18 | MERCREDI 7 AOÛT 2019
0123
los angeles correspondant
L
e mercredi 18 avril 2018,
Joseph DeAngelo, un re
traité de Citrus Heights,
dans la banlieue nord de
Sacramento, part faire des courses.
Cet homme de 72 ans l’ignore,
mais il n’est pas seul. Des policiers
sont là qui le suivent. Dans la zone
commerciale de Roseville, non
loin de chez lui, il s’arrête à Hobby
Lobby, un magasin de décoration.
Alors qu’il se trouve dans la bouti
que, des détectives de la brigade
criminelle du shérif de Sacra
mento s’approchent de sa voiture
pour essuyer la poignée de la por
tière afin de recueillir son ADN.
Deux jours plus tard, la confir
mation du laboratoire leur par
vient : les traces correspondent à
celles découvertes, près de trente
ans auparavant, sur la scène d’un
double meurtre, à des centaines de
kilomètres de là, en Californie du
Sud. Après une ultime vérification
sur un mouchoir ramassé dans la
poubelle du suspect devant son
domicile, les enquêteurs ont la
certitude de tenir un tueur en série
ayant terrorisé la Californie du dé
but des années 1970 jusqu’en 1986.
Pour eux, c’est la conclusion d’in
vestigations éprouvantes, qui ont
connu avancées et coups d’arrêt,
fluctuant au gré des progrès des
analyses génétiques, et des avan
cées légales... Au final, cette pelote
a mis vingtdeux ans à être dérou
lée. Comme l’a résumé la procu
reure de Sacramento, Anne Marie
Schubert, à l’arrestation de Joseph
DeAngelo : « Il y a une chose que
nous savions tous : la réponse était
et a toujours été dans l’ADN. » Pour
le comprendre, il faut commencer
par revenir en 1996.
Cette annéelà, dans le labora
toire d’analyse criminelle du
comté d’Orange, au sud de Los
Angeles, les techniciens et les en
quêteurs piaffent devant la nou
velle possibilité qui leur est of
ferte, l’ADN. Deux ans aupara
vant, le fichier national généti
que des auteurs de crimes, le
Codis, a été créé sous l’autorité
du FBI. Les services du shérif
d’Orange se replongent donc
dans les cold cases, les crimes non
résolus. Leur priorité : les meur
tres avec agression sexuelle.
Trois d’entre eux les hantent,
commis a priori par un seul
auteur. En 1980, à Dana Point,
Keith et Patrice Harrington, 28 ans
chacun, sont retrouvés morts chez
eux. En 1981, Marcela Witthuhn,
28 ans également, est tuée à son
domicile, à Irvine. Surpris pendant
leur sommeil, ils ont été atta
chés, et les jeunes femmes violées.
Tous ont succombé à des coups
portés à la tête. Dans les deux cas,
le sperme de l’agresseur a été
conservé. Le résultat de la compa
raison est positif. Mais une sur
prise attend les analystes, qui exa
minent, par acquit de conscience,
d’autres crimes non résolus : le
même ADN apparaît dans le dos
sier Janelle Cruz, une jeune fille
violée et tuée à Irvine en 1986. Les
affaires n’avaient jamais été rap
prochées. Grâce aux expertises gé
nétiques, elles le sont désormais.
« JE VAIS LES TUER »
Sur leur lancée, les enquêteurs
élargissent leur champ géographi
que. En 1980, le lien avec trois dou
bles meurtres et une agression
avortée commis 200 km plus au
nord avait été envisagé. La série
avait débuté à Goleta, une ban
lieue de Santa Barbara. Le 1er octo
bre 1979, un couple est réveillé par
un intrus, qui répète : « Je vais les
tuer, je vais les tuer cette fois. » La
femme doit attacher son compa
gnon. Elle est ellemême ligotée,
puis traînée dans le salon. L’intrus
inspecte alors les pièces de la mai
son, sans cesser de dire : « Je vais les
tuer, je vais les tuer, je vais les tuer. »
Le couple parvient à s’échapper – il
sera le seul à survivre.
