mais c’est à
une autre institution, l’inspec-
tion générale de l’administra-
tion, qu’il revient désormais de
se prononcer sur cette affaire de-
venue très politique.p
nicolas chapuis
et yan gauchard (à nantes)
La maire de Nantes répond
au premier ministre
La maire socialiste de Nantes, Johanna
Rolland, a répondu mardi soir aux déclara-
tions du premier ministre, Edouard Philippe,
mettant en cause la mairie de la ville quant
aux conditions dans lesquelles a été autori-
sée l’organisation de la manifestation sur les
quais de la Loire. « Plus que jamais, l’heure
n’est pas à la polémique, mais à la recherche
de la vérité, a-t-elle affirmé. Je constate
qu’après cinq semaines d’enquête, l’IGPN
n’est toujours pas en mesure de dire ce qu’il
s’est passé dans la nuit du 21 au 22 juin, sur
le quai Wilson, à Nantes. C’est pour le moins
troublant et inquiétant. Comme depuis
les premiers jours, je demande la vérité.
La transparence doit être totale. Nul ne peut
transiger sur la transparence quand il s’agit
de la mort d’un homme. »
SORTANT DE SES
ATTRIBUTIONS,
L’INSPECTION POINTE
DU DOIGT LE RÔLE
DES AUTRES ACTEURS,
À COMMENCER PAR
LA MAIRIE DE NANTES
taires par personnes dépositaires
de l’autorité publique. Le 4 juillet,
le Défenseur des droits, Jacques
Toubon, s’autosaisit sur cette af-
faire. En outre, une enquête est
ouverte après le dépôt de « dix
plaintes de policiers qui ont été
blessés lors des événements de la
Fête de la musique » , selon Pierre
Sennès, procureur de la Républi-
que de Nantes.
L’importance de la mobilisa-
tion des proches de Steve Cepen-
dant, peu d’informations filtrent
sur la nature des moyens mis en
œuvre ainsi que sur l’enquête.
C’est le silence. Une partie des
proches du jeune homme se sen-
tent « abandonnés » – mais leur
mobilisation accentue la médiati-
sation de l’affaire et la pression
sur les autorités. Très mobilisés,
notamment sur les réseaux so-
ciaux, ils ont inondé Nantes d’af-
fiches au nom de leur ami et de
slogans. Avec une même ques-
tion : « Où est Steve? »
Alors que certains appellent à
des « recherches citoyennes » d’en-
vergure, finalement annulées à la
demande de l’avocate de la fa-
mille, le procureur assure, le
24 juillet, que « des opérations
sont menées tous les jours » et dé-
taille, finalement, les moyens mis
en œuvre pour la recherche de
Steve Maia Caniço. Le recours à
un sonar, mis à disposition par la
brigade fluviale de la préfecture
de police de Paris, est annoncé.
Finalement, c’est un bateau de
transports public qui a repéré le
corps, non loin du quai où il avait
été vu pour la dernière fois lors de
la soirée techno.
Des contradictions entre préfec-
ture et exécutif De leur côté, les
autorités publiques tergiversent
sur la position à adopter concer-
nant l’opération policière durant
la Fête de la musique et les inter-
rogations qu’elle suscite, alors
que le quai Wilson n’est protégé
d’aucun garde-corps.
A l’antenne de France Bleu Loire
Océan, le lundi 24 juin, le préfet
Claude d’Harcourt refusait toute
mise en cause des forces de l’or-
dre, qui selon lui « interviennent
toujours de manière proportion-
née », en assurant que, « face à des
individus qui sont complètement
avinés, avec probablement de la
drogue, il est toujours difficile
d’intervenir de façon rationnelle.
Et les individus eux-mêmes sont
immaîtrisables ».
Pourtant, le même jour, l’inspec-
tion générale de la police natio-
nale (IGPN) est saisie par le minis-
tre de l’intérieur. Celui-ci déclare
le 26 juin à l’Assemblée nationale,
en réponse à une question posée
par une députée La France insou-
mise (LFI), ne pas écarter la possi-
bilité que la disparition de Steve
Maia Caniço soit « peut-être » liée à
l’opération policière. En outre, les
propos du préfet ont été dénoncés
début juillet par le député La Ré-
publique en marche Mounir Bel-
hamiti, qui a pointé sur Facebook
un Etat se mettant « en faute » :
« Nul ne saurait considérer comme
proportionnée une intervention
qui conduit une dizaine de jeunes à
se jeter dans la Loire » , écrit-il.
Le silence du monde politique
Les responsables politiques, eux,
ont longtemps hésité à se saisir de
l’affaire. Hormis les députés La
France insoumise, peu d’élus se
sont hasardés à aborder la ques-
tion avant la découverte du corps
de Steve. Le président de la Répu-
blique, Emmanuel Macron, n’a
d’ailleurs fini par s’exprimer sur le
sujet que le 20 juillet, lors d’un dé-
placement dans les Hautes-Pyré-
nées en marge du Tour de France,
se déclarant « très préoccupé par
la situation » et affirmant la né-
cessité de voir « l’enquête conduite
jusqu’à son terme ».
La maire socialiste de Nantes,
Johanna Rolland, après avoir
contacté le préfet fin juin, avait
quant à elle envoyé un courrier à
Christophe Castaner le 18 juillet,
dénonçant « un usage de la force
qui apparaît disproportionné » .p
léa sanchez
« FACE À DES INDIVIDUS
QUI SONT COMPLÈTEMENT
AVINÉS, AVEC
PROBABLEMENT DE LA
DROGUE, IL EST TOUJOURS
DIFFICILE D’INTERVENIR
DE FAÇON RATIONNELLE »
CLAUDE D’HARCOURT
préfet des Pays de la Loire