Le Monde - 07.08.2019

(vip2019) #1

16 | MERCREDI 7 AOÛT 2019


0123


LES CÉLÉBRITÉS 


ACCOSTENT 


SUR LE ROCHER : 


JANE FONDA, 


CANDICE BERGEN, 


ANTHONY QUINN. 


LE GROUPE 


CREEDENCE 


CLEARWATER REVIVAL 


OFFRE UN BATEAU...


san francisco ­ correspondante

L’


aube n’est pas encore levée, ce
20 novembre 1969, quand le
chalutier quitte Sausalito
pour se glisser dans la baie de
San Francisco. Les étudiants
se sont donné rendez­vous au
milieu de la nuit dans un café proche du quai,
le No Name Bar. Richard Oakes a rameuté ses
camarades de l’université de Los Angeles. Le
groupe est plus nombreux que prévu. Il fau­
dra trois bateaux pour transporter les 89 pre­
miers occupants, dont six enfants de 2 à
6 ans. Quarante minutes de traversée, le cou­
rant est fort, la nuit noire. Et voilà Alcatraz,
l’île­prison, la forteresse dont on ne
s’échappe pas, même si – légende ou histoire
vraie – trois détenus y sont parvenus en 1962,
à moins qu’ils ne se soient noyés, car per­
sonne n’a plus jamais entendu parler d’eux.
L’île est surnommée « The Rock », le rocher.
C’est un caillou en effet, de 9 hectares, sur le­
quel l’armée a érigé un fort, puis une prison
militaire en 1907, avant de la remettre à la jus­
tice civile en 1934. Al Capone y a été incarcéré,
et certains des criminels les plus endurcis de
l’époque. En 1962, Bob Kennedy, ministre de la
justice, a décidé de la fermer. Trop chère ; il
faut tout acheminer par bateau. Le
21 mars 1963, les derniers détenus ont été
transférés sur le continent, menottes aux poi­
gnets.
Depuis, les pouvoirs publics tergiversent
sur le sort du rocher. La municipalité de San
Francisco penche pour le projet de casino­re­
sort du pétrolier texan Lamar Hunt. Le cercle
des Sioux de San Francisco a une autre idée :
revendiquer l’îlot au nom du traité de Fort
Laramie de 1868. Celui­ci prévoit que les tri­
bus sont en droit de réclamer les terres « en
surplus » : celles que le gouvernement des
Etats­Unis n’occupe plus. A la bibliothèque
de Berkeley, les étudiants ont retrouvé un
exemplaire du traité. L’idée a germé.
En cette fin 1969, la jeunesse indienne est
en ébullition, comme le reste du pays, dé­
chiré par la guerre du Vietnam. Pour les Nati­
ves, c’est une question de survie. Depuis 1953,
le gouvernement américain mène une poli­
tique dite de « termination » : de fermeture
des réserves. Il veut vendre les terres et assi­
miler enfin les Indiens. Argument : les réser­
ves sont dans un état de dénuement catas­
trophique. L’espérance de vie y est de
vingt ans inférieure à la moyenne nationale,
le chômage dix fois plus important. Il se
trouve aussi que l’industrie minière s’agace
que le sous­sol, qui recèle plus de richesses
qu’on ne croyait (les tribus de l’Ouest contrô­
lent un tiers du charbon et 80 % de l’ura­
nium), reste peu exploité. Les Indiens sont
encouragés à quitter les réserves. On leur
donne un aller simple vers l’un des centres
de relogement, une allocation de 140 dollars
par mois. Et un réveil, comme pour leur rap­
peler qu’il est temps de se mettre au travail.
Sur 764 000 Natives, plus de 100 000 pren­
nent le chemin des villes, soit davantage que
pendant l’exode forcé du Trail of tears (1831­
1837).
L’adaptation est difficile. « Un Indien sans
terre, c’est comme un homme sans pays »,
dira LaNada Means, l’une des figures de l’oc­
cupation d’Alcatraz. Mais, en ville, ils ren­
contrent pour la première fois des « compa­
triotes » venus d’autres tribus. Ils confron­
tent leurs misères d’exilés, créent un journal
sur le « sentier de la guerre », le War Path. Le

