Le Monde - 07.08.2019

(vip2019) #1
0123
MERCREDI 7 AOÛT 2019

CULTURE

| 11


La tragédie du retour à la vie


Le deuxième long­métrage de Kantemir Balagov est à la fois une fresque historique et un portrait de femme


UNE  GRANDE  FILLE


P


ar sa taille, par son mé­
lange de beauté irra­
diante et de gaucherie,
par son intensité, le
deuxième long­métrage de Kante­
mir Balagov ressemble à son per­
sonnage central, la grande fille du
titre. Le jeune – 27 ans – cinéaste
russe a visé très haut : mettre en
scène une fresque historique tout
en se tenant au format d’un por­
trait de femme.
Le moment qu’il veut évoquer
vient juste après l’une des pério­
des les plus douloureuses de l’his­
toire de son pays – Une grande
fille est situé à Leningrad, pen­
dant l’hiver qui a suivi la victoire
sur le nazisme, dans une ville dé­
cimée par la famine et les bom­
bardements, dans un pays saigné
à blanc, d’abord par les purges sta­
liniennes puis par l’invasion. La
figure qui incarne cette somme
de souffrances et la possibilité ou
non de la surmonter est une
jeune femme, Iya (Viktoria Miros­
hnichenko), dont la taille, excep­
tionnelle pour son temps, mas­
que la beauté aux yeux des autres.
Elle est infirmière dans un hôpi­
tal et souffre de mystérieuses cri­
ses de tétanie.
Pendant la première moitié du
film, Kantemir Balagov parvient à
faire vivre la dialectique entre
cette mise en scène ample (mal­
gré la modestie des moyens maté­
riels mis en œuvre) d’un tournant
historique et le cheminement
d’une femme, bientôt rejointe par
une petite cohorte de survivants,
mutilés dans leur chair et leur
psyché. Au fur et à mesure que le
metteur en scène élargit la pers­
pective, le contrôle absolu qu’il
exerçait à la fois sur son film et
sur les spectateurs (car Kantemir
Balagov semble bien appartenir à
cette tradition qui fait du cinéaste
le seul maître d’un monde dont
sont exclues toutes les contingen­
ces) disparaît et le film se disjoint,
multipliant les points de vue, per­
dant de sa puissance hypnotique,
mais pas de son intérêt.
Tant qu’il concentre son inten­
tion sur le personnage d’Iya, Kan­
temir Balagov évite les faux pas.
Dans ce monde en ruine, obscurci
aussi bien par l’hiver que par la pé­
nurie, elle est lumineuse et fanto­
matique. A cause de sa maladie,
elle est cantonnée à des tâches su­

balternes. Quand elle rentre chez
elle – une chambre dans un appar­
tement communautaire – elle y
retrouve un petit enfant qu’elle
traite avec amour. Cet être simple
et mystérieux, à la manière de cer­
tains personnages de Dostoïevski,
Balagov le filme avec un amour
brutal, qui trouve son aboutisse­
ment dans un incident d’une vio­
lence absurde, terrassante.

Travail de décryptage
Celui­ci coïncide avec le retour de
Masha (Vasilisa Perelygina) qui, on
le comprend bientôt, a été au front
au côté d’Iya, puis a été démobili­
sée avant elle à la suite d’on ne sait
quel traumatisme. Autant Iya pa­
raît presque désincarnée, autant
Masha, compacte, brutale dans
ses gestes comme dans son lan­

gage, semble ancrée dans la vie.
Pour écrire son film, Kantemir Ba­
lagov et son coscénariste, Alexan­
der Terekhov, se sont inspirés des
souvenirs de guerre de femmes
soviétiques que l’écrivaine Svet­
lana Aleksievitch a réunis dans La
guerre n’a pas un visage de femme
(J’ai lu, 2005).
A l’exception d’une tirade finale,
prononcée par Masha, ces élé­
ments documentaires sont dis­
tillés avec un art de la mise en
scène qui exige du spectateur qu’il
reconstitue l’histoire de ces fem­
mes à partir des séquelles laissées
par l’expérience de la guerre.
Pour saisir un peu de ce que fut
la coexistence des combattantes
et des combattants, il faut voir la
manière dont les deux jeunes
femmes vont faire face aux avan­