Le 30 décembre de la même an
née, à 500 m de là, Robert Offer
man, 44 ans, et Alexandra Man
ning, 35 ans, sont découverts,
morts, dans l’appartement du pre
mier. Un tir dans la tête pour elle,
retrouvée nue et attachée, face
contre le matelas de son lit, après
avoir été violée. Trois tirs pour lui,
ligoté au pied du lit. Trois mois
plus tard, 70 km plus au sud, à
Ventura, c’est au tour des époux
Smith. Même mode opératoire,
mais eux meurent sous l’effet de
violents coups portés à la tête.
Tout comme Greg Sanchez, 27 ans,
et Cheri Domingo, 35 ans, à Goleta,
le 27 juillet 1981.
Quand les policiers du comté
d’Orange se plongent dans ces
vieux dossiers, ils obtiennent
l’extraction et la comparaison des
ADN dans l’affaire Smith, le cou
ple de Ventura. Nouvelle corres
pondance positive. En 2000, qua
torze ans après son dernier crime,
la presse l’annonce : l’ADN a
donné à la Californie un nouveau
tueur en série, l’« Original Night
Stalker » (« ONS », « le harceleur
nocturne originel »). Au total, il a
tué dix personnes en sept ans.
Mais ce n’est que la partie émer
gée de l’iceberg... Son parcours
nous renvoie bien plus loin en
core dans le temps.
Le 18 juin 1976, à Rancho Cor
dova, dans la banlieue est de Sa
cramento. Bien loin de Goleta ou
de Dana Point, donc. Une jeune
femme d’une vingtaine d’années
est sortie de son sommeil, vers
4 heures du matin, par un homme
masqué armé d’un couteau. Il l’at
tache, la viole, puis fouille et met à
sac la maison avant de partir.
C’est la première d’une cinquan
taine d’agressions qui vont, pen
dant trois ans, terroriser la région.
Des attaques accompagnées
d’une nuée de coups de fil anony
mes et d’apparitions multiples
d’un rôdeur dans les quartiers vi
sés, situés à l’est et au nordest de
l’agglomération de Sacramento.
Les Américains aimant les sur
noms, ce criminel sera baptisé
« East Area Rapist » (« EAR », le
« violeur de la zone est »).
Une première phase prend fin
début 1978, avec le double meurtre
de Brian et Katie Maggiore, 21 et
20 ans, qui ont eu le malheur de
croiser la route de l’« EAR » en « re
pérage » alors qu’ils promenaient
leur chien. Il leur a tiré dessus,
avant de s’enfuir. Ensuite, le vio
leur s’éloigne, et cible les petites
villes de la région, Davis et Mo
desto. Cinq attaques en deux mois,
au début de l’été 1978. Puis une
nouvelle pause, et un retour, cette
fois dans l’arrièrepays de la baie
de San Francisco, dans le comté de
Contra Costa, à 150 km de Sacra
mento. Une dizaine d’agressions,
jusqu’en juillet 1979. L’« EAR » dis
paraît alors dans la nature.
UN ANALYSTE OBSTINÉ
Retour dans les années 1990. La
technologie progresse, inégale
ment, selon les moyens accordés
aux laboratoires. Et plutôt lente
ment, dans le comté de Contra
Costa. Mais, en 1997, un analyste
obstiné parvient à « amplifier »
l’ADN retrouvé sur trois scènes de
crime et à établir un profil généti
que pour l’« EAR ». Il contacte les
polices du sud de l’Etat pour tenter
de le comparer avec celui du « har
celeur nocturne originel ». Il fau
dra encore quelques années pour
que la technologie le permette.
Mais, en 2001, la nouvelle fait la
« une » des journaux californiens :
l’« EAR » des années 1970 et l’« Ori
ginal Night Stalker » des années
1980 ne font qu’un. La police lui
attribue douze meurtres et une
cinquantaine de viols, sur une pé
riode de onze ans.
Au final, ce seront même treize
meurtres et douze ans, car le « Vi
salia Ransacker », un cambrioleur
très actif dans cette petite ville de
la vallée centrale de Californie
en 19741975, vient lui aussi s’ajou
ter au sombre palmarès. Sa « si
gnature » : mettre à sac (« ran
sack », en anglais) les maisons,
éparpiller les sousvêtements fé
minins dans les chambres, le tout
pour de maigres butins. Le 11 sep
tembre 1975, il avait tué le père
d’une adolescente qu’il cherchait à
enlever en pleine nuit.