monde indien se découvre une conscience
commune, « nationale ». Un sentiment « ini­
maginable depuis la Ghost Dance », clamera
Richard Oakes. En 1889, au plus bas de la des­
tinée indienne, la « danse des esprits » était
devenue la religion du désespoir. Elle affir­
mait la prophétie qu’un jour le bison revien­
drait et, avec lui, le mode de vie indien. Un
jour, les terres seraient rendues aux tribus...
Quand les étudiants débarquent à
Alcatraz, ce 20 novembre, le gardien Glenn
Dodson ne s’y oppose pas. Il lance un appel
de détresse « Mayday! Mayday! » Puis, se
ravise – il a lui­même un huitième de sang
indien – et leur recommande de s’installer
dans les anciens quartiers des gardiens,
deux bâtiments de trois étages, à la pointe
du rocher. Richard Oakes promet de le
nommer « chef du bureau des affaires blan­
ches » s’il continue de coopérer.

VESTES À FRANGES ET BANDANAS
La forteresse est à eux et va le rester pendant
dix­neuf mois. C’est un moment d’exaltation
et de rébellion, à l’égal de la contre­culture
pour la jeunesse blanche ou des droits civi­
ques pour les Noirs. Alcatraz n’est pas une île,
lance Richard Oakes, « c’est une idée ». Une
« renaissance », dit aujourd’hui Alan Harri­
son, un Pomo de Clear Lake (Californie), qui
avait 8 ans quand il a participé à l’occupation
avec sa mère, Luwana Quitiquit, étudiante au
premier département d’études amérindien­
nes de la San Francisco State University.
Les jeunes sont vêtus de vestes à franges,
coiffés de feutres, des bandanas retiennent
les longs cheveux des filles et des garçons.
Dès le premier jour, ils affichent un portrait
de l’Apache Geronimo dans le salon de l’an­
cien gardien chef, peignent des proclama­
tions à la peinture rouge. Ce rocher n’est
plus un bâtiment fédéral, mais une « indian
property » : une nouvelle réserve, celle des
« Indiens de toutes les tribus ».
Les occupants sont persuadés qu’ils vont
être rapidement délogés. Alan Harrison


  • qui a fait carrière dans la décoration de pla­
    teaux de télévision à Hollywood – montre
    encore l’endroit où il se trouvait, dans la
    cour qui servait de terrain de sport aux gar­
    diens. Un hélicoptère des gardes­côtes s’est
    approché, tireur en position, le canon du
    fusil dirigé vers lui. Cinquante ans ont passé,
    le moment est resté gravé. Les craintes des
    occupants se révèlent infondées. Richard
    Nixon, le président, renonce très vite à
    l’usage de la force. Le massacre de My Laï, au
    Vietnam, en mars 1968, a été révélé par la
    presse huit jours plus tôt. Le gouvernement
    tient à éviter toute confrontation.
    Faute de mieux, les gardes­côtes mettent en
    place un blocus. Qui ne va tenir que quatre
    jours : la ville de San Francisco a pris fait et
    cause pour les Indiens. A la voile, en barque,
    en bateau de pêche, les habitants essaient
    d’apporter des vivres aux rebelles et débor­
    dent sans peine les vedettes des gardes­côtes
    qui ne savent plus où donner du tocsin. Une
    montgolfière décolle même de la marina, le
    23 novembre, mais elle sera déviée par des
    vents hostiles. Des sympathisants arrivent de
    tout le pays. Ils sont bientôt 250 sur le rocher.
    Richard Oakes lit les revendications. Le
    texte s’adresse au « Grand­Père Blanc et à son
    peuple ». Solennellement, il propose un nou­
    veau traité par lequel les Indiens offrent
    « 24 dollars de verroteries et de tissu rouge » en
    échange d’Alcatraz. Dans la même veine sar­
    castique, la proclamation souligne que l’îlot
    est fait pour eux. Comme les réserves, il est