ces de gosses de riches, d’apparat­
chiks (ils circulent dans une auto­
mobile privée) qui hantent les
nuits de Léningrad. Pour avoir une
idée de ce qu’a valu une vie hu­
maine en URSS entre 1941 et 1945,
il faut voir ce qu’Iya fait d’un
blessé quadriplégique qui ne veut
pas de l’existence de héros soviéti­
que qu’on lui promet (le comédien
qui tient ce rôle, Konstantin Bala­
kirev, est admirable).
Le travail de décryptage qu’exige
Kantemir Balagov ne relève pas de
l’exercice cérébral. C’est pour lui,
en s’appuyant sur le travail plein
d’abnégation de ses interprètes, le
meilleur moyen d’indiquer la voie
vers la réalité des personnages, de
l’époque. Pendant un long mo­
ment Une grande fille ressemble à
un fleuve au dégel, qui reprend

son mouvement, mais libère
aussi les vestiges de catastrophes
passées, jusqu’ici prises dans les
glaces. C’est aussi quand ce pro­
cessus – celui du retour à la vie –
s’accélère que le metteur en scène
perd un peu de son impression­
nante maîtrise.

« Donnie Darko », la conscience apocalyptique d’un adolescent


Le premier long­métrage de Richard Kelly, sorti en 2001, une fable fantastique qu’il a réalisée à l’âge de 26 ans, revient en version restaurée


REPRISE


D


ix­huit ans après le ren­
dez­vous manqué de sa
sortie, Donnie Darko re­
vient sur les écrans en grande
pompe (une version restaurée),
bardé d’une étiquette « culte » qui
le rhabille en chef­d’œuvre maudit
et définitif du film d’adolescents
(teen movie). Ce retour offre avant
tout l’occasion de se pencher sur le
cas du malheureux Richard Kelly,
cinéaste précoce et prometteur,
qui livrait ce premier long­mé­
trage à l’âge de 26 ans et s’engouf­
frait sans le savoir dans une spirale
de revers et de malentendus.
Froidement accueilli lors de sa
présentation à Sundance, Donnie
Darko eut la malchance de sortir
aux Etats­Unis un mois après le
11 septembre 2001, ce qui rendit
inexploitable son récit s’ouvrant
sur la chute d’un réacteur d’avion.
Le succès phénoménal du film en
DVD a néanmoins relancé le jeune

réalisateur à la tête d’une produc­
tion à 17 millions de dollars, South­
land Tales (2006), satire prophéti­
que du cirque médiatico­politique
américain, tellement chahutée
lors de son passage à Cannes
qu’elle resta sur les étagères du
studio Universal. Son troisième et
dernier film en date, The Box
(2009), hommage au cinéma des
années 1970 d’après une nouvelle
fantastique de Richard Matheson,
s’est, en dépit d’une tournure plus
commerciale, soldé une nouvelle
fois par un échec au box­office.
Vertigineuse est la vitesse avec
laquelle Richard Kelly est passé du
statut de jeune espoir miraculé
d’Hollywood à un silence qui per­
dure depuis dix ans. Un mauvais
sort semble avoir plané sur la car­
rière du cinéaste, dont on retrouve
l’ombre portée au cœur même de
Donnie Darko, fable étrange et fan­
tastique sur la conscience apoca­
lyptique d’un adolescent, admira­
blement combinée avec le pano­

rama social, tirant vers la satire,
d’une petite ville huppée du
Midwest, à la veille de l’élection de
George Bush, aux derniers feux du
reaganisme triomphant.
Donnie Darko (Jake Gyllenhaal,
alors âgé de 19 ans), adolescent
tourmenté, mène une existence
instable entre un lycée pétri de
fausses valeurs, une famille aisée
mais quelque peu apathique et ses
séances chez la psychanalyste. Un
soir, guidé hors de chez lui par
Frank, son ami imaginaire (une sil­

houette glissée dans un effrayant
costume de lapin carnassier), le
garçon échappe à la chute d’un
réacteur sur le toit de sa maison.
Convaincu par ses visions que la
fin du monde approche, Donnie
recueille les signes annonciateurs
du chaos qui fourmillent autour
de lui, se lance dans des actes de
délinquance et noue une histoire
d’amour avec la petite nouvelle de
sa classe, Gretchen (Jena Malone).

