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MERCREDI 7 AOÛT 2019 | 17
quittent Alcatraz, avec leurs amis. Deux ans
plus tard, le héros de l’occupation connaîtra
luimême une fin tragique, abattu par un vi
gile blanc à Sonoma, au nord de San Fran
cisco. Richard Oakes, 30 ans, n’était pas armé
mais l’assassin plaide la légitime défense. Et,
scénario familier, l’homme sera acquitté.
Il ne reste plus que 80 occupants réguliers
mais les donations continuent d’arriver.
L’équipe de football des Washington Reds
kins – à qui on ne demande pas encore de
laisser tomber ce nom dévalorisant de
« peauxrouges » – offre une télévision cou
leur, qui sera apportée par Ethel Kennedy, la
veuve de Robert. Le 26 mai 1970, quand le
gouvernement coupe l’électricité et saisit la
barge d’eau douce qui alimente le rocher,
l’Eglise unitarienne de San Francisco com
pense par l’envoi d’un générateur. Un jour
d’été, une flèche est tirée en direction d’un
bateau qui s’est approché à moins de
200 mètres, semant la panique. Les Indiens
se moquent. Avec une flèche à 42 cents, ache
tée à l’embarcadère, ils ont fait reculer les fer
ries des touristes blancs. John Trudell, de
venu le porteparole de l’occupation,
continue de donner des bulletins d’informa
tion emphatiques sur Radio Alcatraz. Le
20 juillet, il annonce que sa femme, Lou,
vient de donner naissance au « premier In
dien né libre depuis cinq cents ans ». Le bébé a
été nommé Wovoka, du nom du « medicine
man » qui a propagé la Ghost Dance, la danse
messianique qui effrayait tant les Blancs.
Mais l’hiver est long sur l’île des Pélicans
(los Alcatraces). Le vent s’engouffre dans
l’unique allée qui monte jusqu’au château
d’eau ; le rocher est parfois coupé du
monde, bien qu’il ne se trouve qu’à 5 kilo
mètres de la ville. Les étudiants ont dû
retourner à l’université.
Les autorités laissent filer le temps, parient
sur le pourrissement. Clochards, hippies,
dealeurs viennent s’installer pour la nuit.
Les occupants dérivent vers le fraction
nisme, les soupçons d’infiltration. On s’ac
cuse de détourner l’argent qui arrive de tout
le pays dans des enveloppes. Le groupe
chargé de la sécurité, en treillis militaire, fait
couler l’alcool à flots et régner la terreur. « Il y
avait beaucoup de coups de poignard dans le
dos », soupire Eloy Martinez, 78 ans, un an
cien de l’occupation qui porte un pin Red
Power au revers de son blouson.
11 JUIN 1971 : LA POLICE INTERVIENT
Un incendie consacre le basculement de
l’opinion publique. Dans la nuit du
1 er juin 1971, le feu détruit trois bâtiments
historiques et endommage le vieux phare.
Les autorités décident d’intervenir avant
qu’un nouveau contingent d’étudiants ne
débarque à la faveur des vacances. Le 11 juin,
une trentaine de policiers fédéraux accos
tent pour reprendre l’île. La photographe
Ilka Hartmann n’a que le temps d’attraper
son appareil pour saisir la scène à l’embarca
dère. Ils ne sont plus qu’une quinzaine, dont
quatre femmes et cinq enfants. Personne ne
résiste. En une heure, la reddition est totale.
Soulagé, le gouvernement offre une nuit
d’hôtel aux exrebelles d’Alcatraz.
Ainsi s’achève – à la vavite – l’un des événe
ments majeurs de l’histoire moderne des In
diens. Les étudiants n’ont pas conquis le ro
cher, mais ils ont ouvert la voie au sursaut
indien ; provoqué « l’étincelle qui a lancé l’un
des grands mouvements sociaux de l’histoire
américaine : le mouvement pour la souverai
neté tribale », analyse l’historien Charles Wil
kinson. Adam Fortunate Eagle, l’un des
piliers du panindianisme, ne le réalisera que
tard : « Alcatraz, c’était la dernière bataille. Ils
ne l’ont jamais admis, mais on l’a gagnée. »
Alcatraz n’est pas devenue le Las Vegas de la
baie de San Francisco mais propriété du
National Parc Service (NPS) en 1973. Elle reste
un symbole puissant pour les Amérindiens.
Tous les ans, à la mioctobre, on y célèbre la
Journée des peuples indigènes (fêtée ailleurs
comme Jour de Christophe Colomb). Fin no
vembre, c’est « l’antiThanksgiving », pour
nuancer la légende célébrée par les Améri
cains : de bons indigènes donnant quelques
recettes de survie – et de maïs – aux gentils
Blancs débarqués du Mayflower...