« isolé des installations modernes, dépourvu
de moyens de transport et d’eau courante. Il
n’y a ni école, ni hôpital, ni industrie ou res­
sources minérales. Et la population y a tou­
jours été tenue prisonnière et dépendante ».
Les étudiants entendent faire d’Alcatraz
une université, un centre culturel. Un musée,
qui ne cachera rien des bontés léguées par la
« civilisation » : maladies, alcool, pauvreté,
« barbelés, boîtes de fer­blanc, containers de
plastique ». Et, bien avant la mode, un centre
consacré à l’écologie où les jeunes appren­
dront à « rendre à la terre et aux rivières leur
état de pureté naturelle ». Richard Oakes et
ses amis veulent avoir accès à l’enseigne­
ment supérieur, comme les autres jeunes
Américains. Assez des filières techniques et
des éducateurs du Bureau des affaires in­
diennes qui n’aiment rien tant que de leur
montrer des films sur la conquête de l’Ouest.
« Cela fait quatre cents ans que l’homme
blanc nous éduque. Ça a été un échec total »,
dénonce LaNada Means.
Richard Oakes est proclamé leader du
groupe par les médias, ce qui ne va pas sans
ressentiment dans un univers aussi
égalitaire que le monde indien. Il est charis­
matique, parfois facétieux, et se pose à
l’égal des négociateurs du gouvernement.
Né en 1942, il a grandi sur la réserve
mohawk dans le nord de l’Etat de New York
et, comme son père, il s’est joint à la confré­
rie des « guerriers du ciel », les trompe­la­
mort du fer et de l’acier qui construisent les
gratte­ciel de Manhattan. « Pourquoi
Alcatraz? », lui demande un reporter.
« Parce que c’est ce que l’on voit en premier »
en entrant dans la baie, répond­il. Comme à
New York, la statue de la Liberté.
Le premier Thanksgiving est un triomphe.
Le restaurant Rathskeller de Ghirardelli
Square a donné 200 repas de dinde et prêté
des cuisiniers. De toute la région, les
familles arrivent chargées de mets supplé­
mentaires et de tambours. Joseph Morris,
un Blackfoot membre du syndicat des
dockers, se procure un local sur le quai 40
qui servira d’entrepôt. Un compte en

L’attaque du fort


d’Alcatraz


INDIENS  D’AMÉRIQUE  2 | 6  En novembre 1969, des


étudiants « de toutes les tribus » occupent l’îlot


de la baie de San Francisco, revendiquant leurs


droits. Cette action attire bientôt une foule


de soutiens. En pleine guerre du Vietnam,


Nixon veut éviter l’usage de la force


banque est ouvert au nom des « Indiens de
toutes les tribus » : 4 000 dollars y parvien­
nent dès la première semaine.
Sur l’île, on se répartit les cellules. Loge des
Cheyennes, chambre des Pomo. « Il y avait
un type qui était arrivé du Nebraska, raconte
Alan Harrison. Il n’avait jamais si bien dormi.
Chez lui, sur la réserve, ils étaient dix dans
une chambre. » Les occupants installent une
fosse de récupération des eaux usées, là où,
depuis plus d’un demi­siècle, les autorités
américaines rejetaient les déchets dans la
baie. Une école, Big Rock School, ouvre dès
le début décembre, dans l’auditorium de ce
qui avait été le quartier principal de déten­
tion. On y enseigne les maths et aussi l’art
des perles et des parures de cérémonies.
Pour les enfants, Alcatraz est un paradis. Le
fabricant de jouets Mattel a offert des cen­
taines de jouets, des vélos. « On n’en avait ja­
mais vus autant », relate Alan.

DÉLUGE DE LETTRES À LA MAISON BLANCHE
Le week­end, ils sont plus de 500 sur le
rocher, émerveillés de se retrouver entre
eux (les seuls non­Indiens admis la nuit
sont les médecins et les avocats). A l’excep­
tion des Ohlone, les maîtres originels de la
baie de San Francisco, hostiles à l’idée de
laisser à d’autres tribus la jouissance du ro­
cher, l’opinion est conquise. Les célébrités
accostent : Jane Fonda, Merv Griffin,
Candice Bergen, Anthony Quinn. Le groupe
Creedence Clearwater Revival offre un ba­
teau. La Maison Blanche reçoit des centai­
nes de lettres : « Pour une fois, dans l’histoire
de ce pays, laissons les Indiens obtenir quel­
que chose. Laissons­leur Alcatraz! »
Le 3 janvier 1970, c’est le drame. Yvonne
Oakes, 13 ans, la fille de Richard, tombe du
troisième étage dans le bâtiment commu­
nautaire. Elle succombe à ses blessures cinq
jours plus tard. « Chief Oakes », comme l’ont
surnommé les médias, soupçonne une
main malfaisante et demande l’ouverture
d’une enquête, mais le FBI ne trouvera rien
qui contredise la thèse de l’accident.
Richard, sa femme, Annie, et leurs enfants

Hiver 1969­1970,
un groupe
d’Amérindiens
navigue vers
Alcatraz pour
rejoindre
la forteresse
occupée.
RALPH CRANE/LIFE
COLLECTION/GETTY IMAGES

L’ÉTÉ DES SÉRIES

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