Un seul criminel, donc, mais pas
de suspect. L’enquête cale. Même
si le fichage génétique progresse,
l’ADN du tueur n’apparaît sur
aucune base de données crimi
nelle. En 2004, la Californie adopte
par référendum la collecte d’em
preintes génétiques pour toutes
les personnes arrêtées. Bruce Har
rington, le frère d’une des victimes
du mystérieux tueur, a mené le
combat pour la loi controversée
- et investi pas moins de 2 millions
de dollars (1,8 million d’euros)
dans la campagne. Toujours rien.
En 2008, l’Etat devient le premier
à autoriser, en ultime recours,
l’utilisation de la technologie de
l’ADN familial : chercher l’em
preinte génétique d’un proche
dans les fichiers, puis remonter sa
généalogie. C’est ainsi, par exem
ple, qu’un tueur en série du sud de
Los Angeles a été arrêté grâce à
l’empreinte que son fils avait dû
laisser après une interpellation
pour port d’arme illégal. Dans le
cas de celui que l’on appelle alors
l’« ONSEAR », ces recherches « fa
miliales » ne donnent rien, et le
mystère qui l’entoure attise l’inté
rêt médiatique. En 2013, la journa
liste Michelle McNamara lui don
ne un nom unique, le « Golden
State Killer » – le « tueur du Golden
State », c’estàdire la Californie.
Trois ans plus tard, pour le
40 e anniversaire de la première
agression à Sacramento, l’enquête
est relancée, une task force mise
en place. Les fichiers policiers ne
Joseph DeAngelo. STEPHANE OIRY
donnent rien? Qu’à cela ne tienne,
l’ADN du « Golden State Killer » est
enregistré sur des sites commer
ciaux de recherche généalogique.
Sur GEDMatch, les enquêteurs dé
couvrent alors un potentiel cousin
éloigné. La suite, ce sont des inves
tigations méticuleuses pour trou
ver un suspect dans l’arbre généa
logique de ce cousin. « L’ADN nous
a menés sur une route, mais cette
route avait de nombreuses destina
tions », a expliqué le shérif de Sa
cramento. A l’université de Califor
nie, à Davis, la directrice du pro
gramme de sciences criminelles,
Ruth Dickover, ne cache pas son
enthousiasme : « C’est le cas qui est
allé le plus loin dans les techniques
de recherche d’ADN. » Reste à col
lecter en toute discrétion l’ADN du
suspect, pour une ultime vérifica
tion. D’où le prélèvement sur sa
voiture puis sur un mouchoir...
Joseph DeAngelo est finale
ment arrêté devant chez lui, le
24 avril 2018. Il s’agit d’un vétéran
du Vietnam, ancien policier, en
poste à Exeter, près de Visalia,
pendant la période d’activité du
cambrioleur « Visalia Ransac
ker », puis à Auburn, à 30 km au
nord de Sacramento, au moment
où l’« EAR » sévit – il connaît bien
le secteur, il y a grandi.
« La généalogie ouvre des pos
sibilités d’enquête, explique
Mme Dickover. C’est une méthode
lente, et cela ne veut pas dire qu’on
va arrêter d’utiliser les fichiers tra
ditionnels. Mais cela rend la décou
verte des coupables beaucoup plus
probable. » L’affaire n’a pas freiné
l’essor des sites Web de généalo
gie : en février, la MIT Technology
Review estimait à 26 millions le
nombre de personnes qui avaient
donné leur ADN. A travers les
EtatsUnis, les services d’enquête
se sont engouffrés dans la brèche :
depuis avril 2018, la méthode a été
utilisée des dizaines de fois.
laurent borredon
Prochain épisode Sur les traces
de l’inconnu numéro un
Le « tueur du Golden State »
ADN, L A REINE DES PREUVES 2 | 6 Comment retrouver un mystérieux tueur dont l’ADN figure
sur diverses scènes de crime à plusieurs années d’écart? Les enquêteurs
de Sacramento, en Californie, ont mis le temps, mais ont fini par y parvenir, en 2018
EN 2008, L’ÉTAT DEVIENT
LE PREMIER À AUTORISER,
EN ULTIME RECOURS,
L’UTILISATION
DE LA TECHNOLOGIE
DE L’ADN FAMILIAL
L’ÉTÉ DES SÉRIES