Eloy Martinez est l’un des maîtres des céré
monies d’Alcatraz, et le gardien du feu. C’est
lui qui apporte la sauge purificatrice qui ouvre
le rituel. Il vient la veille pour préparer les
chaises pour les anciens et le ciment de la
cour où se déroule, pieds nus, un powwow
rassemblant plusieurs milliers de personnes
au lever du soleil. Eloy a commencé à initier
Elijah Oakes, 17 ans, le petitfils de Richard Oa
kes. « On voit les jeunes changer, affirmetil. Il
faut leur apprendre le respect. »
Eloy est un Southern Ute du Colorado. A
9 ans, il était déjà en délicatesse avec les auto
rités. A 14 ans, il s’est interposé pour défendre
sa cousine, harcelée par un patron blanc. « Le
type a placé une planche devant son torse et
m’a mis au défi de le frapper, racontetil. Je lui
ai envoyé un coup de poing dans le nez. » Après
quoi, « ça a été l’escalade ». A 17 ans, Eloy a fui
le contrôle judiciaire et s’est évadé vers la Cali
fornie. Sur la photo de groupe des occupants
de 1969, on le distingue vaguement à l’arrière.
« J’essayais de ne pas trop me faire remarquer. »
A Oakland, Eloy Martinez a trouvé du tra
vail grâce au syndicat de la construction. Dès
qu’il a pu, il s’est mis à son compte et il a
embauché des anciens détenus. Sous le blou
son, son teeshirt proclame « Planting
Justice » : le nom d’un programme de réinser
tion par le jardinage auquel il collabore. Eloy
est « pour l’éducation, pas l’incarcération ».
Quand il arrive à l’embarcadère pour Alca
traz, à San Francisco, au Pier 29, les employés
du ferry s’écartent avec respect. Il y a des
années que personne n’essaie plus de le faire
payer. Depuis ce jour de 1993, très précisé
ment, où il a forcé le passage en proclamant
que la terre appartenait aux tribus et qu’il
venait « collecter le loyer ». A force d’en
trisme, il a même réussi à obtenir une place
de parking réservée devant le quai. « J’ai mis
le pied dans la porte », rigoletil.
A la descente du ferry, le ranger John
Cantwell, du service des parcs nationaux, le
salue. Les deux hommes se connaissent bien.
A leur première rencontre, l’Indien a tout de
suite pris le dessus. « J’étais stagiaire, raconte
le ranger. J’avais des cheveux jusqu’au milieu
du dos. » Eloy lui a signifié qu’il devait son job
aux occupants d’Alcatraz, sans qui l’îlot serait
« devenu le Monte Carlo de San Francisco ». Un
demisiècle plus tard, le vieux militant conti
nue de bougonner contre la « radinerie » des
EtatsUnis. « Ce n’est qu’un morceau de rocher.
Ils auraient quand même pu nous le donner. »
Depuis 2006, la direction des parcs a changé
d’approche. Le coup de force des étudiants in
diens est maintenant considéré comme par
tie intégrante de l’histoire nationale. « On ne
veut plus parler seulement d’Al Capone, expli
que le ranger Cantwell. Maintenant, on parle
aussi de l’occupation ». Après avoir essayé d’ef
facer les slogans de l’époque (« c’est de l’encre
indienne, rigole Eloy, c’est revenu »), elle les res
taure. « Ça m’a pris des années pour qu’ils arrê
tent de les appeler graffiti », souffle l’exsyndi
caliste. Pour le 50e anniversaire, les anciens
vont repeindre solennellement la proclama
tion qui accueille les ferries depuis 1969 : « In
dians Welcome ». Les Indiens sont les « bienve
nus » à Alcatraz. Du moins pour la journée.
Eloy Martinez est chez lui à Alcatraz et il ne
manque pas une occasion d’expliquer aux
touristes ce qui a conduit les Indiens à reven
diquer ce lieu d’incarcération. « Le comble,
plaisantetil. Occuper une prison! » Il parle à
grande vitesse, les visiteurs se demandent
qui est ce petit homme en blouson de cuir,
une longue natte grise descendant de son
chapeau, qui prétend les éduquer. A tout ha
sard, un jeune Coréen le sollicite pour un sel
fie. Eloy est ravi. Le message sera porté jus
qu’en Asie : les Indiens sont toujours là.
corine lesnes
Prochain article Génération volée
LE 20 JUILLET 1970,
JOHN TRUDELL,
DEVENU
LE PORTEPAROLE
DE L’OCCUPATION,
ANNONCE
LA NAISSANCE
DE SON ENFANT,
« PREMIER INDIEN NÉ
LIBRE DEPUIS CINQ
CENTS ANS »
Eloy Martinez
(à gauche), 78 ans,
qui a participé
à l’occupation
de la forteresse,
et John Cantwell,
ranger affecté
sur l’îlot. PERRY SHIMON
L’ÉTÉ DES SÉRIES