Un retour de paranoïa
Donnie Darko apparaît comme
une synthèse tardive (égarée au
début du XXIe siècle) du cinéma
américain des années 1990, dé­
cennie marquée par un retour de
paranoïa, entre des récits centrés
sur le motif du complot et des ima­
ges pétries de faux­semblants. S’il
touche juste en ce qui concerne
l’adolescence, c’est parce que Kelly
considère celle­ci comme une
forme de psychose, c’est­à­dire
comme un point de rupture entre

soi et le monde, donnant lieu à
toute une série de dérèglements.
Son jeune héros, qui semble flotter
entre veille et sommeil (de très
beaux passages musicaux sur les
titres d’Echo and The Bunnymen
ou Tears for Fears), atteint l’âge
d’interpréter le monde autour de
lui, de lui trouver à tout prix une
cohérence qu’il n’a pas forcément,
quitte à verser dans le délire.
Donnie s’invente l’herméneute
d’une réalité trop banale qu’il
soupçonne sillonnée de schémas
secrets et de significations cryp­
tées. Paranoïa et schizophrénie se
combinent en lui comme le pres­
sentiment que quelque chose ne
tourne pas rond, dans cette Améri­
que policée et craintive, où les éco­
les ouvrent leurs portes aux char­
latans (le gourou de l’auto­perfec­
tionnement joué par Patrick
Swayze) et où les parents perdent
contact avec leurs enfants.
Mais l’adolescence, c’est surtout
la conscience aiguë d’une mort

anticipée : une sorte de voyage
dans le temps, qui prend, chez
Donnie, la forme d’un compte à
rebours eschatologique. Multi­
pliant les plans ralentis, accélérés
ou défilant à l’envers, le film fait
du temps une matière infiniment
malléable, réversible, creusée de
galeries insoupçonnables. Le plus
beau étant qu’il épouse la subjecti­
vité délirante de son personnage,
se rendant perméable à ses vi­
sions et cauchemars, foisonnant
comme lui de pistes d’interpréta­
tion sans en boucler aucune.
Le montage original du film res­
sort en même temps qu’une ver­
sion « director’s cut » plus longue
de vingt et une minutes, dispensa­
ble tant elle porte atteinte au mys­
tère et à la beauté plastique de ce
film inoubliable.
mathieu macheret

Donnie Darko, film américain de
Richard Kelly (2001). Avec Jake
Gyllenhaal, Jena Malone (1 h 53).

Iya (Viktoria Miroshnichenko) est infirmière dans un hôpital de Leningrad. LIANA MUKHAMEDZYANOVA

Le film ressemble
à un fleuve au
dégel, qui reprend
son mouvement,
mais libère aussi
les vestiges
de catastrophes
passées

Les dernières séquences sont fil­
mées sur un mode beaucoup plus
explicite. La confrontation finale
entre Masha (personnage qui a
ravi le premier rôle à Iya au fil du
récit) et la mère de son soupirant,
une intellectuelle dont on devine
que les privilèges viennent aussi
bien de son allégeance au parti
que de sa naissance, donne à en­
tendre ce que fut la réalité de la vie
des femmes de l’Armée rouge.
Cette conclusion fait l’effet d’une
déclamation venue interrompre
un concert délicat et dissonant de
cris et de chuchotements.
thomas sotinel

Film russe de Kantemir Balagov.
Avec Viktoria Miroshnichenko,
Vasilisa Perelygina, Timofey
Glazkov, Andrey Bykov (2 h 17).

Le jeune héros
(Jake Gyllenhaal,
alors âgé
de 19 ans) semble
constamment
flotter entre
veille et sommeil

CHEF­D'ŒUVRE   À  NE  PAS  MANQUER   À  VOIR   POURQUOI  PAS   ON  PEUT  ÉVITER
Free download pdf